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*& The John Carter Brown Library
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PHILOSOPHIQUE
E T
P 0 LIT IQU E ,
étabUjJemens & du commerce
des Européens dans les deux Indes .
TOME PREMIER.
M- DCC LXX.
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JL ouvrage fuon donne au public a été
imprimé loin des yeux de l'Auteur & fur un
manuferit ajjez peu corretl ; auffi s'y eft-il glijfé
un ajjez grand nombre de fautes , dont plufieurs
forment des contre fens vifibles. On trouvera à
la fin de chaque volume un errata auquel on prie
le lecleur d'avoir recours , lorfquil fe trouvera
embarrajfé
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errata
DU PREMIER VOLUME.
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Cyriens , lifez Tyriens.
Cimbrigue , lifez Cimbrique.
préjugé , liiez préjugés.
civile , lifez civil.
les pays , liiez le pays.
qu’infpiroient , lifez qu’infpirenr.
connoilfances , lifez connoilfance.
louîrenr, lifez jouoient.
ainn deux fois répété, e.Tacez-en un.
Algraves , lifez /ilgarves.
obfervaroir , lifez obfervatoire.
Zaere, lifez Zaïre.
Samatra , lifez Sumatra,
tandis que, placez un point auparavant,
depoucaire , lifez dépolitaires.
abitradtions , lifez abftra&ion.
/ej plus honnêtes > mettez deux points avant ces
mots.
Pourichis , lifez Poulichis.
au pèlerinage, lifez en pèlerinage.
habiliter , lifez fubllituer.
rugivore , lifez frugivore.
cependant , mettez un point avant ce mot*
de bonne fois , lifez de bonne fpi,
appartenans , lifez appartenant.
Mapoules , lifez Mapoulés.
Calient , lifez Calicut.
les tributaires, lifez leurs tributaires.
epuife , lifez puifé.
nen produilit, lifez ne produift.
Toprobane , lifez Taprobane.
f-ui achat , lifez leurs achats,
paroiüoient, lifez paroillent.
le porter , lifez la porter,
devenu , lifez devenue,
que le Cap , lifez par le Cap,
refponfables , lifez refponfable.
arntude , lifez l’attitude,
batiment , lifez bâtimens.
tombe , lifez tombé.
• e,fc^a.va5es , lifez l’efclavagç,
inftruire , lifez inftruites.
corrompu , lifez corrompue,
choies , lifez chofe.
en^P^*cher , liiez s’empêcher.
Malais , après ce mot placez un point,
lurhr , lifez fuffire.
s exalent , lifez s’exhaîanr,
brigand , liiez brigandage.
tmbarqiiéç , mçftçz, un point avant çç mot*
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pourpre, niez pompe.,
avoient fait , liiez avoit rait.
d’égard , lifez d’égards,
des bons offices , lifez de bons offices.
Ce premier deferc , lifez Ce premier des
teraffe , lifez terraffes.
dans la coiine , lifez de la corme. f
proportionnées , liiez proportionnes.
forte , lifez fort. .
les arts de l’une, lifez les arts de luxe,
fubordonnées , lifez fubordonnes.
de ces fentimens , effacez ces.
ont été, lifez l’ont été.
leurs pays , lifez leur pays.
Zanquebar , liiez Zanguebar.
Garcie de So , lifez Garcie de v.a,
Genulia , lifez Genulio.
feniîble , lifez lenubles.
Sava . lifez java. ,
Us peuples^ Placez un point apres ces mots,
<x ae Ld pdi-i.iv. ,
maifons , lifez mouçons.
Lambrock , lifez Hambroeck.
que feroit , liiez que ce feroit,
n’étoient , lifez n etoit. «
dans la fuite, avant ces mots, placez un point,
avant ces mots , depuis 1741 , mettez un point,
Nangagak . lifez Nangazaki.
Tematé lifez Ternate.
gu Us C Y avoient , lifei qu’ils y envoient.
2c“ la couleur , lifex & à la couleur,
feroit , liiez ferois.
réfolut , lifez refolii.
n*ni (Tpnt lifex croilent. * a
Pour s’approprier l’univers , otex le point qui
eft avant , & le mettez apres,
obtienne , lifez obtiennent,
à l’achat , lifez 6c a 1 achdt.
ce commerce , ihez le comme
Siancos , liiez 5 j an cos,
chaleur, lifez blancheur,
les Indiens > ajoutez du col™e™- -oint
Pour les encourager , mettez avant un point ,
&; fupprimez-le apres.
> _ Te» 7
pourconfoSon-lirexpourfaconfommarion,
puiffent , lifez pu fient.
deiîroient, lifez deiireroient,
à Java , lifez de Java.
de Tjeribon , liiez du pays de Tienhpn,
d’Oneuft, lifez Donruft.
Accapuleo , lifez Accapulco.
créature , liiez créatures.
IfYein en procurer , lifex à lui en ftç&m
Toukim , lifex Tonkin,
aura, lifez pourra,*
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chargé , lifex,, chargée.
iPq niprs lifex ccs mers. f «
de ces opérations , lifex de Tes operations,
le commerce , lifex ce commerce,
quelque foit , lifex quelle que foit.
commencés j lifex commence.
fmTrapide fortune , lifex une fortune rapide,
i un peut fort, placez un point avant ces mot*
r .. ^ ii r*% ** rp»f 11 in ipnf.
n’y auroient , liicx n auro eue.
2 , de la bienfeance, lifex de bienfeance.
2 de la fantaifie , lifex de fantailie.
^ enhardie par tous, lifex enhardit pat-toüN
il quelqu’en foit, lifex quelle qu en foit.
24 \ Piétés , lifex Piétés. .
27 , de brigands , lifex des brigands.
27 , continue , lifex continua.
24, des négocions, lifex de ncgocian*.
2? pou y ■ lifex pour y. .
S7 ; tout cela manquait , avant ces mots placex 1
le fit fervîr , lifex le fit clioifir.
de fan , lifex de tan.
n : &£«« chofes! fifex 5c mille autres chofes.
21, vendus, lifex vendues.
de Kan-dahar , lifex du kan-dahar.
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21 , UC tu.*. - - 3 ,
2? , ravagés, lifex ravagées.
il, de les tendre, lifex de les reprendre.
1, , lors même qu’Ahy, lifex lors meme qu on y.
4, quelques efpéranccs, lifex quelque efperance.
îi , que la cour , lifex que de la cour.
2 6 , fon état , lifex fon éclat.
4 , arrive , lifex arrivent. .
29 , avoit d’enfouis , lifex avoir enfouis.
34 , Kngpauhfen , lifex Knypauhfen,
à fe pratiquer , lifex a pratiquer. .
cette ifle , avant ces mots placex un point,
lieux ", lifex lieues,
forcées , lifex forces. ^ t
les régions, lifex ces régions,
fai (i j lilex fai ht.
19, paroifloient , lifex paroiüent.
9, lieux, lifex lieues.
de la Haye , lifex de la Haya.
quantités , lifex quantité,
les droits , lifex le droit,
s’inftruifoient , lifex s mitruifoit.
iufqu’alors négligé^ fez ufqu’alors trop négligé.
28 , s’y difperfe , lifex fe difperfe.
31 , fi on s’en rapportent , fuppnmex le point qui
eil avant. ,
2 ? elles dijent , placex un point ayant çes deux mots,
M ' de droit , lifex de droits.
3 , Sixpayes # iifs* Çipaye§„
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ligflc 3° j C arc U ma , lifez Curcuma,
23 j ne nuife * ajourez pas.
^ -> ces sroiUs toiles , lifez lcs grolfes toifc*
27 * due nue mur _ t 6 U1lcs tOlififv
27,
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quelque jour, li^x quelque Œ
commandement, lifez commandant.
Kajopour, lifez Rajapour.
ne troublaient J ajoutez pas.
de Gou, Ii fez de Goa.
Malois, liiez Malais.
- ces fruits J lifez les fruits.
22 j des ouvrages , lifez des ouragans.
6 . pourroit , lifez pouvoir.
ou ne peut , Üfex 0n n’en peut,
caufe , lifez couvre,
Delan lifez Decan.
ces aftaires , lifez les affaires»
oc eit entouree , effacez ôc.
Daugeugzeb, lifez Daurengzeb»
Deçà j lifez Daca.
de Rajeputes , lifez des Rajeputes,
d Arrakau , lifez d’Arrakan.
ces differentes , lifez les différentes,
Chatignan „ lifez Chatigan.
- jfs extorlîons , lifez fes extorlîons.
13 , Falta , lifez Fuira.
~ZerhQ ^ei|ye> lifez remonter ce fleuve,
5 , Moufcoudabat , lifez Moxoudabat.
1 y dans ce bizarre , lifez de ce bizarre,
25, les efperances , lifez fes efpérances.
14 , d’Atholen poTelîïon, lifezd’AtholenpofTeinor*
23 , changes , liiez chargés. '
8 , 8a faveur , lifez La faveur,
6 , publiés, lifez publics.
16 , dépouillés, lifez dépouillé.
29, peu-être ., peut-être.
33 , dépouillé A lifez dépouillée.
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qui habitent , lifez qui habitoient.
ils formèrent , lifez ils formoient.
fes bâtimens , lifez les bâtimens.
n’aura pas eu , lifez n’auroit pas eu.
mon.*
tagnes.
- —r 1 - 7 - T.*'* ** *
s’envolât , lifez s’enrôlât,
retirés , lifez retirées.
tez une virgule.
ramène, lifez ramené*
tf* 3?i[ 4» ^r!*
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HISTOIRE
PHILOSOPHIQUE
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POLIT IQUEj
Ses étabUJfemens ô du commerce des
Européens dans Les deux Indes .
LIVRE PREMIER.
L ny a point eu d evenement aufii
r j . , ; n- £ t, r t
> ,:: ;J intereliant pour i eipece humaine eu
[p I C J J général & pour les peuples de F Europe
f *;£*$*:* ^! en particulier , que la découverte du
nouveau monde & le paffage aux Indes
par le Cap de Bonne-Efpérance» Alors a commencé
une révolution dans le commerce 5 dans la puif-
fance desnatioiis, dans les mœurs , finduftrie 3c
le gouvernement de tous les peuples. C’eft à ce
moment que les hommes des contrées les plus
éloignées fe font devenus néceffaires : les produc¬
tions des climats placés fous l’équateur fe confoir-
ment dans les climats voifins du pôle ; finduftiie
Tome L A
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: r.' - C ■
■ i&§L > ifkqmksm h % .
2 Hiftoïre
du nord eft cranfporté au fud ; les etc fies de
l’orient habillent l’occident , 5c par-tout les hom¬
mes fe font communiqués leurs opinions , leurs
îoix , leurs ufages, leurs remecles, leurs maladies,
leurs vertus 5c leurs vices.
Tout eft changé 5c doit changer encore. Mais
les révolutions pailées 5c celles qui doivent fuivre,
ont-elles été, peuvent-elles être utiles à la nature
humaine? L’homme leur devra t-il un jour plus
de tranquillité, de vertus 5c de plaifirs ? Peuvent-
elles rendre fon état meilleur, ou ne feront - elles
que le changer ?
L’Europe a fondé par-tour des Colonies ; mais
ccnnoît-eilç les principes fur lefquels on doit les
fonder? Elle a un commerce d échangé, d’éco¬
nomie , d’induftrie. Ce commerce palTe d’un
peuple à l’autre. Ne peut- on découvrir par quels
moyens 5c dans quelles circonftances ? Depuis
qu’on connoît l’Amérique 5c la route du Cap ,
des nations qui n’étaient rien font devenues puif-
fantes *, d’autres qui faifoient trembler l’Europe
fe font affoiblies. Comment ces découvertes ont-
elles influé fur l’etat de ces peuples ? Pourquoi enfin
les nations les plus floriflantes 5c les plus riches
ne font-elles pas toujours celles a qui la nature a le
plus donné? Il faut pour s’éclaircir fur ces queftions
.importantes jetter un coup d cei! fur 1 état ou croit
l’Europe avant les découvertes dont nous avons
parlé ; fuivre en détail les événemens dont elles
ont été la caufe 5c finir par confidérer l’état de
l’Europe telle quelle eft aujourd’hui.
Le3 peuples qui ont poli les autres ont été
commerçans. Il n’y a que deux jours que l’Europe
cto.it fini va ne ; à bien des égards elle eft encore
barbare , 5c fans l’immenfe communication que
les hommes ont les uns avec les autres , elle le
philofophiqüe & politique. 3
feroit peut-être toujours. Ceft le commerce des
Egyptiens 8c des Tyrîens qui a civilifé les Grecs 5
& ceux-ci en ajoutant à toutes les connoiffances ,
à tous les arts qu’ils avoient reçus, éleverent la
raifon humaine a un point de perfeéHûn dont
la mine du commerce & les révolutions des empi¬
res font fait depuis defeendre. Leurs admirables
inftitutions étoient fupérieures d ce que nous con-
noiilons de mieux aujourd’hui. Aucune nation ,
fi l’on en excepte peut-être les Chinois , n’avoit
fait autant de progrès que les Grecs dans cette
partie de la philofophie qui dirige le gouvernement
8c les mœurs. Leur tactique eft encore préférée
d celle des Romains même. L’efprit dans lequel
ils ont fondé leurs Colonies fait honneur d leur
raifon 8c d leur humanité. Ils ont porté tous les
beaux arts i un degré de perfection au-deld duquel
aucun peuple ne les a portés. Ils ont eu des idées
j liftes du beau dans tous les genres. On voit par
quelques ouvrages de Xénophon 8c d’autres écri¬
vains qu’ils avoient mieux les principes du com¬
merce que la plupart des nations de l’Europe ne
les ont aujourd’hui.
Si l’on fait attention que l’Europe jouit de toutes
les connoiffances des Grecs , que fon commerce
eft infiniment plus étendu , que notre imagination
fe porte fur des objets plus grands & plus variés
depuis les progrès de la navigation 5 on fera étonné
que nous n’ayons pas fur eux la fupériorité la plus
décidée. Mais il faut obferver que lorfque ce peu¬
ple connut les arts 8c le commerce , il forroit
pour ainfi dire des mains de la nature 3 8c étoit
fufceptible de toutes fortes d’impreftions 3 au lieu
que les nations de l’Europe avoient le malheur
de connoître des loix , des gouverne mens , ne
religion exclufiye 8c impérieufe. Dans la Crece
A i
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Z*9 9
4 Hijtoife
le commerce trouva des hommes > en Europ
il trouva des efclaves. A mefure que le commerce
Se les arts nous ont ouvert les yeux fur les abfur*
dités de nos inftitutions, nous nous fommes occu¬
pés à les corriger , mais fans ofer jamais r en ver fer
entièrement l’édifice. Nous avons remedie a des
abus par des abus nouveaux > 3c à force d etayer ,
de réformer, de pallier , nous avons mis dans nos
mœurs plus de contradiftions & d’abfurdités qu’il
n’y en a chez les peuples les plus barbares. Voila
pourquoi fi les arts pénètrent un jour chez les
Tartares & les Iroquois , ils y feront des progrès
infiniment plus rapides qu’ils n’en peuvent jamais
faire dans la Ruffie èc dans la Pologne.
Les Romains inftitués pour conquérir n ont pas
avancé comme les Grecs , la raifon &c 1 indufirie*
Ils ont donné au monde un grand fpeftacle y
mais ils n’ont rien ajouté aux connoiüances &C
aux arts des Grecs. C’eft en attachant les nations
au même joug & non en les unifiant par le
commerce qu’ils ont augmenté la communication
des hommes. Ils ravagèrent le monde lorfqu ils
l’eurent fournis , le repos qu ils lui donneient
fut une létargie. Leur defpôtifme , leur gouver¬
nement militaire opprimèrent les peuples , étei¬
gnirent le geme de dégradèrent 1 efpece humaine*
La barbarie s etendit aux Conquerans eux-me—
mes , après deux loix abfurdes de Confiantin 9
qu’il eft bien étonnant que Montefquieu n’ait
pas ofé placer parmi les caufes de la decadence
de l’Empire. La première donnoitla liberté à tous
les efclaves qui fe feroient Ciitetiens. Les grands
privés par cet arrangement de tontes leurs richefies5
réduits à l’indigence , & pour ainfi dire , a l’au-
rmône de ces profélites , n’eurent plus aucun intérêt
1 foute nir l’état dont iis étoient l’appui. Un antre
pJiilofophique & poltique. %
édit défendit le paganifme dans toute l’étendue
de l'Empire , St ces vaftes contrées fe trouvè¬
rent couvertes d’hommes qui n'étoient plus lies
entr'eux , ni à letat par les nœuds facrés de la
religion St du ferment. Sans prêtres, fans temples,
fans morale publique, quel zele pouvoient - ils
avoir pour repoufler des ennemis qui venoient
attaquer une domination â laquelle ils ne tenoient
plus ?
Audi les habitans du Nord qui fondirent fur
l'Empire trouvèrent -ils les dilpofitions les plus
favorables a leur invadon. Predés en Pologne Sc
en Allemagne par des nations lorries delà grands
Tarrarie , ils venoient occuper un moment des
Provinces déjà ruinées , pour en être chaffés par
des vainqueurs plus féroces qui les fuivoient.
Par-tout les polie fiions étoient incertaines , les
mœurs St les loix fauvages. Comment dans cet
état de l'Europe pouvoit-on conferver quelque
induftrie , St s’occuper des arts ? Les Gots en Ei pa¬
gne, St les Lombards en Italie , furent un peu plus
éclairés, lorfque arrêtés & gardés par les mers Sc.
parles montagnes , ils fe furent affermis dans leurs
conquêtes ; mais leur commerce étoit bien peu de
chofe , St ils étoient loin de cultiver les lettres.
Au leptieme decie , l’Europe étoit pauvre Sc
fans lumières. Ce qu’on dit des richeffes du Roi
Dagobert St de la magnificence de S. Eloi eft
fabuleux, comme tout ce qu'on lit de merveilleux,
dans l’hiftoire de leurs tems. On s’habilloit de
peaux St d’une laine grofliere. On ignoroit les
commodités de la vie. On conftruifoic , il eft
vrai, des édifices qui avaient de la hardieffe Sc
de la folidité , mais qui ne prouvaient pas plus
qu’il y eut alors des richeffes, que du goût. 11 ne
faut ni beaucoup d’argent ni beaucoup de connoii»
G Hijtoire
fance des arts pour élever des maftes de pierre avec
les bras de fes efclaves. Ce qui démontre fans
réplique la pauvreté des peuples , c’eft que les
impôts fe levoient en nature * 3c même les con¬
tributions que le clergé fubalterne payoit à fes
fupérieurs , confiftoient en denrées comeftibles.
Aucune ville de l’Europe ne faifoit alors ce com¬
merce , qui confifte à tranfporter les produirions
d’un peuple chez un autre j 3c quand ce genre de
commerce eft ignoré , on n’en connoît guere les
autres efpeces.
La fuperftition dominante épaififtoit les ténè¬
bres. Avec des fophifmes 3c de la fubtilité, elle
fondoit cette faillie fcience qu’on appelle théolo¬
gie , 3c dont elle occupoit les hommes aux dépens
des vraies connoilfances.
Dès le huitième fiecle 3c au commencement
du neuvième , Rome qui n’étoit plus la ville des
maîtres du monde , prétendit comme autrefois
ôter , donner des couronnes. Sans citoyens , fans
foldats , avec des opinions , avec des dogmes , on
la vit afpirer à la monarchie univerfeîle. Elle arma
les princes les uns contre les autres , les peuples
contre les rois , les rois contre les peuples. On
ne connoifïoit d’autre mérite que de marcher à
la guerre , ni d’autre vertu que d’obéir à l’Eglife.
La dignité des fouverains étoit avilie par les pré¬
tentions de Rome , qui apprenoit à méprifer les
princes, fans infpirer l’amour de la liberté. Quel¬
ques romans abfurdes 3c quelques fables mélan¬
coliques nées de l’oifîveté des cloîtres, étoient
alors la feule littérature. Elle contribuoient à
entretenir cette triftefle 3c cet amour du mer¬
veilleux , qui fervent fi bien la fuperftition.
Deux nations changèrent encore la face de la
terre. Un peuple forti de la Scandivanie 3c de
philo fophique- & politique. 7
h Cherfonefe Ci rubrique fe répandit au nord de
l’Europe que les Arabes preftoient du côté du
midi. Les uns étoient difciples d’Odin , Sc les
autres de Mahomet , deux hommes qui a voient
répandu le fanatifme des conquêtes avec celui de
la religion. Charlemagne fut vaincre les uns Sc
réfifter aux autres. Ces hommes du Nord , appelles
Saxons ou Normands , étoient un peuple pauvre ,
mal armé , fins difeipline 5 de mœurs atroces ,
pouflé aux combats & a la mort par la mifere Sc
la fuperftition. Charlemagne voulut leur faire
-quitter cette religion qui les rendoir fi terribles
pour une religion qui les difpoferoit à obéir. Il
lui fallut verfer des torrens de fang , Sc il planta
la croix fur des monceaux de morts : il fut moins
heureux contre les Arabes conquérans de l’Afie ,
de l’Afrique Sc de l’Efpagne. Il ne put s’établir
au-delà des Pirenées.
Le befoin de repoufer les Arabes , de fur-tout
les Normands , fit renaître la manne de l’Europe.
Charlemagne en France. Alfred le Grand en Angle-
O # i-s
terre : quelques villes d’Italie eurent des vaifieaux ,
de ce commencement de navigation reftufeita en
peu le commerce maritime. Charlemagne établit
de grandes foires , dont la principale étoit à Aix-
la-chapelle. C’eft la maniéré de faire le commerce
chez les peuples ou il eft encore au berceau.
Cependant les Arabes fondaient le plus grand
commerce qu’on eut vu depuis Athènes de Cartha¬
ge. Il eft vrai qu’ils le dévoient moins aux lumiè¬
res d’une raifon cultivée de aux progrès d’une
bonne adminiftration , qu’à l’étendue de leur puif-
fance & à la nature des pays qu’ils poffédoient.
Maîtres de PEfpagne , de l’Afrique , de i’Afie-
mineure , de la Perfe St d’une partie de l’Inde ,
ils commencèrent par échanger entreux d’une con-
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rrée a l’autre les denrées des différentes parties de
leur vafte empire. Ils s’étendirent par degrés juf-
qu’aux Moluques & à la Chine , tantôt en négo-
cians , tantôt en mi lîîcmnaires , fouvent en con-
quérans.
Bientôt les Vénitiens, les Génois & les Arabes
de Barcelone allèrent prendre dans Alexandrie les
marchandées de l’Afrique & de l’Inde , & les
verferent en Europe. Les Arabes , enrichis par le
commerce & raffaftés de conquêtes , rfétoient
plus le même peuple qui avoit brûlé la biblio¬
thèque des Ptolomées. Ils culti voient les arts 8c.
les lettres , & ils ont été la feule nation conqué¬
rante qui ait avancé la raifon 8c l’induffrie des
hommes. On leur doit Palgebre , la chimie , de
nouvelles lumières en aftronomie, des machines
nouvelles, des remedes inconnus à l’antiquité.
La poclie eft le féal des beaux-arts qu’ils aient
cultivé avec fuccès.
Dans le même tems , les fu jets de l’empire Grec
avoient imité les manufaétures de foie de l’Afiej
8c ils s etoient ouverts par Gaffa 8c par la mer
Cafpienne le commerce de l’Inde.
Les Génois commençoient a le partager avec
eux , 8c même le commerce des Grecs tomboit
avec leur empire, qui n’oppofoit au fanatifme
des Arabes que la plus lâche bigoterie. Les moines
y régnoient , 8c l’empereur demandoit pardon
â Dieu du tems qu’il donnoit aux foins de l’empire.
Il n’y avoit plus ni bons peintres , ni bon fculp-
teurs ; 8c Ton y difputoit fans celle pour fa voir
s’il Falloir honorer les images. Situés au milieu
des mers* poffeffeiirs d’un grand nombre d’iffes *
les Grecs n’a voient pas de marine. Ils fe défen¬
dirent contre celle d’Egypte 8c des Sarrafins par
le fe u Grégeois , arme vaine 8c précaire d’imper
•l'H
philofophique & politique. 9
pie fans vertu. Conftantinople ne pouvoir protégeï
au loin fon commerce maritime j il fut abandonné
aux Génois, qui s’emparèrent de Caffa, dont ils
firent une ville floriffante.
La nobleffe de l’Europe prit dans les folles
expéditions des Croifades quelque chofe des moeurs
des Grecs & des Arabes. Elle connut leurs arts
èc leur luxe; il lui devint difficile de s’en patfèr.
Les Vénitiens eurent un plus grand débit , des
marchandises qu’ils tiroient de l’Orient. Les Ara¬
bes eux-mêmes en portèrent en France , en Angle¬
terre , 8c jufqu’en Allemagne.
Ces nations étoient alors fans vaifleaux & fans
manufactures : on y gênoit le commerce , 8c
on y méprifoitle commerçant. Cette clafle d’hom¬
mes utiles n’avoit jamais été honorée chez les
Romains. Ils avoient traité les négocians à peu
près avec le même mépris qu’ils avoient pour
les hiftrions , les courtifanes , les bâtards , les
efclaves 8c les gladiateurs. Le fyftême politique
établi dans toute l’Europe par la force 8c l’igno¬
rance des nations du nord, devoit néceffairement
perpétuer ce préjugé d’un orgueil barbare. Nos
peres infenfés prirent pour bafe de leurs gouvet-
nemens un principe deftruéteur de toute fociété*
le mépris pour les travaux utiles. Il n’y avoit de
confidéré que les poflfeurs des fiefs 8c ceux qui
s’étoient diftingnés dans les combats. Les nobles
étoient , comme on fait , de petirs fouverains
qui abufoient de leur autorité , 8c réfiftoient â
celle du prince. Les barons avoient du fafte 8c de
l’avarice , des fantaifies , 8c fort peu d’argent.
Tantôt ils appelloient les marchands dans leurs
petit états, &c tantôt ils les rançonnoient. C’eft
dans ces tems barbares que fe lont établis les
droits de péage, d’entrée * de fortie 3 de paflage»
1 © Hiftoirc
de logemens , d’aubaines, d'autres oppreffîons fans
fin. Tous les ponts , tous les chemins s'ouvroient
ou fe fermoient fous le bon plaifir du prince ou
de fes vafiaux. On ignoroit fi parfaitement les
plus fimples éiémens du commerce , qu'on avoit
lufage de fixer le prix des denrées. Les négocians
ctoient fouvent volés , de toujours mal payés par
les chevaliers de par les barons. On faifoit le
commerce par caravanes , on alloit en troupes
armées jufqu aux lieux où on avoit fixé les foires.
La, les marchands ne rjégligeoient aucun moyen
de fe concilier le peuple. Ils étoient ordinaire¬
ment accompagnés de bateleurs, de muficiens
êc de farceurs. Comme il n'y avoit alors aucune
grande ville , de qu'on ne connoifioit ni les fpec-
tacles, ni les alïemblées , ni les plaifirs féden-
taires de la fociété privée , le tems des foires était
celui des amufemens, de ces amufemens dégé-
neroient en difiolurions, qui autorifoient les décla¬
mations <& les violences du Clergé. Les com-
merçans furent fouvent excommuniés. Le peuple
avoit en horreur des étrangers qui apportoient des
fuperfluités à fes tyrans, de qui s'affocioient à
des hommes dont les mœurs blefioient fes pré¬
jugés de fon auftérite grofliere.
Les Juifs qui ne tardèrent pas à s’emparer des
détails du commerce , ne lui donnèrent pas de
la confidération. Ils furent alors dans toute l'Eu¬
rope ce qu'ils font encore aujourd’hui dans la
Pologne de dans la Turquie. Ils fe rendirent né-
ceiTaires aux marchands étrangers de aux nations
Européennes. Ils s'enrichirent aux dépens des
Chrétiens fuperftitieux , qui s'en vengerent par
de cruelles perfécutions. Le Clergé déclara l’in¬
térêt de l’argent ufuraire. Cette décifion rhéolo¬
gique fur un objet civil & politique frappa fur
philofopïiique & politique. ïï
l'état , en portant coup au commerce. Les Juifs
pillés , perfécutés , profcrits , inventèrent les let¬
tres d® change , qui mirent en sûreté les débris
de leur fortune. Le Clergé déclara le change
ufuraire , mais il étoit trop utile pour être aboli.
Un de f es effets , fut de rendre les négocians plus
indépendant des princes, qui les traitèrent mieux,
dans la crainte qu’ils ne tranfportaffent leurs richef-
fes dans des pays étrangers.
La vanité donna quelque induftrie aux François
dans le quatorzième fïecle. L’ufage de porter leurs
armoiries fur leurs habits fit faire quelques pro¬
grès à leurs manufactures , parce que des draps
chargés d'armoiries étoient un luxe qu’on ne pou¬
voir tirer de l’étranger.
On fabriquoit d’allez beaux draps en Flandre.
On y fabriquoit aufti des tapifteries dont il refte
encore. Elles prouvent combien le defiein & la
perfpeétive étoient alors ignorés. Cependant cette
induftrie groftiere attiroit les marchands de l’Euro¬
pe , 8c la Flandre devenoit l’entrepôt du com¬
merce qui fe faifoit entre Venife &c les villes
de la grande Hanfe.
Plufieurs villes s’étoient affociées fur la mer
Baltique &: dans l’Allemagne. Elles avoient obte¬
nu ou acheté le privilège de fe gouverner par
leurs loix. Elles firent feules le commerce du
Nord, &; devinrent puiflantes. D’autres villes dans
le refte de l’Europe , fans devenir comme les An-
féatiques des républiques indépendantes , obtinrent
des privilèges. Il n’y avoit auparavant de citoyens
que la nobleffe & les eccléfiaftiques. Le refte étoit
efclave. Mfcis on vit d’abord fe former des corps
de marchands , des corps de métiers } & ces aifo-
dations acquirent du crédit , en acquérant des
richelles. Les fouverains eurent befoin d’elles &
** # Htjtoîre
les affranchirent. Ils les oppofererit aux barons.'
On vir diminuer peu-a-peu l’anarchie & la tyran¬
nie féodales. Les bourgeois devinrent des citoyens*
Sc le tiers état fut admis aux affemblées des peuples*
Le Préfident de Montefquieu fait honneur à la
religion Chrétienne de 1 abolition de l’efclavage.
Nous oferons n’être pas de fon avis. C’eft quand
il y eu de Pinduftrie Sc des richeffes dans le
peuple, que les princes le comptèrent pour quel¬
que chofe. C’eft quand les richefles du peuple
purent être utiles aux rois contre les barons *
que les loix rendirent meilleure la condition du
peuple. Ce fut une faine politique que le com¬
merce amene toujours, Sc non Pefprit de la reli¬
gion Chrétienne, qui engagea les rois à déclarer
libres les efclaves de leurs vaffaux , parce que ces
efclaves, en ceilant de l’être, devenoient desfujets-
Iieft vrai que le Pape Alexandre III déclara que
des Chrétiens dévoient être exempts de fervi-
tude ; mais il ne fit cette déclaration que pour
plaire aux rois de France Sc d’Angleterre, qui
voulaient ahaifler leurs vaffaux. La religion Chré¬
tienne défend fi peu la fervitude, que dans FAI-
lemagne Catholique, en Boheme, en Pologne*
pays très-catholique , le peuple eft encore efclave *
fans que l’églife le trouve mauvais.
Quelques citoyens , comme Jacques Cœur *
étoient plus propres à faire refpe&er le tiers* état*
que toutes les déclarations des Papes. Jacques
Cœur eût établi dans te quinzième fiecle un com¬
merce riche Sc folide dans le royaume de France»
s’il eut été foutenu par le gouvernement contre
l’envie des courtifans Sc la fotife de fes concitoyens^
Il avoit un grand nombre de vaifieaux. Plus de
trois cens facteurs conduifoient fon commerce en
Turquie, en Perfe, en Afrique, en Italie Sc dans.
philofophique & politique . t 3
îe Nord. Il croit le particulier le plus riche de
runivers , ôc le plus utile à fa patrie , qui nau-
roit pas chaflfé les Anglois fans les fecours qu’il
prodiguoit à Charles VIL On fuppofa des crimes
à ce grand homme. Aucun ne fut prouvé. On ofa
le dépouiller de fes biens ôc l’exiler, pour avoir
fait préfent d’un hamois au Sultant de Babylone,
de pour avoir rendu aux Sarrafins un fcélérat
qu’ils avoient répété. Ses facteurs lui firent d«
nouveaux fonds avec lefquels il fe retira dans
î’ifle de Chypre, où il acquit de nouvelles richef-
fes. Sa retraite dans cette ifle que poflcdoient
alors les Vénitiens, fut utile à cette république
que Ion commerce avoir alarmée.
Les beaux jours de l’Italie étoient à leur aurore,'
On voyoit dans Pife, Gêne, Florence , des répu¬
bliques inftituées par des loix fages. Les Factions
des Gelphes ôc des Gibelins qui défoloient ces
délicieufes contrées depuis tant de fiecles , s’y
étoient enfin calmées. Le commerce y fleurifloit,
ôc devoir bientôt y amener les lettres. Venife
étoit au comble de fa gloire. Sa marine , en
effaçant celles de fes voifins , reprimoit celle des
Mammelus ôc des Turcs. Son commerce étoit
fupériear à celui de l’Europe entière. Elle avoir
une population nombreufe ôc des tréfors immen-
fes. Ses finances étoient bien adminiftrées , ôc le
peuple content. La république empruntoit des riches
particuliers, mais par politique , ôc non par befoin
d’argent. Les Vénitiens ont été les premiers qui
aient imaginé d’attacher les fujets riches au ctou-
vernement , en les engageant à placer une partie
de leurs fortunes dans le fond de l’état. Venife
avoir des manufactures de foie, d’or ôc d’argent.
Les etrangers achetoient chez elle clés vaiffeaux t
fon orfèvrerie étoit la meilleure ôc prefque la feule
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de ce rems-là. O11 reprochoit aux habirans de
fe fervir d’uûenfiies , & de vailfelie d’or & d ar-
gent. Ils avoient cependant des loix fomptuaires;
mais ces loix permettoient une forte de luxe qui
confervoit des fonds dans l’état. Le noble étoit
à la fois économe & fomptueux. L’opulence de
Venife avoir redufeité l’architedure d’ Athènes.
Enfin , il y avoit de la grandeur &déja du goût
dans le luxe. Le peuple étoit ignorant , mais la
îiobieffe étoit éclairée. Le gouvernement réfiftoit
avec une fermeté fage aux entreprifes des pon¬
tifes. Siamo Veniziani poi Chriftiarii , difoit un
de leurs fénateurs. C’étoit l’efprit du fénat entier.
Dès ce tems , il aviliffoit les prêtres , qu’il vau-
droit mieux rendre utiles aux mœurs. Elles étoient
plus fortes &c plus pures chez les Vénitiens que
chez les autres peuples d’Italie. Leurs troupes
étoient fort différentes de ces mi{érab\esCorïdottieriv
dont les noms étoient fï terribles , ëc dont les armes
Tétoi ent fi peu. Il regnoit de la politefle à V enife ,
ëc la fociété s’y trouvoit moins gênée par les in-
quifiteurs d’état, qu’elle ne l’a éré depuis que la
république s’eft méfiée de lapuillance defes voifins
ëc de fa foibleffe.
Il y avoit loin au quinzième fiecle du refte de
FEurope à l’Italie. En France , Louis XI venoit
d’abaiffer les grands vaffaux , de relever la nu-
giftrature, ëc de foumettre la noble ffe aux loix.
Le peuple François , moins dépendant de fes
feigneurs , devoit dans peu devenir plus induf-
trieux, plus adtiff &: plus eftimable ; mais l’induftrie
ëc le commerce ne pouvoient fleurir fubitement
dans le pays qui venoit de perfécuter Jacques
Cœur. Les progrès de la raifon dévoient être lents
au milieu des troubles que les grands excitoient
encore 3 & fous le régné d’un prince livré à la
pîiitofophique & politique. 15
plus vile fuperftition. Les barons n’avoient qu’un
farte barbare. Leurs revenus furtifoientâ peine pour
entretenir à leur fuite une foule de gentilshom¬
mes défœuvrés , qui les défendoit contre le fou-
verain & les loix. La dépenfe de leur table croit
exceffive , 3c ce luxe fauvage dont il refte encore
trop de vertiges , n’encourageoit aucun des arts
utiles. O11 eut alors cependant quelque idée de
navigation. Doriole fit faire attention aux profits
que les Vénitiens 3c les villes Anféatiques reti-
roient des vins , des huiles 3c des grains de France
qu’ils venoient charger fur leurs vairteaux, 3c qu’ils
tranfportoient dans toute l’Europe. Il n’y avoir ni
dans les mœurs , ni dans le langage , cette forte
de décence qui diftingue les premières dalles
des citoyens , 3c qui apprend aux autres à les ref-
pedler. Malgré la courtoifie preferite aux cheva¬
liers, il régnoit parmi les grands de la groffiereté
3c delà rndefle. La nation avoir alors ce caraétere
d’inconféquence qu’elle a eu depuis , 3c qu’aura
toujours une nation où les mœurs 3c les maniérés
ne feront pas d’accord avec les loix. Les con-
feils du prince y donnoient des édits fans nombre,
& fou vent contradiétoires ; mais le prince difpen-
foitaifement d’obéir. Ce cara&ere de facilité dan*
les fouverains a été fou vent le remede à la légéreté
avec laquelle les miniftres de France ont donné 3c
multiplié les loix.
L’Angleterre , moins riche 3c moins induftrieufe
que la France, avoir des barons infolens , des
évêques defpotes, & un peuple qui fe lartoit de
leur joug. La nation avoit déjà cet efprit d’in¬
quiétude qui devoit tôt ou tard la conduite à la
liberté. Elle devoit ce caractère à la tyrannie abfur~
de de Guillaume le Conquérant , 3c au génie atroce
de plufieurs de fe s fuccefleurs. L abus excertif de
16 Miftoire
l’autorité avoît donné aux Anglois une extrême
défiance de leurs fouverains. On ne prononçoir
chez eux le nom de roi qu’avec crainte 3c ces
fentimens tranfmis de race en race ont fervi a
leur faire établir depuis le gouvernement fous lequel
ils ont le bonheur de vivre. Les longues guerres
entre les maifons de Lancaftre 3c d’York avoient
entretenu le courage guerrier &: l’impatience de
lafervitude^ mais elles avoient entretenu le défor-
dre 3c la pauvreté. C’étoit les Flamands qui fabri-
quoient alors les laines de l’Angleterre j fes laines,
fon plomb , fon étain étoient transportés fur les
vaiffeaux des villes Anféatiques. Elle n’avoit ni
marine, ni police intérieure, ni jurifprudence , ni
luxe , ni beaux-arts. Elie étoit de plus couverte
d’une multitude de riches couvens 3c d’hôpitaux.
Les nobles les moins riches paffoient leur vie de
couvent en couvent , 3c le peuple d hôpitaux en
hôpitaux. Ces établifiemens fuperftitieux mainte¬
naient la parefie 3c la barbarie.
L’Allemagne long-tems agitée par les querelles
des empereurs 3c des papes , 3c par des guerres
inteftines , venoit de prendre une affiette plus
tranquille. La bulle d’or avoir réglé les droits du
chef & des membres de l’empire. Sigifmond avoic
établi le cadâftre , & l’état venoit d’être divifé
en cercles fous Maximilien I. L’ordre avoit fuccédé
à l’anarchie , & les peuples de cette vafté contrée »
fans richelTes , fans commerce , mais guerriers
& cultivateurs , n’avoient rien à craindre de leurs
voifins , & ne pouvoient leur être redoutables.
Le o-ouvernement féodal y étoit moins funefte
à la° nature humaine qu’il ne l’avoit été dans
d’autres pays. En général les différens princes cle
cette vafte contrée gouvernoient aflez fagement
leurs états. Ils abufoient peu de leur autorité , &
philofophique & politique. 1 7
fi la poflellîon pailible de Ton héritage peut dédom¬
mager l’homme de la liberté , le peuple d’Alle¬
magne étoit heureux. C’étoit dans les feules villes
libres Sc alliées de la grande Hanfe qu’il y avoir
du commerce & de l’induftrie. Les mines d’Hano¬
vre Sc de Saxe n croient pas connues. L’argent
«toit rare ; le cultivateur vendoit à l’étranger
quelques chevaux. Les princes ne vendoient pas
encore des hommes. La table Sc de nombreux
équipages étoient le feul luxe. Les grands Sc le
clergé s’y enivraient fans troubler lerat. On avoit
de la peine à dégoûter les gentilshommes de voler
fur les grands chemins. Les mœurs étoient féroces
Sc fufques dans les deux fiecies fuivans, les troupes
Allemandes furent plus célébrés par leurs cruautés s
que par leur difcipiine & leur courage.
Le Nord étoit encore moins avancé que l’Al¬
lemagne. Il etoit opprimé par les nobles & par les
prêtres. Aucun des peuples qui l’habitoient n’a-
voient confetvé cet enthoufiafme de gloire que
leur avoit autrefois infpiré la religion dVOdin, &
ils n’avoient encore reçu aucune des loix fages que
de meilleurs gouvernemens ont données depuis à
quelques-uns d’entr’eux. Leur puiiTance n’étoit
rien j Sc une feule ville de la grande Hanfe faifoit
trembler les trois couronnes du Nord. Elles rede¬
vinrent des nations après la réforme delà religion ,
Sc fous les loix de Frédéric Sc dé Guftave Vaza.
Le fiecle des révolutions avançoit à grand pas.
La nature humaine alloit connoître de nouvelles
lumières Sc la liberté j mais il devoir en coûter
des guerres Sc des crimes.
Les Turcs n’avoient ni la fcience du gouverne¬
ment, ni la connoiffance des arts , ni commerce :
mais les JanifTaires étoient Sc font encore la première
milice du monde. Ces compagnons d’un defpote.
Tome 1. B
mm.
I
'fi;
(i
ï S Hijîoïre
qu’ils font refpefter& trembler, qu’ils couronnent
& qu’ils étranglent , avoient alors de grands
hommes à leur tête. Ils renverferent l’empire des
Grecs , infatués de théologie , hébétés par la fu-
perdition. Quelques habitans de ce doux climat,
qui cultivoient chez eux les lettres & les arts ,
abandonnèrent leur patrie fubjuguée , & fe réfu¬
gièrent en Italie ; ils y furent fuivis par des artifans
ëc des négocians. L’aifance , la paix , la profpé-
ritc , cet amour de toutes les gloires , ce befoin
de nouveaux plaifirs qu’infpiroient de bons gou-
vernemens , favonfoient dans le pays des anciens
Romains la renaiflance des lettres, & les Grecs
apportèrent aux Italiens plus deconnoiiïance des
bons modèles & l’amour de l’antiquité. L’Im¬
primerie étoitinventée , & fi elle avoit été long-
tems une invention inutile , tandis que les peu¬
ples étoient pauvres & fans indnftrie, depuis les
progrès du commerce & des arts , elle avoit rendu
les livres communs. Par-tout on étudioit , on
admiroit les anciens , mais ce n’étoit qu en Italie
qu’ils avoient des rivaux.
Rome qui prefque toujours a eu dans chaque
fiecle l’efprit qui lui convenoit le mieux pour le
moment , Rome fembloit ne plus chercher à per¬
pétuer l’ignorance qui l’avoit fi long-tems & fi
bien fervie. Elle protégea les belles-lettres & les
arts , qui doivent plus à l’imagination qu’au rai-
fonnement. Les prêtres les moins éclairés favent
que l’image d’un Dieu terrible, les macérations,
lès privations , l’auftérité , la trifteffe &lacrainte,
font les moyensqui établilfent leur autorité lur les
efprits , en les occupant profondément de la reli¬
gion. Mais il y a des tems où ces moyens n’ont
plus que de foibles fuccès. Les hommes enrichis
dans des fociétés tranquilles veulent jouir ; Userai-
Il t:i
philo fopluque & politique. tç
gnent l’ennui, 3c ils cherchent les plaifirs avec
paflîon. Quand les foires s établirent , ôc lorfqu’à
ces foires il y eut des jeux , des danfes , des
amufemens, le clergé qui fentit que ces difpofi-
tions à la joie rendroient les peuples moins re¬
ligieux , profcrivit ces jeux , excommunia les hiF
trions > mais lorfqu’il vit que fes cenfures n’é-
toient pas aflez refpeétées ,Hl changea de conduites
il voulut lui-même donner des fpe&acles. On vit
naître les comédies (aintes. Les moines de S»
Denis qui jouoient la mort de Sainte Catherine
balancèrent le fuccès des hiftrions. La mufique fut
introduite dans les églifes ; ôti y plaça même des
iarces. Le peuple s’amufoit à la fête des Foux *
à celle de f Afne , à celle des innocens , qui le
célébroient dans les temples , autant qu’aux farces
qui fe jouoient dans les places publiques. Sou¬
vent pour fon plaifir , on quitta les danfes des
Egyptiennes pour la procelTion de la S. Jean*
Lorfque Titane acquit de la politefle, & qu’elle
en mit dans fes plaifirs , les fpeéltcles publics
les fêtes profanes eurent encore plus de décence }
les prêtres eurent une raifon de moins de les cen-
furer,& ils les tolérerent.îls avoientété long-tems
les feuls hommes qui fufient lire , mais ce mérite
devenu plus commun ne leur donnoit plus de
confidération. Ils voulurent partager la gloire de
réufiir dans les lettres, quand ils virent que les
lettres donnoient de la gloire. Les papes , fou-
verains paifibles 3c riches dans la voluptueufe Ita¬
lie , perdirent de leur aufterité. Leur cour devine
aimable. Ils regardèrent la culture des lettres com¬
me un moyen nouveau de régner fur les efprits»
Us protégèrent les talens : ils honorèrent les
grands artiftes. Raphaël alloit être cardinal lors¬
qu'il mourut. Pétrarque eut les honneur, du
10
itoirt
triomphe. Ce bon goût , ces beaux- arts , ces plaî-
fïrs nouveaux pouvoient n’être pas conformes â
l’efprit de l’Evangile , mais ils paroiffoient l’être
aux intérêts des pontifes. Les belles-lettres déco¬
rent l’édifice de la religion. C’eft la philofophie
qui le détruit. Audi l’Eglife Romaine favorable
aux belles-lettres de aux beaux-arts fut-elle oppo-
fée aux fciences exaédes. On couronna les poètes.
On perfécuta les philofophes. Galilée eût vu de
fi prifon le TalTe monter au Capitole , fi ces deux
grands génies eufient été contemporains.
Il étoit tems que la philofophie & les lettres
arrivaient au fecours de la morale Se de la raifon.
L’Eglife Romaine avoir détruit autant qu’il effc
poflïble les principes de juftice que la nature a
mis dans tous les hommes. Ce leul dogme, qu’au
pape appartient la fouveraineté de tous les empires,
renverfoit les fonde mens de toute fociété , de toute
vertu politique. Il avoir été long-rems établi , ainfi
que l’opinion affreufe , qu’il eft permis , qu’il eft
meme ordonné de hair , de perfécuter ceux dont
les opinions fur la religion ne font pas conformes
à celles de l’Eglife Romaine. Les indulgences , ef-
peces d’expiations vendues pour tous les crimes ,
de Ci vous voulez quelque chofe de plus monf-
mieux, des expiations pâtir les crimes à venir;
la difpenfe de tenir fa parole aux ennemis du
pontife , fuflent-ils de fa religion ; cet article de
croyance où l’on en feigne* que le mérite du jufie
peut erre appliqué au méchant ; la perveriité de
ï’inquifition ; les exemples de tous les vices dans
la perfonne des pontifes de de leurs favoris , dans
les hommes faciès deftinés à fervir de modèle au
peuple: toutes ces horreurs dévoient faire de l’Eu-
cone un repaire de tigres ou de ferpens , plutôt
cui’une vafte centrée habitée ou cultivée vu des
a es*
philofophique & politique. z i
Ce zele de la religion , qui ten©ic liai de tout
mérite, &: qui tantôt s’exhaloit en pratiques minu-
tieufes , 8c tantôt en fureurs atroces , avoit cepen¬
dant peu-à-peu tiré FEfpagnedu joug des Arabes.
Ses différentes provinces venoient de fe réunir par
le mariage de Ferdinand 8c d’Ifabelle, 8c par la
conquête de Grenade. L’Efpagne étoit devenus
une puiffance qui s’égaloit à la France même. Son
fol cultivé par des Mahometans qui avoient fait
part de leur induflrie à leurs vainqueurs, étoit plus
fertile encore que celui de la France. Les belles
laines de Caftille 8c de Leon étoient travaillées à
Segovie. On en fabriquoit des draps qui fe ven-
d oient dans toute l’Europe 8c même en Afie. Les
efforts continuels que les Efpagnols avoient été
obligés de faire pour défendre leur liberté , leur
avoient donné de la vigueur & de la confiance.
Leurs fuccès leur avoient élevé Famé. Peu éclairés,
ils avoient tout Penthoufiafme de la chevalerie
8c de la religion. Bornés à leur péninfule , 8c ne
commerçant guere par eux-mêmes avec les autres
nations, ils les méprifoient , ils avoient cet orgueil
faftueux qui , chez un peuple comme dans les
particuliers , ne va pas avec des lumières. C etoic
la feule puiffance qui eut une infanterie toujours
iubfiftante ; 8c cette infanterie étoit admirable.
Comme depuis plufieurs fiecles les Efpagnols fai-»
foient la guerre j ils étoient réellement plus aguer¬
ris que les autres peuples de FEnrope.
Les Portugais avoient à peu près le même carac¬
tère ^ leur monarchie étoit mieux réglée que la
Caftille , 8c plus facile à conduire , depuis que
par la conquête des Algarves elle fut délivrée des
Maures. Ce petit état eut quelques rois, qui furent
de grands hommes. Ils établirent le bon ordre
dans le royaume , 8c fans inquiétude au-dedans ni
B5
% % Hiftoire
fur les frontières » à la tête d’un peuple aétifa
généreux, intelligent feulement, entouré de voi-
fins qui fc déchiroient encore , ils formèrent le
projet d’étendre leur navigation & leur empire.
Jean I eut plufieurs fils qui tous vouloient fe
fignaler. Çe fut d’abord par des expéditions en
barbarie. Henri le plus éclairé d’entr’eux conçut
le projet défaire des découvertes vers l’Occident.
Ce jeune prince mit à profit le peu d’aftrpnomie
que les Arabes avoient confervée. Il établit à Sa¬
bres , ville des Algarves , un obfervatoire , où il fit
elever toute la nobleffe qui compoloit fa maifon.
Il eut beaucoup de part à l’invention de l’aftrolabe ,
& fentit le premier l’ufage qu’on pouvoit faire de
la bouffole , qui étoit déjà connue en Europe »
mais dont on n’avoit pas encore appliqué l’ufage
à la navigation.
Les pilotes qui fe formèrent fous fes yeux
découvrirent Madere en 1418. Un de fes vaiffeaux
s’empara des Canaries deux ans après. Le Cap de
Sierra-Leona fut bientôt doublé , & le Zaïre con-
duifit dans l’intérieur de l’Afrique jufqu’au Con¬
go. On fit dans ces contrées des conquêtes faciles
& un commerce avantageux. Les petites nations
qui les habitoient , féparécs par des déferts im¬
praticables , ne connoifToient ni le prix de leurs
rkhefles, ni l’art de fe défendre. Ces voyages don¬
nèrent de grandes efpérances. Les revenus qu’on
■oouvoit tirer un jour des côtes de Guinée furent
affermés. Cette cupidité prématurée prouve que
les princes qui faifoient faire ces découvertes fon-
geoient plus encore à augmenter leurs finances que
le commerce de leurs fujets. r
Sous le régné de Jean II , prince éclaire , qui
le premier rendit Lisbonne un port franc , & fit
faire unf application nouvelle de l’aftronomie a
philo fophiqile & politique . 2. 3
la navigation, des Portugais qu’il avoit envoyés
doublèrent le Cap qui eft à l'extrémité de l’Afri¬
que. On l’appella alors le Cap des Tempêtes ; mais
le prince qui prévoyoit le paflage aux Indes ,
Je nomma le Cap de Bonne-efpérance.
Emanuel fuivit les projets de fes prédccefleurs:
Il fit partir en 1497 une flotte de quatre vaiffeaux,
fous les ordres de l^afco de Gania . Cet amiral ,
après avoir efluyé des tempêtes , après avoir par¬
couru la cote orientale de l’Afrique , après avoir
erré fur des mers inconnues, aborda dans l’Indof-
tàn près de onze mois, après être forti de la rade
de Lisbonne.
L’Aile , dont flndoftan forme une des plus ri-
ch es parties, eft tin vafte continent, qui félon les
observations des Ruffbs, fur lesquelles on a élevé
de
s uot
i^uQaiiàbies ,
> '
(' 1
■j ~
1
o
K,
qua-
1
rante-troifieme , & le deux cens fer t.ieme <Li re de
longitude. Entre les deux pôles , e!!e s’étend depuis
le foi xante dix-feptieme degré de latitude ft pten^
trionale, jufqu’au dixième de latitude méridiona¬
le. La partie de ce grand continentcomprifedans
3a Zone tempérée entre le trente-cinquicme & le
cinquantième degré de latitude , paroît plus élevée
que tout le refte. Elle eft foutenue tant au nord
qu’au midi par deux grandes chaînes de mon¬
tagnes qui courent prefque depuis l’extrémité
occidentale de l’Afie-mineure , & des bords de
la mer noire, jufqu’à la mer qui baigne les cotes
de la Chine & de la Tartarie à l’Orient, Ces deux
chaînes font liées entr’elles par d’autres chaînes in¬
termédiaires qui font dirigées du fud au nord. Elles
fc prolongent tant vers la mer du Nord que vers
celles des Indes Si de l’Orient par des ramifications
élévéescomme des digues entre les lits des grands
Neuves qui baignent «es vaftes régions.
B 4
1
2.4 Hijtoire
Telle eft la grande charpente qui fbutiçnt la
majeure partie de l’Afie. Dans l 'intérieur de ce
pays immenfe, la terre brûlée par l’ardeur du fo-
leil , n’eft qu’une cendre fluide qui coule au gré
des vents. On n’y trouve aucun veftige de pierre
calcaire ni de marbre. Il n’y a ni coquilles pétrifiées *
ni autres foflîles. Les mines métalliques y font à
la furface de la terre. Les obfervations du baro¬
mètre fe joignent à tous ces phénomènes * pour
démontrer la grande élévation de ce centre de
l’Alie > auquel on a donné dans les derniers tems
le nom de petite Bucharie.
C’eftde l’efpece de ceinture qui environne cette
vafte &c ingrate région que partent des fources
abondantes 8c fort multipliées qui coulent en diffé-
rens fens. Ces fleuves qui charientfans celle à tou¬
tes les extrémités de l’Afie des portions de cette
malle inépuifable de terrein , forment autant de
barrières contre les mers qui pourroient gagner les
côtes , 8c aflurent à ce continent une confiftance >
une durée que les autres ne fauroient avoir. Peut-
être eft-il defciné a les voir difparoître
fois fous les eaux, avant de fouffrir J
aucune atteinte.
Si des montagnes 8c des rivières de PAfie *
on pafle à fes mers , il s’en trouvera plufieurs. La
méditerranée 8c la mer noire qui en baignent les
parties occidentales font trop connues pour qu’il
foit nécefîaire de s’y arrêter. Il en eft de même
de la mer Cafpienne. Nous ferons feulement
obferver à l’égard de cette derniere, qu’il paroî-
troit par des obfervations faites fur le baromètre
pendant un an à Aftracan , 8c rapportées par M.
Gmelin , que fa furface eft au-deftous du niveau
de celles de l’océan 8c de la méditerranée. Des
obfervations plus nombreufes 8c continuées plus
plufieurs
ti-mêmè
pliilofopliique & politique. % j
long-tems vérifieront tôt ou tard ce fait important.
La mer glaciale qui baigne les tôtes fepten-
trionales de la Sibérie eft impraticable , félon
les relations des Rudes. Ils prétendent meme
que , quelques efforts qu’on ait faits jufqu’ici ,
on n a pu doubler la pointe qui eft entre les
rivières de Peafiga & de Lamura , à caufe de la
grande quantité des glaces qui s’y raffemblent con¬
tinuellement. Ils difent aufli que quoiqu’on foit
parvenu quelquefois à doubler le Cap Szalaginskoi ,
cependant le paflage qui le fépare de l’Amérique
eft prefque toujours fermé par des glaces , d'où
ils fcmblent vouloir conclure , qu’on ne doit pas
efpérer de trouver jamais par cette route un paf-
fage bien facile vers la mer du fud. Mais leurs
relations font accompagnées de circonftances qui
font foupçonner que quelque raifon politique les
empêche de publier tout ce qu’ils favent fur ces
mers.
La mer qui baigne les parties méridionales de
FAfie , 8c qu’on appelle la mer des Indes , eft
féparée félon M. Buache de la grande mer du
midi par une chaîne de montagnes marines qui
commence a Lifte de Madagafcar , 8c qui conti¬
nuant jufqu a celle de Sumatra ; comme le démon¬
trent les ifles , les bas-fonds 8c les rochers qui fe
trouvent dans toute certe étendue, va rejoindre la
terre de Diemen 8c de la nouvelle Guinée. Ce fa-
vant a qui la géographie phyfique doit beaucoup *
confidere la mer comprife entre cette chaîne 8c
la partie méridionale de l’Afie comme divifce en
trois grands baflîns dont les limites font en effet
aflignées par la nature.
Le premier de ces badins qui eft fitué à l’oc¬
cident , eft celui de l’Arabie 8c de la Perfe. i!
eft terminé au midi par cette chaîne d’ifles qui »
S 8 Hijtoirc
depuis le Cap Comorin & les Maldives , s’étend
julqu’à l’ide de Madagafcar. Il forme en s’enfon¬
çant dans les terres deux grands golphes , le Sein
Perfique & la Mer Rouge. Le fécond eft le gol-
phe de Bengale. Le troifieme eft le grand Archi¬
pel , qui contient les ifles de la Sonde , les Mo*
îuques & les Philippines : c’eft comme un maflïf
qui joint l’Afie au continent auftral , lequel fou-
tient le poids de la Mer Pacifique. Entre cette
mer 5c ce grand Archipel , eft un badin particu¬
lier formé à l’Orient par une chaîne de montagnes
marines qui s’étend depuis les ides Marianes juf-
qu’à celles du Japon. A ces baflîns, on en peut
joindre un cinquième formé par la chaîne des
ides qui du nord du Japon va joindre la pointe
méridionale de la prefqii’ide de Kamzafca , &
qui renferme la mer dans laquelle fe jette le
fleuve Amur , mer qui doit être bien peu pro¬
fonde , fi comme on le rapporte , l’embouchure
de ce fleuve eft impraticable par la grande quan¬
tité de bambous qui y croiffent.
La mer orientale qui fépare de l’Amérique
la mer d’Afie , n’eft pas affez connue pour nous
inviter à pouffer plus loin la defeription de cette
partie du monde où les richeffes du fol & de l’in—
duftrie ont de tout tems attiré tant de peuples.
Les détails géographiques qu’on vient de voir
doivent fuffire , mais il n’en falloit pas moins
pour diriger & pour fixer l’attention fur ce beau
continent. Entrons -y par l’Indoftan où le com¬
merce nous appelle.
Quoique par le nom générique d’Indes orien¬
tales , on entend communément ces vaftes régions
qui font au-delà de la mer d’Arabie & du royau¬
me de Perfe, l’Indoftan n’eft; que le pays ren¬
fermé entre l’Indus & le Gange , deux fleuves ce-
philosophique & politique. ±7
lebres qui vont fe jetter dans les mers des Indes
à une diftance immenfe l’un de l’autre. Ce long
cfpace efl: traverfépar une chaîne de hautes mon¬
tagnes , qui le coupant par le milieu va fe terminer
au Cap Commorin , en féparant la côte de Mala¬
bar de celle de Coromandel.
La nature a tellement diverfifié la tempé¬
rature du climat & l’influence des élémens fur
ces deux côtes fi voifines , que tandis que les pluies
régnent fur l’une , on jouit fur l’autre d’un teins
tout-à-fait ferein. La feule épaiffeur des monta¬
gnes y fépare l’été de l’hyver.
' Comme dans la plus grande partie de l’Indofc
tan , ce n’eft pas le cours du foleil , que ce
font les pluies qui règlent les faifons par le mou
d’hyver , il faut entendre feulement cette faifon
de l’année , où des nuages pouffes avec violence
par les vents vers les montagnes , s’y brifent
8c fe réfolvent en pluies accompagnées de fré-
quens orages. Ces eaux forment des torrens qui fe
précipitent, qui groffiffent les rivières & qui inon¬
dent les plaines ; le ciel efl: alors chargé de va¬
peurs , & les nuits font d’une obfcurité affreule*
Cette faifon n’a d’ailleurs rien de rigoureux ,
& elle eft fi peu froide , que c’eft le tems où
la plupart des fruits parviennent à leur maturité,
& où les plantes & les fleurs ont le plus de fraî¬
cheur.
La mouçon feche mérite bien mieux le nom
d’été. Dans tout le cours de cette faifon, on dé¬
couvre à peine un nuage dans l’atmofpherc. Les
vents de mer 8c dç terre régnent alternative¬
ment , les premiers pendant le jour , & les autres
pendant la nuit. Quelques calmes fuccedent par
intervalles , & le pays eft alors dévoré par des
chaleurs brûlantes»
2. $ Hiftoire
La diverfité des faifons ou mouçons eft pta
remarquable encore fui: les deux mers. Tandis
que les plus frêles bâtimens voguent fur l’une
avec une tranquillité qui rend prefqu’inutile
la fcierrce des pilotes , les vaiffeaux les plus foli-
dement conftruits ne réfiftent pas fur l’autre aux
affreufes tempêtes qui la bouleverfent fans inter¬
valle. Les navigateurs étrangers préviennent les
inconvéniens de cette mouçon orageufe en fe reti¬
rant chez eux. Les naturels du pays inftruits par
des expériences répétées , qu’il n’y a pas de sû¬
reté , même dans les ports , tirent leurs bâtimens
à terre , 8c les mettent fur des chantiers ou dans
des arfenaux pour les conferver. Cette dange-
reufe faifon dure au Malabar depuis la fin d’avril
Jufques dans le mois de feptembre. Les vents du
fud qui régnent pendant ce tems - là for la cote
de Coromandel y finiffent du 15 au 30 oétobre *
de font place aux vents du nord qui y excitent les
mêmes ravages. La moucon eft ordinairement
O J
moins orageufe , lorfqu’elle a commencé par des
ouragans de de violentes tempêtes. La poflibilité
ou l’impoftibilité de tenir lamer ont d’ailleurs leurs
dégrés Ôc leurs différences , fuivant la pofition des
côtes 8c des parages. On voit par- là qu’il faut aux
meilleurs obfervateurs une longue fuite d’expérien¬
ces pour acquérir fur la navigation de ces mers des
connoiiTances un peu sûres.
La philofophie 8c l’hiftoire fe font long - tems
occupées de ces contrées célébrés , 8c leurs con¬
jectures ont prodigieufement reculé l’époque de
l’exiftence des Indiens. En effet > foit que l’on
confulte les monumens hiftoriques, foit qu’on
confidere la pofition de l’indoftan fur le globe ,
en admettant le mouvement progreflif de la met
d’orient en occident 3 on conviendra que c^eiS
- philofophique & politique ; ±$
an des pays de la terre le plus anciennement
peuplé. L’origine de la plupart de nos fciences
va le perdre dans fon hifloire. Les Grecs alloient
s’y inflruire avant Pythagore. Les plus anciens
peuples commerçans y trafiquoient pour en rap¬
porter des toiles , qui prouvent les progrès de
l’induflrie chez les Indiens , dans le tems que
le relie du monde étoit encore défert ou fauvage.
Les Arabes empruntèrent leurs chiffres , qu’ils
nous tranfmirent. En général , ne peut - on pas
affûter que le climat le plus favorable à l’efpece
humaine ell le plus anciennement peuplé ? Un
air pur , un climat doux , un fol fertile , & qui
produit prefque fans culture , ont dû raffembler
les premiers hommes. Si le genre humain a pu
fe multiplier & s’étendre dans des climats affreux
où il a fallu lutter fans ceffe contre la nature a
fi des fables brûlans & arides , des marais im¬
praticables , des glaces éternelles ont reçu des
habitans ; fi nous avons peuplé des forêts &c
des deferts , ou il falloit fe defendre des élémens «,
des bêtes féroces & de nos femblables 5 avec
quelle facilité n’a - t - on pas dû fe réunir dans
ces contrées délicieufes, où l’homme exempt de
befoins n’avoit que des plaifirs à defirer , où jouif.
iànt fans travail & fans inquiétude des meilleures
prodùélions & du plus beau fpeélacle de l’uni¬
vers , il pouvoir s’appeller à jufle titre l’être par
excellence de le roi ce la nature ? Telles étoient
les rives du Gange Sc les belles contrées de
î Indoflan. Les fruits les plus délicieux y parfu¬
ment 1 air , fourni fient une nourriture faine &
rafraichiiïante , donnent des ombrages impéné¬
trables a la chaleur du jour. Tandis que les efpé—
ces vivantes qui couvrent le globe ne peuvent
fubfifler ailleurs qu a force de le détruire; dans
3© Hiftoire
l’Inde , elles partagent avec leur maître rabot*3
dance & la sûreté. Aujourd’hui même que la terre
devroit y être épuifée par les produâions de tant
de fiecles & par leur confommation dans des ter¬
res étrangères, l’Indoftan , fi l’on en excepte un
petit nombre de lieux ingrats & fabloneux ^ efi:
encore le payHe pluà fertile du mande.
Si le phyfique de ces contrées fut un fpe&acle
nouveau pour les Portugais, le moral ne leur
paru pas moins extraordinaire. Ils les trouvèrent
habitées par plufieurs peuples dont la religion
& les mœurs étoient différentes. Les naturels
du pays , les Indigènes , étoient les defeendans
de ces anciens Bracmanes fi fameux du tems des
Grecs , & dont l’origine fe perd dans la plus
haute antiquité.
Brama qui, félon quelques Indiens , étoit un
être fort éleve au deffus de la nature de 1 homme $
& qui , félon l’opinion la plus vraifemblable , n’eft
qu’un être fvmbolique qui fignifie la fageffe de
Dieu , fut le’ grand légiflateur de l’Inde. C’eft à
lui qu’on attribue ces livres facrés dont l’original
s’eft perdu, mais dont il refte un commentaire
dans une langue entendue feulement de quelques
Bramines. A „
Ce livre leur ordonne de croire un etrefupre-
mc , qui a créé une gradation d etres , les uns
fupérieurs » les autres inférieurs à l’homme. Il
leur ordonne de croire l’immortalité de l’ame :
les récompenfes & les châtimens de l’autre vie , la
tranfmigrations des âmes. V oilà le dogme primi¬
tif de leur religion. ; .
La morale y eft expofee non-feulement par
des préceptes , mais aulîi par des emblèmes qui
ont été chez les peuples l’origine de l’idolâtrie.
On a perdu l’explication de la plupart de ces
philosophique & politique . 5 1
allégories. L'image en rcfte , & elle cft devenue
un objet de culte.
Les Bramines qui feuls entendent la langue
du livre facré , font de fon texte l’ufage qu'on
a fait de tout tcms des livres religieux. Ils y
trouvent toutes les maximes que l’imagination ,
l’intérêt , les pallions & le faux zele leur fug-
gerent. Ces fondions exclulives d’interprêtes de
la religion leur ont donne fur les peuples un
pouvoir fans bornes , tels que dévoient l’avoir des
impofteurs & des fanatiques fur des hommes
qui n’ont pas la force d’ccouter leur railon &
leur cœur.
Depuis l’Indus jufqu’au Gange , tous les peu¬
ples reconnoiffent le Vedam pour le livre qui
contient les principes de leur religion , & cepen¬
dant fort peu ont la même. La plupart même
différent entr’eux fur les principes fondamen¬
taux. L’elprit de difpute & d’abftradion qui
gâta pendant tant de fiecles laphilofophiefcolafti-
que dans nos écoles a fait bien plus de progrès
dans celles des Bramines , & mis beaucoup plu$
d’abfurdités dans leurs dogmes que le mélange
du platonifme dans les nôtres. 0
Dans tout l’Indoftan, les loix politiques, les
ufages , les maniérés même font partie de la reli¬
gion, parce que tout vient de Brama interprète
de la divinité.
On pourroit croire que ce Brama étoit foure-
rain , parce qu on trouve dans les inftitutions re-
ligieufes une intention d’infpirer aux peuples une
profonde vénération , un grand amour pour leur
pays > & qu’on y voit l’envie de corriger le vice
du climat. Peu de religions femblent avoir été
auffl propres que la fienne aux pays pour lefqu.Is
«lies ont été iaftituéei.
v f O /T»
3& Hijtoire
C^eff de lui que les Indiens tiennent ce refpeÆ
prodigieux quils ont encore pour les trois grands
fleuves de l’îndoftan , lTndus , le Kiftnars 3c le
Gange.
C’eft lui qui a rendu facré l’animal le plus
néceffaire à la culture des terres , &: la vache dont
le lait eft une nourriture fi faine dans les pays
chauds.
On lui attribue la divifion du peuple en quatre
dalles , les Bramines , les gens de guerre , les
laboureurs 3c les artifans. Ces claffes font fubdi-
vifées.
Il y a différentes claffes de Bramines. Ils font
dépofitaires de la religion , 3c difpofent de l’opi¬
nion des hommes qui jurent par la tête de ces
prêtres , 3c leur baifent les pieds.
Les uns vivent dans la fociété , 3c font com¬
munément des fripons. Perfuadés que les eaux du
Gange les purifient de tous leurs crimes , 3c n’é¬
tant pas fournis à la jurifdiftion civile , ils n’ont
ni frein , ni vertu. Seulement on leur trouve en¬
core de cette compafïion , de cette charité fi or¬
dinaire dans le doux climat de l’Inde.
Les autres vivent éloignés de la fociété , 3c ce
font des imbécilles ou des enthoufiaftes livres à
l’oifiveté, à la fuperftition, au délire de la méta-
phyfique. On retrouve dans leurs difputes les
mêmes idées que dans nos plus fameux méta-
phyficiens , la fubftance , l’accident , la priorité ,
la poftériorité , l’immutabilité , l’indivifibilité ,
Lame vitale & fenfitive : avec cette différence que
ces belles découvertes font très - anciennes dans
l’Inde , 3c qu’il n’y a que fort peu de tems que
Pierre Lombard , Saint Thomas , Leibnitz ?
Mallebranche étonnoient l’Europe par la^ fécon¬
dité de leur génie , à trouver toutes ces rêveries.
Comme
: . ai1 \ . it
£3^
ph.ilofoph.ique & pol ' tique : 3 f
Comme nous avons pris cette méthode de rai»
fonner par abftraétion des philofophes G^ecs
fur lefquels nous avons bien renchéri , on peut
croire que les Grecs eux-mêmes dévoient ces con-
noiffances ridicules aux Indiens, a moins qu’ont
n aime mieux fuppofer que Ls principes de la
métaphyfique étant a la portée de toutes les na¬
tions , 1 oilîveté des Bramines &c de nos moines
a produit les mêmes effets en Euxope & en Afie
fans qu’il y âit eu d’ailleurs aucune communi¬
cation. .
La claffe des hommes de guerre eft formée
par les Rajas à la côte de Coromandel , & par
les Nairs à celle de Malabar. Il fe trouve ailleurs
des peuples entiers, tels que les Canarins éc
les Marattes , qui fe permettent cette profeffion
foit qu’ils defcendent de quelques tribus origi¬
nairement vouées aux armes , foit que le tems Sc
les circonftances aient altéré parmi eux les infti-
tutions primitives. . t
La troilîeme claffe eft celle de tous les hommes
qui cultivent la terre. Il y a peu de pays où ils
méritent plus la reconnoiffance de leurs conci¬
toyens. Ils font laborieux , induftrieux, ils enten¬
dent parfaitement l’ufage de diftribuer les eaux ,
de de, donner à la terre brûlante qu’ils habitent
toute la fertilité dont elle eft fufceptible. Ils font
dans l’Inde ce que font prefque par-tout les hom¬
mes de cet état : les plus honnêtes & les plus
heureux des hommes , lorfqu’iîs ne font ni cor¬
rompus , ni opprimés par le gouvernement.
La claffe des artifans fe fubdivife en autant
Be clafles qu’il y a de métiers. On ne peut jamais
quitter le métier de les parens ^ voilà pourquoi
l’efclavage de Tinduftrie s5y font perpétués de
concert, & y ont conduit les arts au pins haut
Tome L D
34 Hiftoire
degré j où ils piaffent atteindre avec du travail &
de°ia patience , fans le fecours du goût de de
rimagination , qui ne naiffent guere que de le-
mulation «Se de la liberté.
Outre ces tribus 5 il y en a une cinquième *
qui eft le rebut de toutes les autres. Ceux qui
la compofent ont les emplois les plus vils de la
fociété ; ils enterrent les morts, ils tranfportent
les immondices. Ils font dans une telle horreur 5
que fi l’un deux ofoit toucher un homme d’une
autre claffe , celui - ci a le droit de le tuer fur le
champ. On les nomme Parias. Il y a dans le
Malabar une autre efpece d’hommes appeliés Pou-
lichis , qui font condamnés à plus d’opprobres
de de malheurs. Ils habitent les forets 5 ils ne
peuvent fe bâtir des cabanes , 8c font obliges
de conftruire des nids fur des arbres. Lorfqu ils
ont faim, ilsheurlent comme des bêtes pour exci-»
ter la commifération des paffans. Alors les plus
charitables des Indiens vont depofer du ris ou
quelqu’autre aliment au pied d un arbre , 8c fe
retirent au plus vite , pour que le malheureux
affamé vienne le prendre , fans rencontrer Ion
bienfaiteur , qui fe croirait fouillé par fon approche.
Toutes ces claffes font feparces a jamais par
des barrières mlurmontables. Elles ne peuvent
ni fe marier , ni habiter , ni manger enfemble.
Quiconque viole cette réglé eft chaffe de la tribu
qu’il a dégradée. .
Mais tout change lorfqu’ils vont en pelennage
au arand temple de Jagrenat , le temple de l’être
fuprême. Là, le Bramine, le Raja ou Nair, le
laboureur & l’artifan préfentent enfemble leurs
offrandes , boivent 8c mangent enfemble.. C’eft-
là qu’on les fait fouvenir que les diftindions de
la naiffance font d’inftitution humaine , 8c que
philojophique & politique ; 3 y
tous les hommes font des freres enfans du même
Dieu.
_ Quoique les livres facrés des Indiens n’offrent
rien de ce merveilleux qui éblouit quelquefois dans
la théologie Grecque , leur mythologie eft aufïï
decoufue que celle de prefque tous les peuples.
On n’y voit pas en particulier la liaifon de leurs
principes religieux , avec ces diverfes claires qui
font la bafe de leur gouvernement. Le Shafter ,
que quelques-uns regardent comme un commen»
taire du Vedam , d’autres comme un livre origi¬
nal , Sc dont on vient de publier un extrait en
Angleterre, a jette un peu de jour fur cette ma¬
tière. L’Eternel , dit ce livre , concentré dans-
la contemplation de fon elfence , forme la réfo-
lution de créer des êtres qui puiflent particinei- à
fa gloire. Il dit, & les anges furent. Ils chan¬
gent de concert les louanges du Créateur , Sc
l’harmonie regnoit dans le ciel , lorfque deux de
ces efprits fe révoltèrent & en entraînèrent d’autres
par leur exemple. Dieu les précipita dans un
féjour de tourmens, & ne les en retira qu’à h
pnere des anges fidelles , & à des conditions qui
Ips remplirent de joie & de terreur. Les rebelles
furent condamnes a lubir lous differentes formes
dans la plus balfe des quinze planettes , des
punitions proportionnées à l’énormité de leur
premier crime. Ainfi chaque auge fubit d’abord
fur la terre quatre - vingt - fept tranfmigratiors
avant -d’animer le corps de la vache , qui tient
le premier rang parmi les animaux. Ces différen¬
tes tranfmigrations font un état d’expiation , d’où
on paffe à un état d’épreuve, c’eft - à - dire, que
1 ange tranfmigre dü corps de la vache dans un
corps humain. Ceft-là que le Créateur étend fes
facultés iritelledueUes & fa liberté , dont le bon
C A
3 ê Hiftoîrt
ou le mauvais ufage avance ou recule l'époque dé
fon pardon. Le fage va fe rejoindre en mourant
à l’ètre fuprême. Le méchant recommence fon tem$
d’expiation.
Ainfi , fuivant cette tradition du Shafter , la
métempficofe eft un vrai châtiment , de les âmes
qui animent la plupart des fubftances vivantes, ne
font que des êtres coupables. Cette opinion fur
la tranfmigration des atnes n eft pas fans doute
univerfellement adoptée dans l’Inde. Elle aura
été imaginée par quelque dévot mélancolique 8c
d’un cara&ere dur. Il eft vraifemblable que ce
dogme fut bien différent dans fon origine.
En effet , il eft naturel de penfer que ce ne
fut d’abord qu’une idée flatteufe de confolantepour
l’humanité , qui s’accrédita facilement dans un
pays , où les hommes jouiffant d’un ciel déli¬
cieux de d’un gouvernement modéré , commen¬
cèrent à s’appercevoir de la brievete de la vie.
Un fyftême qui la prolongeoit au - delà de fes
bornes naturelles , ne pouvoit manquer de reuflîi.
Il eft ft doux à un vieillard qui fent échapper
tout ce qu’il a de plus cher, d efperer qu il jouira
encore , de que fa deftruction n eft qu un paffage
a une autre exiftence. Il eft fi confolant pour
ceux qui le perdent , de penfer qu en les quittant
il ne perd pas le bonheur d etre. Envain une reli¬
gion miftique voudroit-elle fubftituer â cette efpé-
rance , celle des plaifirs fpirituels 3e d’une béatitude
célefte : les hommes préfèrent natijrellepaent a ces
idées values de abftraites la jouiffance des fen~
fations qui ont déjà fait leur bonheur ; de la fim-
plicité des Indiens dut trouver plus de douceur
à vivre fur une terre qu’ils connoifloient , que
dans un monde métaphyfique qui fatigue 1 ima¬
gination fans la fatisfaire. Ceft ainü que le dogme
philofophique & politique . 37
9e la métempfycofe a du s’établir &: s’étendre.
Envain la raifon fe révoltoit contre cette illufion ,
Envain elle difoitque fans la mémoire , il n’y a
ni continuité , ni unité d’exiftence , 3c que l’hom¬
me qui ne fe fouvient pas d’avoir exifté n’eft pas
différent de celui qui exifte pour la première fois 5
le fentiment adopta ce que la raifon rejettoit.
Heureux encore les peuples dont la religion offre
au moins des menfonges agréables.
Le Shafter a rendu le dogme de la métemp-
fycofe plus trifte , fans doute pour le faire fervit
d’inftrument 3c de foutien d la morale qu'il falloir
établir. C’eft en effet , d’après cette tranfmigration
envifagée comme punition , qu’il expofe les devoirs
que les anges avoient a remplir. Les principaux
font , la charité , l’abftinence de la chair des ani¬
maux , l’exaftitude à fuivre la profeflion de fes
peres. Ce préjugé dominant fur lequel il paroî t
que toutes les feéles font d’accord malgré la diffé¬
rence des opinions fur fon origine , n’a d’exemple
que chez les anciens Egyptiens dont les inftitutions
ont fans doute avec celles des Indes des rapports
hiftoriques que nous ne connoiffons plus. Mais les
loix d’Egypte * en diftinguant les conditions, n’en
aviliffoient aucune ; au lieu que les loix de Brama *
peut-être par l’abus qu’on en a fait , femblent
avoir condamné une partie de la nation d la dou-*
leur 3c a l’infamie.
Il y a apparence que lés Indes étoient prefque
aufli civilifées quelles le font aujourd’hui, lorfque
Brama y donna des loix. Aufli-tôt qu’une fociété
commence à prendre une forme , elle fe trouve
naturellement divifée en plufieurs claffes , fui vaut
la variété 3c l’étendue de fes arts 3c de fes befoins.
Brama voulut fans doute donner à ces diffé¬
rentes profefllons une confidence politique , eia
C 3
3 S Hiftoire
les confacrant par la religion , & en les perpétuant
dans les familles qui les exerçoient alors , fans
prévoir qu il empëchoit par-là le progrès des dé¬
couvertes qui pourroient dans la fuite donner
lieu à de nouveaux métiers. Àuffi, à en juger
par l’exaétitude religieufe que les Indiens ont
même aujourd’hui à obferver les loix de Brama,
on petit afiurer que, depuis ce légiflateur , l’in-
duftrié n’a lait aucun progrès chez ces peuples ,
8c qu’ils étoient à peu près aufli civilifés qu’ils
le font aujourd’hui , lorfqu’ils reçurent ces infti-
tutions. Cette obfervation fuffira pour donner
une idée de l’antiquité de ce peuple , qui n’a rien
ajouté à fes connoilTances depuis une époque qui
paroît la plus ancienne du monde.
Brama ordonna différentes nourritures pour
les différentes tribus. Les gens de guerre 8c quel¬
ques autres Caftes peuvent manger de la vénaifon
$c du mouton. Le poiffon eft permis à quelques
laboureurs 8c à quelques artifans. D’autres ne fe
nourriffent que de lait 8c de végétaux. Tous les
Brames ne mangent rien de ce qui a vie. En géné¬
ral , ces peuples font d’une extrême fobriété, mais
plus ou moins étroite , félon qu’ils font d’une pro°
Feflion plus ou moins laborieufe.
On les marie dès leur enfance , 8c les femmes
y font d’une fidélité inconnue chez les autres
nations. Quelques Caftes des plus relevés ont le
privilège d?avoir planeurs femmes. On fait que
celles des Brames fe brûlent à la mort de leurs
• . $*
époux. Il femble qu’elles foient les feules à qui la
loi l’ordonne, mais d’autres femmes ont voulu les
imiter par une fuite de ce point d’honneur qui
fait par-tout tant de victimes. Cette diftinétioa
îi’eft point, dit-on de Brama lui-même. Elle paroît
1 ouvrage de quelque Bmmine , qui a porté la j*a «
* ' î w.x •• ‘ ' *
philofophique & politique . 3 9
loufîe au-delà du tombeau. Ce caraélere d’une
jaloufie fi cruelle 6c fi recherchée eft allez ordi¬
naire aux efprits fuperftitieux 5c aux hommes qui
fe font un mérite eftëntiel de l’auftéritédes mœurs,
&c de ce qu’ils appellent une extrême pureté.
Ces peuples font doux, humains, 6c ils con-
noilfent peu les pallions qui nous agirent. Ils
préviennent l’amour , 6c l’ignorent. Quelle am¬
bition peuvent avoir des hommes deftinés à relier
dans le même état ? Ils aiment les travaux paifi-
blés 5 ou l’oifiveté. On leur entend fouvent citer
un pafïage d’un de leurs livres favoris. Il vaut
mieux être ajjls que marcher 7 il vaut mieux r/or-
mir que veiller , mais la mort eft au-dejfus de tout •
Leur tempérance 5c la chaleur excellive du cli¬
mat affoibliffent leur corps ,6c contribuent à étein¬
dre en eux les pallions. Ils n’ont guere que l’avaria
ce, paillon des corps foibles 6e des petites âmes.
La Cafte des gens de guerre habite plus vo«
lontiers les provinces du feptentrion , 6c la pref-
qu’ifle n’eft guere habitée que par les tribus infé¬
rieures ; delà vient que tous ceux qui ont attaqué
l’Inde du côté de la mer ont trouvé fi peu de
réfiftance. On doit faire obferver à quelques
philofophes , qui prétendent que l’homme eft
un animal frugivore , que ces militaires qui man¬
gent de la viande font plus robuftes , plus coura¬
geux , plus animés, 6c vivent plus long-rems que
les hommes des autres dalles , qui fe nourrilfent
de végétaux. Cependant c’eft une différence allez
confiante entre les habitans du nord 6c ceux
du midi , pour qu’on ne l’attribue pas unique¬
ment aux alimens. Le froid d’une part, l’élafticité
de l’air , moins de fertilité , plus de travail 6c
d’exercice , une vie plus variée , donnent plus
de faim 5c de force , de réfiftance 6c d’aélivité *
C 4
4° Hiftoire
de refïort de durée aux organes. La chaleur du
midi , l’abondance des fruits , la facilité de vivre
fans agir , une tranfpiration continuelle , une plus
grande prodigalité des germes de la population ,
plus de plailir Sc de mole (Te , un genre de vie
Sédentaire , toujours la même ; tout cela fait
qu’on vit meurt plutôt. Du refte, on voit que
rhomme , fans être conformé par la nature pour
dévorer les animaux , a reçu le don de vivre dans
tous les climats d’une maniéré analogue à la di¬
versité des befoins qu’ils font naître : chaffêur ,
iétiophage , frugivore , pafteur , laboureur , félon
l’abondance ou la ftérilité de la terre.
La religion de Brama étoit divifée , <3e l’eft
encore en quatre - vingt - trois fecfes , qui con¬
viennent entr’eiles fur quelques points principaux 9
ne difputent pas fur les autres, ôc vivent en paix.
Elles y vivent même avec les hommes de toutes
les religions , parce que la leur ne prefcrit pas
de faire des conversons. Elle eft plutôt exclufive.
Ils admettent rarement des étrangers à leur culte ,
& c’eft toujours avec une extrême répugnance,'
C’étoit affez i efprit des anciennes fu perditions.
On le voit chez les Egyptiens , les Juifs , les Grecs
ôc les Romains. Cet efprit a fait moins de ravages
que celui des convergions ^ mais il s’oppofe cepen¬
dant à la communication des hommes : c’eft une
barrière de plus entre les peuples.
En confidérant que la nature a tout fait pour
le bonheur de ces fertiles contrées ^ qu’a la facilité
de fatisfaire tons leurs befoins , les Indiens joi¬
gnent un caractère compatilïant , une morale qui
les éloigne également de la perfécution &c de
ï efprit de conquêtes , on ne peut s’empêcher de
remonter en eémillant jufqu’à la fource de cetre
inégalité barbare , qui a reuni dans une parue
Z ” : • * * • •• • • *’ : - ' ; '
philofophique & politique. 41
*Je la nation les privilèges 8c l’autonré, 8c rafle m-
tlé fur la tête du refte des habhans les calami¬
tés 8c l’infamie. Quelle efl la caufe de cet étrange
délire? N’en doutons point ; c’eft la même qui
perpétue fur ce globe déplorable les malheurs de
tous les peuples. Il fuffit qu’une nation heureufe
8c peu éclairée adopte une première erreur que
l’ignorance accrédite , bientôt cette erreur devenue
générale va fervir de bafe à tout le fyftême moral
8c politique : bientôt les penchans les plus hon¬
nêtes vont fe trouver en contradiéHon avec les
devoirs. Pour fuivre le nouvel ordre moral , il
faudra fans celle faire violence à l’ordre phyfique.
Ce combat perpétuel fera naître dans les meurs
les contradiéfions les plus étonnantes, 8c la nation
- m
ne fera plus qu’un aflemblage de malheureux qui
palTeront leur vie à fe tourmenter tour* à tpur , en
fe plaignant de la nature. Voila le tableau de tous
les peuples de la terre, fi vous en exceptez peut-etre
quelques républiques de fauvages* Des préjugés
abfu.rdes ont dénaturé par-tout la raiion humaine,
8c étouffé jufqu’à cet inftindfc qui révolte tous les
animaux contre Poppreffion 8c la tyrannie. Des
peuples imrpenfes le regardent de benne foi com¬
me appartenant en propriété à \\n petit nombre
d’hommes qui les oppriment.
Tels font les funefles progrès de la première
erreur, que l’impofture a jettée ou nourrie dans
l’efprit humain. Paillent les vraies lumières faire
centrer dans leurs droits des êtres qui n’onc befom
que de les fentir pour les reprendre. Sages de la
terre , philofopnes de toutes les nations , c’eiP à
vous feuls à faire des loix , en les indiquant à
vos concitoyens. Ayez le courage d’éclairer vos
frétés , 8c foyez perfuadés que la vérité eft encore
plus facile à reprendre que l’erreur.. Les hommes
4* Hïftoire
intéreffcs par Pefpoir du bonheur vous écouteront
avidemment. Des millions d’efclaves font prêts à
exterminer leurs femmes aux premiers ordres de
leurs maîtres , il ne faudroit qu’un mot peut-être
{>our donner un autre objet à leur valeur. Révé-
qz tous les myfteres qui tiennent l’univers à la
chaîne 8c dans les tenebres , 8c que s’appercevant
combien on fe joue de leur crédulité , les peuples
éclairés tous à la fois vengent enfin la gloire de
l’efpece humaine.
Outre les Indigènes , les Portugais trouvèrent
encore dans l’Inde des Mahométans : c’étoient
les defcendans d’Arabes qui avoient fait dans
ces contrées des incurfions ou des établiffemens*
Les uns fe livroient aux plaifirs du ferrail : les
autres , en plus grand nombre , étoient les
faéteurs des Arabes Sc des Egyptiens qui , à l’ar¬
rivée des Portugais , fe trouvoient les maîtres du
commerce de l’Inde. Ils étoient répandus dans
toute l’Afie Sc fur les côtes d’Afrique. Ils avoient
fondé des colonies. Ils étoient maîtres de plufieur$
places y Sc dans les villes foumifes aux fouverains
du pays 5 ils s’étoient fort multipliés , parce que
leur religion permettant la poligamie, ils fe ma-
rioient dans tous les lieux où ils faifoient quelque
réfidence. Ils étoient bien traités par les princes
qui vouloient avoir des relations d’affaires avec
l’Egypte 8c avec l’Arabie. C’étoient les peuples
les plus corrompus de l’orient. Ce font eux que
les Européens appellent communément les Maures
Indiens , ou Amplement les Maures.
Ces Mahométans Arabes, apôtres 8c négociant
tout à la fois, avoient étendu leur religion , en
achetant beaucoup d’efclaves , auxquels ils don-
noient la liberté , après les avoir circoncis, 8c leur-
avoir enfeigué leurs dogmes. Leur fierte ne leur
philofophiquç & politique. 43
permettent pas de mêler leur fang avec celui de
ces affranchis , qui formèrent avec le tems un
peuple particulier fur la côte de la prefqu’ifle
des Indes , depuis Goa jufqu’à Madras. On les
diftingue encore aujourd’hui , fous le nom de
Mapouiés , dans le Malabar , de fous celui de
Choulias , au Coromandel. Ils ne fa vent , ni le
Ferfan , ni l’Arabe , ni le Maure , de. leur feule
langue eft celle des contrées où ils vivent. Ils
font la plupart livrés au commerce , de ne pro¬
fèrent qu’un Mahométifme extrêmement corrom¬
pu par les fuperftitions Indiennes.
L’Indoftan , que la force a depuis réuni pref-
qu’entiérement fous un joug étranger, étoit par¬
tagé à l’arrivée des Portugais entre les rois de
Cambaïe , de Delhy, de Decan , de Narzingue
de de Calicut , qui comptoient tous plufieurs fou-
verains plus ou moins puiflans parmi leurs tribu¬
taires. Le dernier de ces monarques , plus connu
fous le nom de Zamorin , qui répond à celui
d’Empereur , que par celui de fa ville capitale ,
avoit les états les plus maritimes, &: étendoit fa
domination dans tout le Malabar.
Ces avantages avoient rendu Calicut le plus
riche entrepôt de ces contrées. Les pierres pré-
cieufes, les perles, l’ambre , l’ivoire , la porce¬
laine , Lor , l’argent les étoffes de foie de de
coton , l’indigo , le fucre , toutes fortes d’épice¬
ries , les bois précieux, les aromates , les beaux
vernis, tout ce qui peut ajouter aux délices de
la vie , y étoit apporté de tout l’Orient. LTne
partie de ces richeffes y arrivait par mer} mais
comme la navigation n’étoit pas auffi sûre , auffi
animée qu’elle l’a été depuis , il en venoit auffi
beaucoup par terre fur des bœufs ou des éléphants.
Gama inflruit de ces particularités à Méiinde ,
44 Hijloîte
où il avoit touché , y prit un pilote habile, M
fe fit conduire dans le port où le commerce étoit
le plus florifïant. Il y trouva heureufement un
Maure de Tunis qui entendoit la langue des Por¬
tugais , 8c qui frappé des grandes choies qu’il avoit
vu faire à cette nation fur les côtes de Barbarie ,
avoit pris pour elle une inclination plus forte
que fes préjugés. Ce penchant décida Mouzaide
à fervir de tout fon pouvoir des étrangers qui
s’abandonnoient à lui fans réferve. Il procura une
audience du Zamorin à. Gama, qui propofa une
alliance , un traité de commerce avec le roi fon
maître. On étoit près de conclure , lorfque les
Mufulmans réuflirent à rendre fufpeéf un con¬
current dont ils redoutoient le courage, l’aétivité
8c les lumières. Ce qu’ils dirent de fon ambi¬
tion , de fon inquiétude , fît une telle impreflîon
fur l’efprit du prince , qu’il prit la réfolution de
faire périr les navigateurs auxquels il avoit fait
d’abord un fi bon accueil.
Gama averti de ce changement par fon fidele
guide, renvoya fon frere fur fes vaifleaux. Qiiand
vous apprendriez , lui dit -il, qu’on m’a chargé
de fers , ou qu’on ma fait périr , je vous défends
comme votre général , de me fe courir ou de me
venger . Mettez fur le champ à la voile , & allez
inftruire le Roi des détails de notre voyage .
Heureufement on ne fut pas réduit à ces ex¬
trémités. Le Zamorin n’ofa pas ce qu’il pouvoit 5
ce qu’il vouloit même ; 8c l’amiral eut la liberté
de joindre les fiens. Quelques repréfailles exercées
à propos , lui firent rendre les marchandifes &c
les otages qu’il avoit laiffés dans Calicut } 8c il
reprit la route de l’Europe.
0n ne peut exprimer quelle joie fon retour
répandit dans Lisbonne. On s’y voyoit au mo-
philofop nique & politique 4^
kieht de faire le plus riche commerce du monde.
Ce peuple, auflï dévot qu’avide , fe flattoit en
même tems d’étendre fa religion par la perfuafion
Sc même par les armes. Les papes qui ne man-
quoient pas l’occafion d’établir qu’ils étoient les
maîtres de la terre , donnèrent au Portugal
toutes les côtes qu’il découvrirent dans l’orient ? 3c
remplirent cette petite nation de la folie des con¬
quêtes.
On fe préfentoit en foule pour monter fur le$
nouvelles flottes deftinées au voyage des Indes.
Treize vaifleaux Portugais arrivèrent devant
Calicut , fous les ordres d’Alvarès Cabrai , 3c
ramenèrent au Zamorin quelques-uns de fes fujets
qu’avoit enlevés Gaina. Ces Indiens fe louèrent
des traitemtns qu’ils avoient reçus * mais ils ne
concilièrent pas pour long-tems l’efprit du Zamo¬
rin. Les Maures prévalurent : le peuple de Calicut
féduit par leurs intrigues , maflacra une cinquan¬
taine de Portugais. Cabrai , pour les venger ? brûla
tous les vaifleaux Arabes qui étoient dans le port*
faudroya la ville , ôc delà fe rendit à Cochin , &
enfuite à Cananor.
Les rois de ces deux villes lui donnèrent des
épiceries, lui offrirent de l’or & de l’argent, 3c
lui propoferent de s’allier avec lui contre le Zamo¬
rin dont ils étoient tributaires. Les rois d’Onor *
de Coulan, quelques autres princes firent dans la
fuite les mêmes ouvertures. Tous fe flattaient d’être
déchargés du tribut qu’ils payoient au Zamorin ,
de reculer les frontières de leurs états , de voir
leurs ports enrichis des dépouilles de l’Afie. Cet
aveuglement général procura aux Portugais dans
tout le Malabar une fi grande fupérîorité, qu’ils
n’avoient qu’à fe montrer pour donner la loi.
Nul fouvesain n obtenoit leux alliance , qu’en fe
46 Hiftoire
reconnoiffant vaflal de la cour de Lisbonne 3
qu’en fouffrant qu’on bâtir une citadelle dans fa
capitale , qu’en livrant fes marchanmles au prix
fixé par l’acquéreur. Le marchand étranger ne pour¬
voit former fa cargaifon qu’après les Portugais ,
de perfonne ne naviguoit dans ces mers qu’avec
leurs paflfeports , qu’ils faifoient payer fort cher»
Les combats qu’il falloir livrer n’interrompoient
guere leur commerce. Un petit nombre d’entr’eux
diflipoient des armées nombreufes. Leurs enne¬
mis les trouvoient par - tout 5 de par - tout leur
cédoient la victoire. Bientôt les vaiffeaux des
Maures ? ceux du Zamorin de de fes vafïaux n’o-
ferent plus paroître.
Les Portugais vainqueurs dans l’orient en-
voyoient â tous momens des vaifleaux dans leur
patrie pour y porter des richeflfes & la renommée
de leurs viétoires. Peu-à-peu les navigateurs de
tous les pays de l’Europe apprirent la route du port
de Lisbonne. Ils y achetoient les marchandifes
de l’Inde parce que les Portugais qui les alloient
chercher direétement 9 les donnoient â un plus bas
prix que les négocians qui les recevoient pa£ des
voies détournées.
Pour aflürer ces avantages , pour les étendre
encore , il falloir que la réflexion corrigeât ou
affermit ce qui n’avoit été jufqu alors que l’ouvrage
du hazard , d’une intrépidité brillante 5 du bon¬
heur des circonftances. Il falloir un fyftême de do¬
mination de de commerce aifez étendu , pour
embraffer tous les objets > mais fi bien lié 3 que
toutes les parties du grand édifice qu’on fe pro~
pofoit d’établir 5 fe fortifiaffent réciproquement.
Quoique la cour de Lisbonne eut puifé des
lumières dans les relations qui lui venoient des In¬
des , de dans le rapport de ceux qu’elle y avoir
philosophique & politique. 4 j
chargés jufqualors de fes intérêts, elle eut la
fagefle de donner toute fa confiance à Alphonfb
d’Albuquerque, le plus éclairé des Portugais qui
fuflènt palfés en Afîe»
Le nouveau vice - roi fe montra plus grand
encore qu’on ne lavoit efpéré. Il fentit qu’il
falloir au Portugal un établiflement que peu
de forces puflent défendre , qui eut un bon port 9
dont l’air fur fain , & où les Portugais fatigués du
trajet de l’Europe à l’Inde puflent recouvrer leurs
forces. Il fentit que Lisbonne avoit befoin de Goa.
Goa qui s’élève en amphitéatre eft fitué vers
le milieu de la côte de Malabar dans une ifle
détachée du continent par les deux bras d’une
riviere qui fe jette dans la mer à quelque diftance
de la ville , après avoir formé devant fes murs un
des plus beaux ports de l’univers. On donne à cette
ifle dix lieues de tour. Dans ce petit efpace fe trou¬
vent des colines, des plaines, des bois, des canaux,
des fources d’une eau excellente , une cité iùper»
bernent bâtie , des bourgs 8c des villages con-
fidérables. On découvre avant d’entrer dans le
port les deux péninfules de Salfet 8c de Bardes ,
qui lui fervent en même tems 8c de rempart 8c
d abri. Elles font défendues par des forts bordés
d’artillerie devant lefquels doivent s’arrêter tous
les vaifleaux qui veulent mouiller au port.
Quoique Goa fut moins confidérable qu’il ne
le devint depuis , on le regardoit comme le porte
le plus avantageux de 1 Inde. Il relevoit du roi de
Decanj maisldalcan auquel il lavoit confié s’é—
toit rendu indépendant, 8c cherchoit à s’agrandir
dans le Malabar. Tandis que l’ufurpateur étoit
occupe dans le continent , d’Albuquerque le pré^
fenta aux portes de Goa , les força , 8c n’acheta,
pas chèrement un fi grand avantage*
arriva , ne uauiuta nu it
J JJl J. Al
venoit de prendre. Dit confentement meme de
fes ennemis qui y avoient prefque autant d’intérêt
que lui , il marcha vers’ fa capitale avec une cé¬
lérité inconnue jufqu alors dans l’Inde. Les Porta-
crais mal affermis dans lear conquête y fe virent
hors d’état de s’y maintenir : ils fe retirèrent fur
leur flotte qui ne quitta point le port 5 & ils envoyé*
rent chercher des fecours à Cochin. Pendant
qu’ils les attendoient , les vivres leur manquèrent y
Idalcan leur en offrit , 8c leur fit dire , que c étoit
par les armes & non par la faim quil vouloit
vaincre . Il étoit alors d’ufage dans les guerres
de l’Inde , que les armées laifTaffent palier des
fubfi fiance s à leurs ennemis. D Albuquerque re-
jetta les offres qu’on lui faifoit, 8c répondit, quil
ne recevroit des préfens dy Idalcan que lorjqu ils*
feroient amis » Il attendoit toujours des fecours qui
ne venoient point» . ; ^
Cet abandon le détermina a fe retirer , 8c à
renvoyer l’exécution de fon projet chéri a un
tems plus favorable , que les circonftances ame¬
nèrent dans peu de mois. Idalcan ayant été force
de fe mettre en campagne pour préfèrver fes
états d’une deftruélion totale , d’ Albuquerque fon¬
dit à l’improvifte fur Goa , qu’il emporta d’em¬
blée , & ou il fe fortifia. Calicut dont le port ne
valoir rien , & où les vaiffeaux Arabes n’ofoieiit
plus paroître, vit fon commerce & fes richefles'
pafler dans une ville qui devint la métropole de
tous les établiffemens Portugais dans 1 Inde»
I es naturels du pays étoient trop foibles * trop
lâches , trop divïfés , pour mettre des bornes
aux profpérités de cette nation brillante, bile
îiavoit a
it à prendre des précautions que
: contre les
Egyptiens £
philosophique & politique. 49
■Egyptiens , & elle n’en oublia , n’en différa au-
cune.
# ^ 5 cette mere dé routes les antiquités
liiftoriques 5 eut comme toutes les nations des corn-
mencemens couverts d obfcurités & mêlés de fa¬
bles. Quelques faits échappés à la confufion des
rems biffent appercevoir cependant de bonne
heure un peuple navigateur. Les débordement
? *1^* pendant une partie de f année enfe—
* « les eaux un pays fi riche , familia-
rifeient peu - a - peu fes habitans avec un élé¬
ment qui n impofe qu’à l’imagination de ceux
qui n y font pas accoutumés. Enhardis par cet
appientilfage indifpenfable , ils bravèrent de plus
grands dangers. On remarque qu’ils négligèrent
d abord la mediterranee , ôc qu’ils tournèrent prin¬
cipalement leurs vues vers l’océan Indien.
Frappe de leur aéiivite , de leur intelligence,
Sc de la poficion d une région fituée entre deux
mers , dont l’une eft la porte de l’orient , l’autre
de 1 occident , Alexandre forma le projet de pla¬
cer le fiege de fon empire en Egypte , & d’en
taire le centre du commerce de l’univers. Plus
éclairé que ne le font communément les conqué-
rans , ce prince ambitieux a voit fenti de bonne
heure qu’il n’y avoir que le lien d’un intérêt
commun qui put unir les différens peuples qu’il
avoir fubj ugués , & ceux qu’il fepropofoit d’aîiér-
vit encore.. Il démêla fans peine qu’il n’y avoïc
Pa* dl ie“ ProPre a *es Paife communiquer
enlemble , qu un pays que la nature femble avoir
attache pour ainfi dire à la jonéHon de l’Afrique
,de 1 A(Je’ P°llr ies lier avec l’Europe. Sa mort
prématurée aurait tout-à-fait enfeveli ces grandes
vues , fi edes n’avoient été fuivies en partie par
Prolonge , celui de fes lieutenans qui , dans le
l 01716 Xt J}
5° Hiftoirc
partage de la plus magnifique dépouille qu’on
connoiffe, s’appropria l’Egypte.
Sous le régné de ce nouveau fouverain & de
fes premiers iucceffeurs , le commerce prit des
accroiflemens immenfes. Alexandrie fervoit au
débouché des marchandifes qui venoient de l’In¬
de. On mit fur la mer rouge le port de Bérénice
en état de les recevoir. Pour faciliter la commu¬
nication des deux villes, on creufà, difent quel¬
ques hiftoriens, un canal qui partoit d’un des
bras du Nil, & qui alloit fe décharger dans le
solphe Arabique. Par le moyen des eaux réunies
avec intelligence , & d’un grand nombre d’éclu-
fes ingénieulement conftruites , on parvint à lui
donner cinquante lieues de longueur , vingt-cinq
toifes de large, & toute la profondeur dont pou-
voient avoir befoin les batimens de ce tems-la
Ce fuperbe ouvrage, par des raifons phyfiques
qu’il feroit trop long de développer , ne produifit
pas les avantages qu’on en attendoit, & on le vit
fe ruiner infenfiblement.
Il fut remplacé autant qu’il etoit poffible. Le
gouvernement fit confiruire dans les déferts arides
& (ans eau qu’il falloit traverlei pour le îendre
de la mer rouge à l’endroit où l’on s’embarquoit
pour Alexandrie , des citernes & des hôtelleries
où les voyageurs Ôc les caravanes fe îepoloienc
avec les chameaux.
Ces arrangemens intérieurs encouragement de
plus en plus la navigation des Indes. Quelques
vaiffeaux fe bornoient à traiter dans le golfe avec
les Arabes & les Abiflins. Il y en avoir qui après
êcreentrés dans la grande mer, dclcendoient vers
le midi le long despotes orientales de l’Afrique
iufqu’à fille de Madagalcar. Un plus grand nom-
fcrc entroit dans le fein Periique , remontoit
philo fophique & politique. 5 1
même l’Euphrate pour négocier avec les Pertes ,
plus encore avec les Grecs fixés dans ces régions
depuis les conquêtes d’Alexandre. Ceux que
l’amour du gain animoit plus puiflamment recon-
noifioient les embouchures de l’Indus, parcou-
roient la cote de Malabar , &: s’arrêtoient à l’ifie
de Ceylan , connue dans l’antiquité fous le nom
de Taprobrane. On en voyoit , mais peu , qui
avoient le courage de franchir le Coromandel ,
de pénétrer dans le Gange : d’y faire leurs achats
à Palybotra , la plus riche , la plus célébré ville
de l’Inde.
Cette navigation fe faifoit avec des bâtimens
femblables à ceux dont on fe fert fur le Nil, 8c
la chofe ne pouvoir pas être autrement. Avant
que la boulfole 8c l’expérience euffent appris aux
hommes à traverfer la pleine mer à la faveur
des vents , ils étoient réduits à aller terre à terre „
à rater la côte de près , à fuivre tous les circuits
des rivages : de gros navires auroient échoué à
chaque inftant fur les bas-fonds 8c fur les écueils.
Cet inconvénient rendoit les voyages fi longs ,
qu’il y en avoit qui duroient cinq ans 8c plus.
On fuppléoit à la petitefie des vaiffeaux par le
nombre , 8c à la lenteur de leur marche par la
multiplication des efeadres dont les opérations
ne furent jamais troublées. Il n’étoit pas dans le
caraélere politique des Indiens d’infulter les hom¬
mes qui leur étoient utiles, 8c ces étrangers qui
tenoient feuls la clef des mers orientales n’y pou¬
vaient pas être attaqués par des ennemis qui n’a-
voient pas de porte pour y entrer.
Les Egyptiens portoient aux Indes ce qu’on y
a toujours porté depuis, de l’argent , des étoffés
de laine, du fer, du cuivre, du plomb, quel¬
ques petits ouvrages de verrerie. Ils en tiroien^
D z
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5 i Hijîozre
de fébene, de l’écaille, de l’ivoire, des toi¬
les blanches 8c peintes , des foieries , des perles ,
des pierres précieufes , de la cannelle , mais non
du girofle & de la mufcade , qu’on ne connoifloit
pas encore ; enfin beaucoup d’aromates , 8c fur-
tout de l’encens. Rien n égaloit la fureur qu’on
a voit généralement pour ce parfum. Il fervoit éga¬
lement au culte des dieux , à la magnificence ,
à la volupté. Sa cherté faifoit que les négocians
ne le vendoient jamais tel qu’ils l’avoient reçu ,
foit qu’ils voulufient le perfectionner , foit, com¬
me il eft plus vraifemblable , qu’ils voulurent’ le
fophiftiquer. Les ouvriers employés à ce travail
étoient nuds, pour qu’il ne fut pas poûîble de
faire le moindre vol , feulement on leur laiffoit
au tour des reins une ceinture dont le maître
fcelloit l’ouverture avec fon cachet.
Toutes les nations qui naviguoient dans la
méditerranée accouroient dans les ports d'E¬
gypte pour y acheter les productions de l’Inde.
La deftruCtion de Carthage 8c de Corinthe mit
les Egyptiens dans l’heureufe néceflité d’en ex¬
porter la plus grande partie eux- mêmes. Leur ma¬
rine devint confidérable , 8c ils pouffèrent leurs
voyages jufqua Cadix. A peine pouvoient - ils
fuffi' e aux confommations de Rome dont le luxe
avoit fait des progrès proportionnés à fes con¬
quêtes. Eux-mêmes ils fe livroîent à des prohi¬
bons dont les détails nous paroiffent romanefques.
Cléopâtre avec qui finit leur empire 8c leur hif-
toire étoit auffi magnifique que voluptueufe. Ces
dépenfes avoient fi peu abforbé le bénéfice qu’ils
faifoient dans le commerce des Indes , que lorf-
quhls eurent été fubjugués 8c dépouillés; les ter-
les denrées , les marchandées; tout doubla
res
de prix a Rome. Le vainqueur qui prit la place
“ - -
'.S: -v ■ ;>■■■ ;v-- v ■ " ■'--■■■ .
.
pîulofophique & politique. *5
du vaincu gagnoit à cette communication cent
pour un , fi l’on s’en rapporte à Pline. A travers
1 exagération qu’il peut y avoir dans ce calcul
il eft aifé de voir quels profits on a dû faire
dans un tems où les Indiens n etoient guere éclai¬
res fur leurs intérêts.
Tant que les Romains eurent afTez de vertu
pour conferver la puilTance que leurs ancêtres
avoient acquife , I Egypte contribua beaucoup à
foutenir la maiefté de l’empire par les richelTes
des Indes qu elle y falloir couler. Outre les pro¬
ductions qu’on en avoir tiré de tems immémorial
qu on en tiroir en plus grande quantité que jamais ’
on en reçut quelques nouvelles denrées. La plus
remarquable fut le poivre long , blanc & noir.
cheües pouvoient tenir lieu de valeur. Malheu-
reulement ou n’oppofa que des rufes à un ennemi
qui joignoit I enthoufiafme d une nouvelle reli¬
gion a toute ja force de fes mœurs encore bar-
baies. Une fi foible barrière ne pouvoir pas arrêter
un torrent qui devoir s’accroître de fes rava^s
II engloutit an fpnripmA _ . ô
< 4 Hiftoire
avoient jette la plus grande partie du commerce
des Indes à Conftantinople par deux canaux déjà
fort connus, ,,
L’un étoit le Pont-Euxin alors aéhf & peuple.
On remontoit le Phafe d’abord fur de grands
bâtimens , & enfuite fur de plus petits julqu à
Serapana. Delà partoient des voitures qui ton-
duifoient en quatre ou cinq jours les maichands
& les marchandées au fleuve Cyrus , qui fe jette
dans la mer Cafpienne. A travers cette mer ^ora-
seufe on sagnoit l’embouchure de 1 Oxus , qu on
femontoit jufqu’auprès des durees de 1 Indus ,
d’où l’on repartoit charge des richelTes de 1 Afie.
Telle étoit une des route de commerce & de
communication entre ce grand continent toujours
riche de fa nature , & celui de 1 Europe alors pau¬
vre & ravagée par fes propres habitans.
L’autre voie étoit moins compliquée. Des batt-
mens Indiens partis de différentes cotes gagnoient
à travers le solphe Perüque 1 Euphrate , ou ils dé¬
potaient leur cargaifon : U ne fallo tqutan jour
pour la porter à Palmire. Cette ville dont les
ruines refirent encore l’opulence, faéoit pa e
ces marchandifes parlesdeferts aux cotes de Sy¬
rie , & s’étoit élevée par ce grand commerce à u
nrofnérité , que fes fondemens jettes au milieu des
Fabt nOui promettoient pas. Lorfqu'elle ... »
détruite par un concours de caufes qui der"an^
feules toute l’attention d un écrivain & des lec¬
teurs , les caravanes, après quelques variations ,
?é fixèrent à la route d’Alep qui par le port
d’Alexandretre , pouffa la cours & la penre des-
richeffes jufqu’à Conftantinople devenue le mar-
ché vénérai des productions de 1 Inde.
L’empire auroit pu par cet avantage feul fe o -
tenir malgré fes malheurs, recouvrer peut-eue
philofophique & politique. ^
fon ancienne gloire. Il n’auroit fallu qu’y joindre
desmœurs , une adminiftration fage , de l’écono¬
mie , une grande circonfpeftion ; mais tout ce
qui conferve la profpérité lui manquoit. Cor¬
rompus par les richeffes prodigieufes qu’un com¬
merce exclufif leur procuroit , les Grecs s’aban¬
donnèrent à une vie oifive , au goût des arts , à de
vaines difcufions , à tous les plailîrs. Bientôt ils
trouvèrent au deffous d’eux de porter aux autres
nations les marchandifes qu’on leur demandoit.
Ils les livrèrent à des Italiens , qui s’emparèrent
peu-à-peu de cette utile navigation. Le gouverne¬
ment auffi corrompu que les citoyens laifla tom¬
ber fa marine , ôc ne compta plus pour fa défenfe
que fur les traités qu’elle faifoit avec desAétran-
gers , dont les vaiffeaux rempliffoient fes ports.
Ce trop foible appui ne retarda pas la perte de
Confl: antinople , & s’il faut tout dire, la précipita.
Les Génois furent engloutis dans le précipice que
leur avidité , leur perfidie avoient creufé. Ma¬
homet les chaffa de Gaffa, où dans les derniers
tems ils avoient attirés la plus grande partie du
commerce de l’Afie.
Les Vénitiens n’a voient pas attendu cette cataf.
trophe pour chercher les moyens de lui rouvrir
la route de l’Egypte. Ils avoient trouvé plus de
facilité qu’ils n’en efpéroient d’un gouvernement
formé depuis les dernieres croifades , comme ce¬
lui d’Alger. Les Mammelus, qui à cette époque,
s’étoient emparés d’un trône dont ils étoient l’ap¬
pui,8 étoient des efclaves tirés la plupart de la
Circaflie dès leur enfance, & formés de bonne
heure aux combats. Un chef ôc un confeil compole
de vingt-quatre des principaux d’entr’eux exer-
çoientl’autorité. Leur corps que lamoleffe du cli¬
mat auroit amoli néceffairement ? étoit renouvelle
D4
5 6 Hiftoirc
tous les ans par une foule de braves avantuners
que l’efpérance de faire fortune attirait de toutes
parts. Ces hommes avides confentirent pour Far¬
ge lit qu on leur donna , pour les promefles qu’on
leur fit , que leur pays devint l’entrepôt des mat-
chandifes des Indes. Ils fouffrirent par corruption
ce que l’intérêt politique de leur état auroit tou¬
jours exige. Les Pifans, les Florentins, les Cata¬
lans , les Génois tirèrent quelque utilité de cette
révolution ; mais elle tourna fingulierement à l’a¬
vantage des Vénitiens qui l’avoient conduite. Telle
croit la fituation des chofes 3 lorfque les Portu¬
gais arrivèrent aux Indes.
Ce grand événement * te les fuites rapides
qu’il eut, cauferent de vives inquiétudes à Ve-
nife. La fagelfe de cette république venoit d’être
déconcertée par une ligue à laquelle elle ne put
réfifter , te qu’afiurément elle n’avoit pas dû pré¬
voir. Plufieurs princes divifés d’intérêt , rivaux de
puifiance , te qui avoient des prétentions oppo-
fées , venoient de s’unir contre toutes les réglés
de la politique te du bon fens, pour détruite
un état qui ne faifoit ombrage à aucun d’eux ;
te ce fut Louis XII , celui de tous ces princes qui
avoit le plus d’intérêt à la confervation de Venife ,
qui , par laviétoired’Aignadel * la mit fur les bords
de fa ruine. La divifion qui devoir néceffai rement
fe mettre entre de femblables alliés, te la pru¬
dence de la république > l’avoient fauvée de ce
danger * le plus éminent en apparence , mais en
effet moins grand , moins réel que celui où la
jettoit la découverte du pa(Tage aux Indes , par
le cap de Bonne-efpérance.
Elle en fentit tous les inconvénient. Elle vit
que le commerce des Portugais alloit ruiner le
lien 3 te par conféquent fa puifiance. Elle fit jouer
philofophiqüe & politique . 'pf
tous les reflorts que put lui fournir l’habileté de
fes adminiftrateurs. Quelques-uns de ces émif-
faires intelligens qu’elle favoit par - tout acheter
8c employer à propos , firent fentir aux Arabes
fixés dans leur pays , 8c à ceux qui étoient répan¬
dus dans l’Inde ou fur les cotes orientales de l’A¬
frique , que leur caufe étoit la meme que celle de
Venife, 8c qu’ils dévoient s’unir entr’eux, 8c avec
elle , contre une nation qui venoit s’empirer de
la fource commune de leurs richefles.
Les cris de cette ligue arrivèrent au foudan
d’Egypte , déjà réveillé par les malheurs qu’il
éprouvoit , par ceux qu’il prévoyoit. Ses douanes
qui formoient la principale branche de fes reve¬
nus par le droit de cinq pour cent que les mar-
chandifes des Indes payoient à leur entrée , 8c
par celui de dix qu’elles payoient à leur fortie *
eommençoient à ne plus rien rendre. Les ban¬
queroutes que l’interruption des affaires rendoit
fréquentes 8c néceffaires , aigrifloient les efprits
contre le gouvernement , toujours refponfable aux
peuples des malheurs qui leur arrivent. La milice
qu’on payoit mal , qui craignoit d’être plus mal
payée encore, fe permettoit des mutineries plus
redoutables dans le déclin de la puiffance que
dans des tems de profpérité. L’Egypte étoit égale¬
ment malheureufe , 8c par le commerce que fai-
foient les Portugais , 8c par celui que leurs violen¬
ces l’empêchoient de faire.
On l’auroit pu rétablir dans fon premier état
avec une flotte j mais la mer rouge n’offfoit rien
de ce qu’il falloit pour la conftruire. Les Véni¬
tiens levèrent cet obftacle. Ils envoyèrent a Alexan¬
drie des bois , 8c d’autres matériaux. On les con-
duifit par le Nil au Caire, d’où ils furent portés fur
des chameaux à Suez. C’eft de ce port célébré
î* , Hiftoire
qu’on fit partir pour l’Inde en i quatre grands
vaifleaux, un gallion , deux galeres & trois ga-
liottes.
Les Portugais avoient prévu cet orage. Pour le
prévenir, ils avoient fongé dès l’année précédente
à fe rendre maîtres de la navigation de la mer
rouge, bien allurés qu'avec cet avantage ils n’au-
roient plus à craindre ni la concurrence , ni les
forces de l’Egypte & de l’Arabie. Dans cette vue
ils avoient formé le delfein de s’emparer de l’ifie
de Socotora , fort connue dans l’antiquité fous
le nom de Diofcoride , pour l’abondance & la
perfection de fon aloès. Elle eft fituée dans le golfe
dte la mer rouge, à cent quatre-vingt lieues du
détroit de Babelmandel formé du côté de l’Afri¬
que par le cap de Guardafu , ôc du côté de l’Ara¬
bie par celui de Fartaque.
Tritan d’Acugna, parti du Portugal avec un
armement confidérable attaqua cette ifle. Il fut
combattu à la defcente par Ibrahim , fils du Roi
des Fartaques, fouverain d’une partie de l’Arabie
& de Socotora. Ce jeune prince fut tué dans
FaCtion. Les Portugais afiîégerent, & bien-tôt
emportèrent d’alfaut la feule place qui étoit dans
TiHe. Elle fut défendue jufqu’à la derniere extré¬
mité par une garnifon plus nombreufe que la
petite armée Portuguaife. Les loldats de cette
garnifon ne voulurent point fur.vivre au fils de leur
fouverain , refuferent de capituler , & fe firent
tuer jufqu’au dernier. L’intrépidité des troupes de
d’Acugna étoit encore au defliis de ce courage.
Le fuccès de cette entreprife ne produilit pas
les avantages qu’on en efpéroit. Il fe trouva que
Fille étoit flérile, qu’elle n’avoit point de port ,
êc que les navigateurs qui fortoientde la mer rouge
m la connoiCfoient jamais, quoiqu’elle dut être
philofophique & politique . j 9
néceflairement reconnue parceuxquivouloienty
entrer. Aufli la flotte Egyptienne penetra-t-elle
fans danger dans l’océan Indien. Elle fe joignit a
celle de Cambaye. Ces deux forces reunies com¬
battirent avec avantage les Portugais affaiblis par
le trop grand nombre de vaifleaux charges r e
marchanaifes qu’ils avoient exped.es pour 1 Eu¬
rope. Le triomphe fut court. Les vaincus reçu¬
rent des renforts & reprirent la fuperionte pour
ne la plus perdre. Lesarmemens qui continuèrent
à partir d’Egvpte furent toujours battus & diffipes
par les petites efcadres Portugaifes qui croifoient
à l’entrée du golfe. „ ,
Cependant comme cette petite guerre donnoit
toujours de l’inquiétude , occafionno.t quelques
dépenfes, d’Albuquerque crut devoir y mettre hn
par la déflation de Suez. Mille obftacles traver-
foient ce projet.
La mer rouge qui doit fon nom aux coraux ,
aux madrépores, aux plantes marines qui tapiflent
prefque par-tout fon fond , & qui hn donnent
en apparence cette couleur , a d un cote 1 Arabie ,
de l’autre la haute Ethiopie & 1 Egypte. On lui
donne fix cent quatre-vingt lieues depuis 1 îile
de Socotora jufqu’à l’ifthme fameux qui joint
l’Afrique à l’Afie. Comme elle eft fort longue,
trèc-étroite & qu'elle ne reçoit aucun fleuve dont
k force puiffe sfoppofer à celle du flux , elle par»,
cipe d’une maniéré plus fenfible aux mouvemens
de l’océan, que les autres mers méditerranees
fituées à peu près fous la même latitude. Elle elt
peu fujette aux orages , & ne connoit prefque
point d’autres vents que ceux du nord & du iud,
qui font périodiques comme la mouçon dans
l’Inde , & qui fixent invariablement le tems de
l’entrée & de lafortie. On peut la partager en trois
ijtoirc
bandes. Celle du milieu eft nette , navigable jour
f "rC H Une Profondeur de vingt-cinq à foixanre
Draltes d eau. Les deux qui bordent les côtes
quoique pleines d’écueils , font préférées par les
gens du pays qui , obligés de fe tenir au voifinacre
es terres a caufe de la petitefle de leurs bâtimens *
*e gagnent le grand canal que lorfqu’ils craignent
quelque coup de vent. L attention qu ont leurs
pilotes de mouiller ordinairement avant le cou-
cher du foleil , rend les accidens fort rares. La
dimculté , pour ne pas dire l’impoffibilité d’abor¬
der les ports répandus fur la côte , fait que cette
navigation eft tres-perilleufe pour les grands vaif-
feaux , qui ne trouvent d’ailleurs fur leur ronce
qu’un nombre confidérable d’iiles déferres , arides
& fans eau.
. ^ Albuquerque malgré fes talens , fon expé¬
rience^ 8c fa fermete ne réuflit pas à furmonter
^:nt d obftacles. Apres s’être enfoncé bien avant
dans la mer rouge , il fut obligé de revenir fur
fes pas avec fa flotte , qui avoir fouffert de con¬
tinuelles incommodités 8c couru de forts grands
dangers. Une politique inquiété 8c cruelle lui fit
imaginer depuis des moyens pour arriver à fes
fins , qui lui paroifloient plus sûrs. Il vouloit que
l’empereur d’Ethyopie qui briguoit la proteétion
du Portugal , détournât le cours du Nil en lui ou¬
vrant un paffage pour fe jetter dans la mer rouge.
E Egypte feroit alors devenue en grande partie
inhabitable > peu propre du moins au commerce.
Lui - même il fe propofoit de jetter dans l’Arabie
par le golfe Perfique trois ou quatre cens che¬
vaux qu’il croyoit fuffifans pour aller piller Me-
dine 8c la Mecque. Il penfoit qu’une expédition
de cet éclat rempliroxt de terreur les MahoRic—
pns * & arrêteroit ce prodigieux concours de pèle-
philofophique & politique. Ci
W-ns, le plus folide appui du commerce dont il
cherchoit â extirper les racines.
Des entreprifes plus sûres , & qui paroilToient
pour le moment plus importantes , le portèrent à
différer la ruine d’une puiilance dont il fuffifoic
d arrêter alors la rivalité. La conquête de l’Egypte
par les Turcs quelques années après, rendit nécef-
faires de plus grandes précautions. Les hommes
privilégiés à qui il fut donné de faifir la chaîne
des événemens qui avoient précédé & fuivi le
pafTage du cap de Bonne - efpérance, de porter
des conjedures profondes fur ceux que la décou¬
verte de ce chemin prévenoit, ne purent s’em¬
pêcher de le regarder comme la plus grande épo¬
que de l’hiftoire du monde. r
L’Europe commençoit à peine à refpirer & 3
fecouer le joug de la fervitude qui avoir avili Tes
habitans depuis les conquêtes des Romains &
l etabiiilement des loix féodales. Les tyrans fans
nombre qui opprimoient des multitudes d’efcla-
ves avoient été ruinés par le délire des croifades
Pour foutemr ces extravagantes expéditions, ils
avoient été obligés de vendre leurs terres & leurs
châteaux , & d’accorder à prix d’argent à leurs
vaflaux quelques privilèges qui les rapprochoient
enfin de la condition des hommes. Alors le droit
de propriété commença à s’introduire parmi les
particuliers, &leur donna cette forte d’indépen¬
dance fans laquelle la propriété n’eft elle-même
qu une îllufion. Ainfi les premières étincelles de
liberté qui aient éclairé l’Europe , furent l’ouvrage
inattendu des croifades, & la folie des conquê¬
tes contribua pour la première fois au bonheur
des hommes.
Sans la decouverte de Vafco de Gama, le flam¬
beau de la liberté s’éteignoit de nouveau , 3c
'êt Hiftoire
peut-être pour toujours. Les Turcs alloientrem*
placer ces nations téroces , qui des extrémités de
fa terre étoient venus remplacer les R ornais pour
en opprimer la furface , & à nos barbares inFutu-
tiens aurait fuccédé un joug plus pefant encore.
Cet événement étoit inévitable , fi les farouches
i .in J _ ^ *- £ tf* r/^r\rtnlj PC naf
tentèrent dans 1 lnac. Les ricneneb uc .
alfuroient celle de l’Europe. Maîtres de tout le
commerce du monde , ils auraient eu neceflaire-
ment la plus redoutable marine qu on eut jamais
vue Quels obftacles auraient pu arrêter alors lur
notre continent ce peuple conquérant par la na-
nature de fa religion & de fa politique.
L’ Angleterre fe déchirait pour les interets de
fa libertés France pour les intérêts de les martres»
l’Allemagne pour ceux de la religion , 1 Italie pou
les prétentions réciproques d’un tyran & d un
impofteur. Couverte de fanatiques 6c de corn-
battans , l’Europe entière reffembloit a un malade
qui tombé dans le délire , s’ouvre les veines, &
Serd dans fa fureur fon fangavec les forces. Dans
cet état d’épuifement & d anarchie , elle n aurait
oppofés aux Turcs qu’une foible refiftance. Plus
Ælme qui fuccede aux guerres civiles rend les
peuples redoutables à leurs voifins , plus les trou-
blesse la dilTenfion qui les déchire les expofent
' ’Lafion & à l’opprefiion.La conduite depravee
Sud gé "«oit encore favori* 1« progrès d’un
îes AaînesVl'efdavage. En effet, «JH >«
fvftêmes politiques & religieux qui affligent L el
fy ^ humaine il n’en eft point qui laiffe moins
de carrière à la liberté que celui des Mufulmans.
Dans prefque toute l’Europe une religion etran-
philofophique & politique. £3
gere au gouvernement , & qui s’eft introduite à
fon infçu, une morale répandue fans ordre, fans
précifion dans des livres obscurs & fufceptibles
d’une infinité d’interprétation différentes : une
autorité en proie aux prêtres & aux fouverains ,
qui fe difputent tour-à-tour le droit de comman¬
der aux hommes, des loix politiques & civiles fans
ceffe en contradi&ion avec la religion dominaBte
qui condamne l’inégalité & l’ambition, une admi-
niftration inquiété & entreprenante , qui , pour
dominer avec plus d’empire, oppofe continuelle¬
ment une partie de l’étarà l’autre partie; tout cela
doit entretenir dans les efprits une fermentation
violente ; & il n’eft pas furprenant que parmi tant
de mouvemens & de tumulte il s’eleve un cri de
la nature qui s’écrie : V homme ejt né libre .
Mais, fous le joug d’une religion qui confacre
îa tyrannie , en fondant le trône fur l’autel , qui
femble impofer filenceà l’ambition en permettant
la volupté, qui favorile la parelïe naturelle en
interdifantles opérations de l’efprit , il n’y a point
d’efpérance pour les grandes révolutions. Auflî
les Turcs qui égorgent fi fouvent leur maître
n ont-ils jamais penfe a changer leur gouverne¬
ment. Cette idee cft au defîus de leu. s âmes éner¬
vées & corrompues. C’en étoit donc fait de la
liberté du monde entier, elle étoit perdue, fi le
peuple le plus fuperftitieux & peut-être le plus
efclave de la chrétienté, n’eut arrêté les progrès
du fanatifme des Mufulmans, & brifé le cours
impétueux de leurs conquêtes, en leur coupant
le nerf des richeffes. Albuquerque fit plus. Après
avoir pris des mefures efficaces pour qu’aucun
vaiffieau ne put paffer de la mer d’Arabiedans les
mers des Indes , il chercha à fe donner l’empire
du golfe Perfique.
#4 Uiftoîre
Au débouché du détroit de Mollandour , qui
conduit dans ce bras de mer , eft fituée Tifle de
Gerun. C’eft fur ce rocher ftérile qu’un conquérant
Arabe bâtit dans le onzième fiecle la ville d’Or-
muz , devenue avec le tems la capitale d’un royau¬
me qui , d’un côté s’étendoit afïez avant dans
l’Arabie , & de l’autre dans la Perfe. Ormuz avoir
deux bons ports : il étoit grand , peuplé , fortifié.
Il ne devoit fes richeffes 6c fa puiiïance qu’â fa
fituation : il fervoit d’entrepôt au commerce de
la Perfe avec les Indes \ avant les découvertes %
des Portugais , le commerce de Perfe étoit plus
grand qu’il ne l’a été depuis, parce que les Per-
fans faifoient pafièr les marchandifes de l’Inde en
Europe par les ports de Sirie ou par Caffa. Dans les
faifons qui permettoient l’arrivée des marchands
étrangers , Ormuz étoit la ville la plus brillante
la plus agréable de l’orient. On y voyoit des
hommes de prefque toutes les parties de la terre
faire un échange de leurs denrées , Sc traiter leurs
affaires avec une politeffe & des égards peu con¬
nus dans les autres places de commerce.
Ce ton étoit donné par les marchands du port ,
oui communiquoient aux étrangers une partie de
leur affabilité. Leurs maniérés , le bon ordre qu’ils
entretenoient dans leur ville , les commodités , ,
les piaifirs de toute efpece qu’ils y raffembloient :
tout concouroit avec les intérêts du commerce à y
attirer les négocians. Le pavé des rues étoit couvert
de nattes très-propres , & en quelques endroits
de tapis. Des toiles qui s’avançoient du haut des
maifons rendoient les ardeurs du foleil fupporta-
blés : on voyoit des cabinets des Indes ornés de
vafes dorés ou de porcelaine , dans lefquels étoient
des arbriffeaux & des herbes de Lenteur. On trou-
voie dans les places des chameaux chargés d’eau.
philofophique & politique. 65
On ptodigaoïc les vins de Perle, ainli que les
parfums 8c les alimens les plus exquits. On enten¬
dait la meilleure mufîque de Lorient. Ormuz étoit '
remplie de belles filles de différentes contrées de
l’Aiîe , inftruites dès l’enfance dans tous les arts
qui varient 8c augmentent la volupté. On y gou-
toit enfin toutes les deiices que peuvent actirer 8c
réunir l’abord desrichellès , un commerce immen-
fe, un luxe ingénieux , un peuple poli 8c des fem¬
mes galantes.
A ion arrivée dans les Indes , d’Albuquerque
commença par ravager les côtes , par pilier les
villes dépendantes d Ormuz. Ces dévalisions qui
font plus d’un brigand que d’un conquérant , n’é-
toienc pas en général de Ion goût ; mais il ie
les permettait dans l’efpérance d’engager à fe pré-
fenter d’elle- même au joug une puillance qu’il
n’étoit pas en état de réduire par la force. Lorf-
qu’il crut avoir infpiré une terreur convenable
à fes delfeins ,* il le préfenta devant la capitale ,
dont il fomma le roi de le rendre tributaire du
Portugal j comme il l’étoit de la Perfe. Cette
propolition fut reçue ainfi quelle devoit l’etre»
Une flotte compofée de vaiflèaux Ormuziens , Ara¬
bes 8c Per fans, vint combattre l’Efcadre d’Albu¬
querque , qui détruifit toutes fes forces avec cinq
navires. L’Indien découragé confentit que le vain¬
queur conftrmfit une citadelle qui dévoie égale¬
ment dominer la ville 8c fes deux ports.
D Albuquerquc qui connoilToit le prix du tems
ne perdit pas un moment pour hâter cette conf-
truétion. Il travailloit comme le dernier des
liens. Cette aéiivité n’empêcha pas qu’on ne remar¬
quât le peu de monde qu’il avoit. Atar qui , par
des révolutions communes en orient, était parvenu
de 1 efclavage au miniftere, rougit d’avoir facrific
Tome h e
66 Hiftoire
1 état à une poignée d’étrangers. Plus habile à
manier les rellbrts de la politique que ceux de la
guerre , il réfolut de réparer par des artifices le
mal qu’il avoit fait par fa lâcheté. Il fut gagner r
corrompre , défunir & brouiller fi bien les Portu¬
gais entr’eux & avec leur chef , qu’ils furent cent
fois fur le point d’en venir aux mains. Cette ani-
mofité qui fit un grand éclat , & qui augmen-
toit toujours , les détermina à fe rembarquer au
moment qu’on les avertit qu’il y avoit un com¬
plot pour les égorger. D’Albuquerque qui s’affer-
miffoit dans fes idées par les contre-tems & par
les murmures , prit le parti d’affamer la place &
de fermer le paüage à tous les fecours. Sa proie
ne lui pouvoir échapper , lorfque trois de fes capi¬
taines l’abandonnèrent honteufement avec leurs
vaiffeaux. Pour juftifier leur défertion , ils ajoutè¬
rent à la noirceur de leur infidélité , celle de
charger leur général des plus atroces calomnies.
Cette trahifon força d’Albuquerque à renvoyer
l’exécution de fon projet au tems qu’il favoit n’être
pas éloigné , où il auroit à fa difpofition toutes
les forces de fa nation. Dès qu’il fut devenu vice-
roi , il reparut devant Ormuz avec un appareil
auquel une cour corrompue , un peuple amolli
ne fe crurent pas en état de réfifler. On fe fournit.
Le fouverain de la Perfe envoya demander un tri¬
but au vainqueur. D’Albuquerque fit apporter de¬
vant les ambalïadeurs des boulets , des grenades
& des fabres. Voilà , leur dit-il , la tnonnoie des
tributs que paye le roi de Portugal.
Après cette expédition , la puiiïance Portugaife
fe trouva affez folidement établie dans les golfes
d’Arabie & de perfe , fur la côte de Malabar ,
pour qu’on put fonger à l’étendre dans l’orieat de
j’Afie.
philosophique & politiuel éj
ï! Ce préléntoit d’abord à Albuquerque l’ifle de
Ceylan , qui a quatre-vingt lieues de long fUL-
rrente dans la plus grande largeur. Elle croit fort
peuplée. Deux nations différentes en mœurs , en
gouvernement, en religion l’habiroient. Les Be-
das établis à la partie Septentrionale de fille 8c
dans le pays le moins abondant , font partagés
en tribus qui fe regardent comme une feule fa¬
mille , qui n obeillent qu a un clief dont fait—
tonte n eft pas abfolue. Ils font prefque nuds : ce
font les memes mœurs 3c le meme gouvernement
qu’on trouve dans les montagnes d’Ecol Te. Ces tri¬
bus unies pour la défenfe commune ont toujours
vaillamment combattu pour leur liberté, & n’ont
jamais attenté à celle de leurs voilïns. On fait peu
cte choie de leur religion , 8c il eft douteux qu’elles
ayent un culte. Elles ont peu de communication
a\e^ les étiangers. On garde à vue ceux qui tra¬
versent les cantons quelles habitent. Ils y font
bien traités Sc promptement renvoyés. La ialoufie
des Bedas pour leurs femmes eft caufe en partie
de ce foin d’éloigner les étrangers , & ne contri-
oue pas peu à les Séparer de tous les peuples. Ils
Semblent être les habitans primitifs de fille.
fine nation plus nombreufe & plus pui liante ,
qu’on appelle les Chingulais , eft maîtrelfe de la
partie méridionale. En la comparant à l’autre
nous l’appellerions une nation polie. Ils ont des
. j.1^. ^ ,^es defpotes. Ils ont comme les Indiens
ia diftinchon des Caftes , mais une religion diffé-
rente. Ils reconnoilïent un être Suprême f & enfuite
des divinités du Second , du troifieme ordre. Tou¬
tes ces divinités ont leurs prêtres. Ils honorent par¬
ticulièrement dans les dieux du Second ordre un
j ^ i * lit r la rerre pour fe
tendre médiateur entre Dieu & les hommes. Les
E 3
Bit
6 8 tlijti
prêtres de Bubdou font des perfonnages fort ïm*
portans à Ceylan. Ils ne peuvent jamais être pu¬
nis par le prince , quand même ils auroient at¬
tente à fa vie. Les Chingulais entendent bien la
guerre. Ils ont fu faire ufage de la nature de
leur pays de montagnes, pour fe défendre contre
les Européens qu’ils ont fouvent vaincus. Ils font
fourbes, intéreflés , complimenteurs comme tous
les peuples efclaves : ils ont deux langues , celle
du peuple 5c celle des favans. Par-tout où cet ufa¬
ge eft établi , il a donné aux prêtres 5c au gou¬
vernement un moyen de plus pour tromper les
hommes.
Les deux peuples jouifloient des fruits , des
grains, des pâturages qui abondoient dans Lille,
On y trouvoit des éléphans fans nombre , des
pierres précieufes , la feule canelle qui ait jamais
été eftimée. C’étoit fur la côte feptentrionale 5c
fur la côte de la pêcherie , qui en eft voifine , que
fe faifoit la pêche des perles la plus abondante
de Lorient. Ses ports étoient les meilleurs de l’Inde ,
êc fa pofition étoit au delïus de tant d’avantages.
Si nous ne nous trompons , les Portugais au¬
roient dû établir toute leur puiflance dans cette
ille. Elle eft le centre de Lorient. C’eft le paftage
qui conduit dans les régions les plus riches. Tous
les navires qui viennent d’Europe , d’Arabie 5c
de Perfe ne peuvent s’empêcher de lui rendre hom¬
mage , 5c les mouçons alternatives permettent
d’y aborder 5c d’en fortir dans tous les tems de
l’année. Avec peu de dépenfe en hommes 5c en
argent , on ieroit parvenu à la bien peupler , à k
bien fortifier. Des efeadres nombreufes parties de
tous les ports de cette ifle auroient fait refpecter
le nom de fes maîtres dans toute LAfie j 5c les
vaifleaux qui auroient crqifés dans les parages
philofophlque & politique. 6c,
aüroient intercepté k navigation des autres na¬
tions.
Le vice-roi n’en jugea pas a in fi , & il ne parut
pas s’occuper davantage de 1a côte de Coromandel
quoique plus riche que celle de Malabar. Cette
derniere n’offroit que des marchandises de mé¬
diocre qualité , beaucoup de vivres , un peu de
mauvaife canelîe , allez de poivre & du carda¬
mome , Sorte d’épicerie dont les Orientaux font
un grand uSage. La côte de Coromandel fournit
les plus belles toiles de coton de l’univers. Ses ha-
bitans, la plupart naturels du pays, & moins mêlés
d’Arabes & d’autres nations, Senties peuples les
plus doux & les plus induilrieux de l’Indoftan.
D’ailleurs , en remontant la côte de Coromandel
vers le nord, on trouve les mines de Goiconde.
De plus, cette côte eft admirablement placée poi s
recevoir les marchandises de Bengale & d’autres
contrées.
Cependant d’Albuquerque n’y fit point d’éta¬
bli Ile ment. C^eux de Saint- 1 home & de
patan ne furent formés qu’après lui. Il Savoir que
cette côte e fl: dépourvue de ports, qu’elle eft ina¬
bordable dans certains rems de Tannée, & qu’alor&
des flottes n’y pourraient pas fecourir des colo¬
nies. Enfin il penfa qu étant maîtres de Ceylan 5
ouvrage commencé par fon prédécefleur d’AU
meyda* & porté depuis à fa perfeétion , les Por¬
tugais le feraient du commerce de Coromandel ?
s’ils s’emparaient de Malaca. C eft à cette con¬
quête qu’il fe détermina.
Le pays dont cette ville étoit la capitale , eft:
une langue de terre fort étroite qui peut avoir
cent lieues de long. Il ne tient au continent que
par la cote du nord , ou il confine à l’état de Siam „
9U plutôt au royaume de Johor r qui en a été
E 5:
7 o Hlftoire
démembré. T©ut le telle eft baigné par la mer 5
qui le fépare de l’ifle de Sumatra par un canal
connu fous le nom du détroit de Malaca.
La nature avoit pourvu au bonheur des Malais.
Un climat doux , fain & raffraîchi par les vents 8c
les eaux fous le ciel de la zone torride : une terre
prodigue de fruits délicieux 5 qui pourroient fuffire
à l’homme fauvage , ouverte à la culture de toutes
les productions nécelTaires à la fociété : des bois
d’une verdure éternelle : des fleurs qui naiflent
à côté des fleurs mourantes : un air parfumé des
odeurs vives 8c fuaves qui s’exhalant de tous les
végétaux d’une terre aromatique , allument le feu
de la volupté dans les êtres qui refpirent la vie*
La nature avoit tout fait pour les Malais 3 mais la
fociété avoit tout fait contre eux.
Le gouvernement le plus dur avoit formé le
peuple le plus atroce dans le plus heureux pays
du monde. Les loix féodales nées parmi les rochers
8c les chênes du nord avoient ponde des racines
jufques fous l’équateur ? au milieu des forêts 8c
des campagnes amoureufes , où tout invitoit à
jouir en paix d’une vie qui ne devoit s’abréger 8c
fe perdre que dans les délices propres à la tranf-
mettre. Ceft-là qu’un peuple efclave obéifloit à
en tyran fous l’anarchie de plufieurs. Le defpo-
ïifme d’un fultan fembloit s’être appefanti fur la
multitude , en fe divifant entre les mains des
grands vaflaux.
Cet état de guerre 8c d’oppreflion avoit mis la
férocité dans tous les cœurs. Les bienfaits de la
terre 8c du ciel verfés à Malaca n’y avoient fait
que des ingrats 8c dés malheureux. Des maîtres
vendoient leur fervice , c’eft> à-dire ? celui de leurs
efclaves , à qui pouvoir l’acheter. Ils arrachoient
leurs ferfs à ragricukure ? pour les mener à un
TtSi
philofophique & politique : 71
brigandage fur mer 6c fur terre qui leur conve-
noir mieux que le travail. Ce peuple avoir con¬
quis un archipel immenfe célébré dans tout l’o¬
rient fous le nom d’ifles Malaifes. Il avoit porté
dans fes nombreufes colonies fes loix, fes mœurs,
fes ufages, 6c ce qu'il y avoit de fingulier , la
langue la plus douce de l’Ahe,
Cependant Malaca étoit devenu par la fituation
le plus confidérable marché de llnde. Son port
étoit toujours rempli de vaiffeaux. Les uns y arri-
voient du Japon , de Chine , des Philippines, des
Moluques , des cotes orientales moins éloignées.
Les autres s’y rendoient de Bengale , de Coro¬
mandel , de Malabar , de Perfe , d’Arabie 6c d’A¬
frique. Ions ces navigateurs y traitoient entr’eux
6c avec les habitans dans la plus grande fécurité.
L’attrait des Malais pour le brigandage avoit cédé
à un intérêt plus sûr que les fuccès toujours vagues ,
toujours douteux de la piraterie.
Les Portugais voulurent prendre part à ce com¬
merce de toute l’Ahe. Ils fe montrèrent d’abord
à Malaca comme (impies négocians. Leurs u fur pa¬
rions dans l’Inde av oient rendu leur pavillon (i
fufpect , 6c les Arabes leurs ennemis fe donnè¬
rent tant de mouvemens pour les rendre odieux ,
qu’on s’occupa du foin de les détruire. O11 leur
tendit des pièges où ils tombèrent. Plufieurs d’en-
tr’eux furent maffacrés , d’autres mis aux fers : ce
qui put échapper, regagna les vaiffeaux qui fe fau-
verent au Malabar.
D’Albuquerque n’avoit pas attendu cette vio¬
lence pour fonger à s’emparer de Malaca. On peut
penfer cependant qu’elle lui fut agréable, parce
qu’elle donnoit a fon entreprife un air de juftice
propre à diminuer la haine qu’elle devoir naturel¬
lement attirer au noua Portugais. Le te ms auroiç
f 4
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WUÊÊ I
M
; 2. tiijxoïre
affoibli une impreffion qu’il ‘croyoit lui être avan~
tageufe, & il ne différa pas d un inftant fa ven¬
geance. Cette activité a voit été prévue, & il
trouva en arrivant devant la place , au commen¬
cement de 1 5 1 1 des dilpolitions faites pour le
recevoir.
Un obftacle plus grand que cet appareil for¬
midable enchaîna pendant quelques jours la va¬
leur du général Chrétien. Son ami Âraûjo étoit
du nombre des prifonniers de la première expé¬
dition. On menaçoic de le faire périr au moment
où commenceroit le fiege. Albuquerque étoit fen-
fible , & il étoit arrêté par le danger de fon ami ,
lorfqu’il en reçut ce billet ; Ne penfez quà la
gloire & à V avantage du Portugal • fi je ne puis
être un inftrument de votre viftoire , que je ny fois
pas au moins un obftacle. La place fut attaquée
Ôe prife après bien des combats douteux * fanglans
& opiniâtres. On y trouva une artillerie nombreufe,
des tréfors immenfes , de grands magafins , tout
ce qui pouvoir rendre la vie délicieufe , & il y
fut conftruitune citadelle pour garantir la fiabilité
de la conquête.
Comme les Portugais fe bornèrent â la pofleffion
de la ville , ceux des habitans , tous fe&ateurs
d’un Mahométifme fort corrompu , qui ne vou¬
lurent pas ftibir le nouveaux joug , s’enfoncèrent
dans les terres , où fe répandirent fur la côte : l’in¬
térêt ne les obligeant plus â aucune diflîmulation *
ils ont reprit toute la violence de leur caraétere.
Ce peuple ne marche jamais fans un poignard ,
qu’il appelle crid. Il femble avoir épuifé toute
Pinvention de fon génie fanguinairè à forger
cette arme meurtrière. Rien de fi dangereux que
de tels hommes avec un tel inftrument. Embar¬
qués fur un vajifea^ux , ils poignardent tout
' . -- v v -
^ v. 2 -v.:- "
philofophique & politique . 73
quipage au moment de la plus profonde fceiirité-
Depuis qu’on a connu leur perfidie, tous les Euro¬
péens ont pris la précaution de ne pas fe fervir
des Malais pour matelots. Mais ces barbares em*
chériflans fur leurs anciennes mœurs , où le fort
fe faifoit honneur d’attaquer le foible , aujour¬
d’hui animés par une fureur inexplicable de périr
ou de tuer , vont avec un bateaux de trente hom¬
me , aborder nos vaifleaux de quarante canons ,
& quelquefois ils les enlèvent. Sont-ils repouffés y
ce n’eft pas du moins fans emporter avec eux la
confolation de s’être abreuvés de fang.
Un peuple à qui la nature a donné cette in¬
flexibilité de courage peut être exterminé, mais
non fournis par la force. Il n’y a que l’humanité,
l’attrait des richefles ou de la liberté , l’exemple
des vertus & de la modération , une adminiftra-
tion douce , qui puiflent le civilifer. Il faut le ren¬
dre ou le laifleràlui-même , avant de former avec
lui des liaifons qu’il repouffe. La voie de la con¬
quête feroit peut-être la derniere qu’il faudroit
tenter : elle 11e feroit qu’exalter en lui l’horreur
d’une domination étrangère , 8c qu’effaroucher
tous les fentimens de la fociabilité. La nature a
placé certains peuples au milieu de la mer comme
les lions dans les déferts pour être libres. Les tem¬
pêtes , les fables , les montagnes & les cavernes
font l’afyle 8c les remparts de tous les êtres indé-
pendans. Malheur aux nations policées qui vou¬
dront s’élever contre les forces & les droits des peu¬
ples infulaires 8c fauvages. Elles deviendront
cruelles 8c barbares fans fruit ; elles femeront la
haine dans la dévaftation , 8c ne recueilleront quç
l’opprobre 8c la vengeance»
Après la prife de Malaca, les rois de Siam ,
de Pegu, plulieurs autres eonfternés d’une viftoire
74 Hijtoire
fi fatale à leur indépendance , envoyèrent â Albu^
querque des ambaffadeurs pour le féliciter , lui
offrir leur commerce , 8c lui demander l’alliance
du Portugal.
Une efcadre détachée dans ces eirconftances de
la grande flotte prit la route des Moluques. Ces
ifles fituées près du cercle équinoxial dans l’océan
Indien , font , en y comprenant comme on le fait
communément celles de Banda, au nombre de
dix. La plus grande n*a pas douze lieues de circuit,
de les autres beaucoup moins.
On ignore comment elles furent d'abord peu¬
plées * mais il paroît prouvé que les Chinois , les
Javanois & les Malais leur 011c donné fucceflîve-
ment des loix. Les habitans étoient au commen¬
cement du feizieme fiecle desefpeces de fauvages,
dont les chefs , quoique décorés du nom de rois ?
rfavoienc qu’une autorité bornée 8c tout- à- fait dé¬
pendante des caprices de leurs fujets. Ils avoient
ajouté depuis peu les fuperftitions du Mahomé-
tifme à celles du paganifme qu’ils avoient long-
tems profelfé. Leurpareffe étoitexcefîîve. Lachafle
8c la pèche étaient leur occupation unique , 8c
ils ne connoifloient aucune efpece de culture.
Cette inaction croit favorifée par les reflources
que leur tourniroient le cocotier.
Le cocotier efl: un arbre dont les racines font
fi menues 8c fi peu profondes , que les vents le
renverfent fouvent. Son tronc qui s’élève à la
hauteur de trente à quarante pieds , efl droit ,
d’une grofTèur médiocre , 8c égale dans toute
fa longueur. Il efl fi fpongieux , que fon bois ne
peut ni fervir à la conftrudion des navires , ni
être employé dans des édifices un peu folides. Sa
tête fe couronne de dix ou douze feuilles larges ,
longuets ëpailfes, qui fervent à former les toits des
phiîofophique & politique . 75*
maifons. De cette touffe qui fe renouvelle trois
fois chaque année , fortent autant de fois des
bourgeons gros comme le bras , à chacun defquels
on voit fufpendus dix ou douze cocos qui , avec
leurs écorces , 11e font guere moins grands que
la tête de l’homme. La première écorce du coco
eft fîlandreufe : on en fabrique quelques étoffes
groflieres 8c des cables pour les vaiffeaux. La
fécondé qui eft fort dure fournit des petits vafes
8c des uftenfiles de ménage. L'intérieur de cette
coquille eft rapide d’une poulpe blanche 8c épaifTe
dont on exprime au prefloir une huile qui eft du
plus grand ufage aux Indes. Elle eft affez douce
lorfqu’elle eft récente 5 mais elle contraéte de
l’amertume en vieilliffant , 3c alors elle n’eft bonne
qu’à brûler j le marc qui refte dans le prefloir
fert à nourrir les beftiaux , la volaille , 8c même
le plus bas peuple dans des tems de calamités.
La poulpe du coco renferme de l’eau extrême¬
ment fraîche qui fert à défaltérer le cultivateur
8c le voyageur. Cette boiffon eft fort faine , mais
d’une douceur fade.
En coupant la pointe des bourgeons , on en
fait diftiller une liqueur blanche , qui eft reçue
dans un vafe attaché à leur extrémité. Ceux qui
la recueillent avant le lever du foleil , 8c qui la
boivent dans fa nouveauté, lui trouvent le goût
d’un vin doux. C’eft la manne du défert. Qui fait
même fi l’idée de celle-ci n’a pas été prife dans
des livres plus orientaux que ceux de l’Arabie
ou de l’Egypte. L’Inde eft , dit-on , le berceau
de beaucoup de fables , d’allégories , de reli¬
gions. Les curiofités de la nature font une fource
féconde pour l’impofture , elles convertit des phé¬
nomènes finguliers en prodiges. L’hiftoire natu¬
relle dun pays devient furnaturelle dans un autre;.
Les faits comme les plantes s’altèrent en s el oi^
gnant de leur fource : les vérités fe changent en
erreurs , 8c la diftance des terns & des lieux faifamr
difparoître lescaufes occafionnelles des fauffes opi¬
nions > donne aux menfonges populaires un droit
imprescriptible fur la confiance des ignorans , 8c
iur le filence des fa vans. Les uns n ’ofent douter #
les autres difputer.
Quoiqu il en foit des rapports qu’il peut y
avoir entre la nourriture des Ifraélites 8c la boif-
fon des Indiens, fi la liqueur du coco ne s’éva-
vanouit pas au foleilcomme la manne, elle ne
tarde pas à s’aigrir & à fe convertir en un vinaigre
foît utile. Diftillée dans fa plus grande force, elle
donne une eau-de-vie très-fpiritueufe , 8c en la
faifant bouillir avec un peu de chaux vive , on
en tire du fucre de médiocre qualité, avec lequel
on fait des confitures» Les arbres dont on expri¬
me cette liqueur ne porte aucun fruit , parce
qu’elle e£t le fuc dont les noix fe forment 8c fe
nourrifient.
Indépendamment de ce cocotier répandu dans
toutes les contrées de l’Inde , les Moluques en
avoient un particulier , qu’on nommoit fagu».
Cet arbre nourrit les hommes , non de fes fruits *
qui ne font que la fuperfluité de la reproduéHon >
mais de fou tronc 8c de la fubftance même de fa
vie. Il vient fans culture dans les forêts, fe mul¬
tipliant de lui-même par fes grains 8c fes rejet-
tons. Il s’élève jufqu’à la hauteur de trente pieds
fur une grofieur d’environ fix pieds. Le contour*
de cette circonférence eft une écorce épailfe d’un
pouce. L’intérieur de cette écorce eft compoféd’un
titfu de fibres longues & entrelaffées les unes
dans les autres. Cette double enveloppe contient
ftpe efpe.ee de moelle ou de gomme qui fe
philo fopkique & politique . ' yy
tlduit en farine. L’arbre qui ne lembie croître
que pour les bel'oins de l’homme , lui indique
■cette farine par unepoulîïere fine & blanche dont
fe couvre la feuille. Ceft une marque certaine
de la maturité du fagu. Les Indiens coupent alors
cet arbre par le pied , & le dépècent en tronçons
qui font fendus par quartiers , pour en tirer la
moelle ou la farine qu Us renferment. On délaye
cette fubftance dans de 1 eau , on la coule enluite
par une toile qui latiïe palier la farine , & ne
retient que les libres ou le tiliu capillaire. Après
que 1 eau s eft évaporée , on jette la pâte plus com¬
pte dans des moulles de terre , où on la fait
lécher ou durcir pour ues années entières. On
mange le fagu fimplement délayé avec de l’eau»
quelquefois cuit & bouilli. L’humanité de Indiens
referve la fleur de cette farine aux vieillards 8c
aux, malades. Elle eft quelquefois réduite en une
gelée blanche & très- délicate»
Un peuple ennemi du travail, fobre, indépen¬
dant , avoit vécu des fiecles avec la farine de fagu
& leau de cocotier, quand les Chinois ayant
aborde par hafard aux Moiuques dans le moyen
âge, y découvrirent Je girofle & la mufcade, deux
epiceries precieufes que les anciens n’avoient pas
connues. Le goût en fut bientôt établi aux Indes »
d ou il palla en Perfe & en Europe. Les Arabes
qui tenoient alors dans leurs mains prefque tout
îe commerce de l’univers , n’en négligèrent pas
«ne fi riche portion. Us fe jetterent en foule vers
ces nies devenues célébrés , & ils s en étoienc
approprie les produirions , lorfque les Portugais
qui les pourfuivoient par-tout, vinrent leur arra-
cier cette branche de leur induftrie. Les intri¬
gues imaginées pour faire échouer ces conquérans,
empecherent pas qu’on ne cgnfentit à leur
Hifioire
laifTer bâtir uti fort. Dès ce moment la cour de
Lisbonne mit les Moluques au nombre de fes
provinces, 8c elles ne tardèrent pas en effet à le
devenir.
Tandis que les lieutenans d’Albuquerque enri-
chilîoient leur patrie de productions uniques , ce
général achevoit de foumettre le Malabar , qui
avoir voulu profiter de fon abfence pour recouvrer
quelque liberté. Tranquille après fes nouveaux
iuccès dans le centre de fes conquêtes , il reprima
la licence des Portugais: il rétablit l’ordre dans
toutes les colonies ; il affermit la difcipline mili¬
taire , & parut toujours actif, prévoyant, fage ,
jufte , défintérelfé , humain. L’idée de fes vertus
avoir fait une impreflion fi profonde fur 1 efprit
des Indiens, que long-tems après fa mort, ils
âlloient à fon tombeau pour lui demander juftice
des vexations de fes fucceffeurs. Il mourut a Goa
en 1515, fans richeffes , & dans la difgrace
d’Emanuel auquel on l’avoit rendu fufped.
Si l’on doit être étonné du nombre de fes
vidoires & de la rapidité de fes couquêtes , quel
droit n’ont pas à notre admiration les hommes
intrépides auxquels il ayoit l'honneur de comman¬
der ? Avoit-on vu jufqu’alors une nation avec
au lfi peu de puilTance faire de fi grandes chofes ?
Il n’y avoir pas quarante mille Portugais fous
les armes , & ils faifoient trembler l’empire de
Maroc , tous les barbares d’Afrique , les Mam-
melus , célébré milice du foudan d’Egypte , les
Arabes 8c tout l’orient, depuis l’ifle d’Ormuz juf-
qn a la Chine. Ils n etoient pas un contre cent ,
ils attaquoient des troupes qui fouvent avec
des armes égales difputoient leurs biens 8c leur
vie jufqu’à l’extrémité. Quels hommes dévoient
donc être alors les Portugais , 8c quels relforts
plülofophique & politique.
extraordinaires en avoient fait un peuple de
héros ?
Il y avoir près dhn fiecle qu'ils combattoient
contre les Maures , lorfque le comte Henri de la
maifon de Bourgogne débarqua en Portugal avec
plufieurs chevaliers François , dans le deflein d’al¬
ler faire la guerre en Caftille fous le célébré Cid
dont la réputation les avoir attirés. Les Portugais
les invitèrent à les féconder contre les Infidèles *
les chevaliers y confentirent , 8c la plupart même
s établirent en Portugal. Lmftitution de la che¬
valerie 5 une de celles qui ont le plus élevé la
nature humaine ; cet amour de la gloire fubf-
ritué a celui de la patrie ; cet efprit épuré de là
lie des fiecles barbares , né des vices même du
gouvernement féodal , pour en réparer ou tem¬
pérer les maux : la chevalerie reparut alors fur les
bords du Tage avec tout l’éclat qu'elle avoit eu
dans fa nailfance en France 8c en Angleterre. Les
rois cherchèrent à la conferver, à l’étendre par
1 établilfement de plufieurs ordres formés fur le
modèle des anciens, 8c dont l’efprit étoit le même,
c’eft-à-dire , un mélange d’héroifme , de galan¬
terie 8c de dévotion.
Les rois elevoient encore Pefprit de la nation
par la forte d égalité avec laquelle ils traitoient
la noblelfe , 8c par les limites qu’ils donnèrent
eux- memes a leur autorité. Ils afiembloient fou-
vent les états généraux. Ce fut d eux qu’Alphonfe
reçut le feeptre après la prife de Lisbonne. Ce
fut avec eux que fes fuccelfeurs donnèrent long-
tems des loix. Plufieurs de ces loix étoient propres
a infpirer l’amour des grandes chofes. La noblelfe
étoit accordée à des fervices de diftin&ion , à ce¬
lui qui avoit tue ou pris un général ennemi,
ou fon ecuyer , à celui qui , prifonnier chez les
So Hiftoire
Maures , avoit refufé de racheter fa liberté par îe
lacrihce de la religion. On lotoit à quiconque in-
fuitoit une femme, rendoit un faux témoignage,
manquoit de fidélité , ou déguifoit la vérité au roi.
Les guerres que les Portugais avoient foutenues
pour défendre leurs biens de leur liberté étoient en
meme tems des guerres de religion. Ils étoient
remplis de ce fanatifme féroce , mais brillant, que
les papes avoient répandu dans le tems des croiia-
des. Les Portugais étoient donc des chevaliers
armés pour leurs biens , leurs femmes , leurs en-
fans & leurs rois , chevaliers comme eux. C ’é-
toient des croii.es qui combattoient pour leur pa¬
trie. Ajoutez encore qu'ils étoient une petite na¬
tion , une puillance foible , de ce n eft que dans
les petits états fouvent en danger quon fent pour
la patrie un enthouiiafme que n ont jamais connu
les grands peuples qui jouihent de plus de fe-
cunte.
Les principes d’aétivite , de force , d élévation ,
de grandeur qui etoient reunis a la fois dans cette
nation , ne fe perdirent pas après l’expulfion^des
Maures. On alla chercher ces ennemis de 1 état
& de la foi en Afrique. On eut quelques guer¬
res contre les rois de Caftille de de Leon 5 &
pendant le tems quils précédèrent les expéditions
de rinde , la nobleiïe éloignée des villes de de la
cour confervoit dans fes châteaux les portraits &
les vertus de fes peres.
Dès qu’il fut que ft ion de tenter des conquêtes
en Afrique Se dans l’Inde, une pafiion nouvelle
s’unit à tous les refibrts dont nous venons^ de
parler , pour ajouter encore de la force au genre
des Portugais. Cette pafiion qui devoir d abord
exalter toutes les autres, nuus anéantir bientôt
leur principe généreux , fut la cupidue. Us P.^
philosophique & politique. g £
tirent en foule pour aller s’enrichir, fervir l’état
& faire des converfons. Ils parurent dans l’Inde
plus que des hommes jufqu’à la morr d’Albuquer-
que. Alors les richefFes qui e'toient l’objet & le
fruit de leurs conquêtes corrompirent tout. Les
pallions nobles difparurent avec le luxe & les
jouilfances , qui ne manquent jamais d’énerver
les forces du corps & les vertus de lame. La foi-
bleffe des fuccefîeurs du grand Emmanuel, les
hommes médiocres qu’tl choifit lui- même pour
vice-rois des Indes, firent dégénérer peu-à-peu
les Portugais. 1
O
Cependant Lopès Soarez qui prit la place d’Aî-
buquerque fuccéda à fes projets. Il abolit une cou¬
tume barbare établie dans le pays de Travancof
près de Calicut. Ces peuples confultoient des
forciers fur la deftinée de leurs enfans. Si les
devins promettoient à ces enfans une deftinée
heureufe , on les laiiloit vivre : s’ils les mena-
çoient de quelques grands malheurs , on les éeor-
geoit. Soarez fit conferver ces enfans. Il eut a
lutter quelque rems contre les mouvemens dont
fa nation étoit menacée aux Indes. Lorfqu’il fut
délivré de cette inquiétude , il ne fonpea plus
qu’à s’ouvrir la route de la Chine.
Le grand Albuquerque en avoit formé le def-
fein. Il avoit rencontré à Malaca des vailfeaux
& des negocians Chinois , & il avoit pris la
plus haute idée d’une nation dont les derniers
matelots avoient plus de politeffè , d’égards
d’attachement aux bienléances, de douceur &
d humanité, qu’il n’y en avoit alors en Europe
dans la noblelfe même, & qu’il n’y en a peut-
être aujourd’hui. Il invita les Chinois à conti¬
nuer leur commerce dans Malaca. Il apprit d’eux
des détails fur la puiffance, la richeffe , les mœurs
2 orne L p
S i Hiftoire
de leur vafte empire , de il fit parc de Tes décou¬
vertes à la cour de Portugal.
On n avoir aucune idée en Europe de la nation
Chinoife. Le Vénitien Marc - Paul qui avoit fait
par terre le voyage de la Chine * en avoit donné
une relation qui avoit paffé pour fabuleufe. Elle
étoit conforme cependant à ce que manda depuis
d’Albuquerque. On ajouta foi à celle-ci, 5c à ce
qu’il difoit du riche commerce qu’on pourroit
faire dans cette contrée.
Une efcadre partit de Lisbonne en 1518 pour
y porter un ambafladeur. Quand elle fut arrivée
aux ifles voifines de Canton , elle ne tarda pas à
être entourée de vaiffieaux Chinois qui vinrent la
reconnoître. Ferdinand d’Andreade qui en étoit
le chef ne fe mit point en défenfe : il fe laifia vi¬
siter tant qu’on voulut } il fit part aux Mandarins
qui commandoient a Canton du fujet de fon arri¬
vée , Sc il leur remit l’ambafiadeur , qui fut con¬
duit a Pékin.
Cet ambaffadeur rencontroit dans fa route
des merveilles qui l’étonnoient à tout moment.
La régularité , la grandeur des villes , la multi¬
tude des villages, la beauté des chemins , la quan¬
tité de canaux , dont les uns font navigables de
traverfent l’empire, de les autres contribuent
■1 k fertilité des terres 5 l’art de cultiver ces
terres , leurs produéfions , Parchitedure fi diffé¬
rente de la nôtre , la fimplicité dans les édifices
particuliers , la magnificence dans les édifices
publics, l’extérieur fage de doux des peuples, ce
commerce continuel de bons offices dont les cam¬
pagnes «, les grands chemins donnent le fpedacle ;
fe bon ordre au milieu d’un peuple fans nom¬
bre de dans un mouvement continuel , qui entre¬
tient une induftrie toujours en adivité : tout cela
philofophique & politique. B,
dur eronner 1 ambaffadeur Portugais arm „r ^ «
auxmœurs barbares & ridicules de l’Europe
Cet empire borné au nord par la Tartane
Rulîîenne , au midi par les Indes p,, • i
pai le Ihibet, a 1 orient par l’Océan cm hnfc
prefque toute l’extrémité orientale du* •
quatre mili°n Uldonne une durée fuivie de
quatre mille ans , & cette antiquité n’a nV„
^prenant. C’eft la guerre, le fanatifme le mal
H? de, «*• C'"«'on , qu’il faut accuferdeià
b levete de notre hilloire , & de la pcritelfe de
“"Si r fe fo“ £ débite:
avec rapidité , comme ces torrens périodiques
qui fe précipitant tous les ans des montages
e lailTent que des fables & des cailloux dans les
LsT qU US •tr‘Yerfentl Mais les Chinois enfer-
mes & garantis de tous côtés par les eaux ,V L
deferts, ont pu comme foni
un état durable. Dès nnp l« k j &/Ire r°mier
le milieu de hmr tontine* b d* ^ 3 mer &
cultivés, tout ce qui es °m Cte -PeUplés &
réunit comme 1 J"JZ' d”,ZZà * ï,fc
?"tàA?%!adeS“™"S °U “"“""te ont dû
ne patle pref,W jamais les cLqlêmsVÙ’eïe" f,f
tes, mais des rrnprrpç „ > n 1 r nJ Lilcaral«
heureufe d’avoîr \oïJ' fl • 'Cuirertes é plus
elle eut dettuit 1s eCemif V «
la création^ de à " °"ede forte l’empreinte de
de SSZu Z™ “*W~ & profondes
htés mro r r r ° Z ^ ptcletitoit ces inéga-
,;C c fa £lrf^e offre dans tout le contour
ü.0 ici circonférence t ^ i * nour
j . Ienc^* Les plaines y ont éré ,-X
/ eai1 Pai les travaux des hommes Qr
neconfervent que 1, npri,^ „ > ™es» &
3 V a Pente qn exioeoit U
des eaux pour ja faciïirX k 1 1 cours
i. nt raciixte des arrofemens regar->
Fa ° ‘
O 4 Bifioire
dés avec raifon comme un des grands moyens de
l’agriculture. ,
Ce premier des arts y efl: tellement fubordonne
à la population , qu'on ne voit dans les champs
ni foiïes ni haies , & qu’on n’y voit que peu
d’arbres mêmes utiles : ils déroberoient trop de
fuc à la femence des grains. Comment y tron-
roit-on ces jardins remplis ue fleurs , de gazons ,
debofquets, de jets-d’eau, dont la vue rejouiflant
des fpectateurs oififs , femble interdire au peu¬
ple & cachée aies yeux, comme un larcin qu’on
a fait à fa fubliftance ? Encore moins y plante-
t-on ces parcs & ces forêts immenfes qui four-
nilfent moins de bois qu’ils ne détruifent de
o-uerêts & de moiffons parles bêtes qu’on y enfer¬
me pour le plailir des grands & les laimes ou
peuple. Jamais un ulage fi contraire à i’efprit
public & focial n’auroit pu plaire à un Mandarin ,
à un miniftre, à l’empereur même. Le charme
de leurs maifons de plaifance fe îéduit a une
iituation heureufe & à des cultures agiéablement
diverfifiées. ,
Les coteaux que les Européens couvrent ce
vignobles , à la Chine font forcés de rapporter
du grain. Ce n’eft pas qu’on n’y connoiffe la
v'mne ; mais le gouvernement croiroit être bar¬
bare de priver le peuple de la denrée la plus
ïiéceflaire,.pour procurer une boifion agréable aux
oens les plus riches. L’état veut multiplier les hom¬
mes, & c’eft par ce principe d’humanité qu’il
s’occupe de la culture des grains , à l’exclulion
des vignes. Les collines d’un bout de l’empire
à l’autre font coupées par étages du pied jufqu’au
Commet , comme un amphitéatre formé de tei-
raffes- Elles montent en le retréciflant , fepaiees
les unes des autres par une muraille féche qui
philosophique & politique . S 5
tes foutient. On y pratique des réfervoirs où fe
ramalïent les eaux des pluies de des fources. Sou¬
vent même la rivière qui baigne le pied de la
colonie en arrofe la cime 8c la croupe , par un
effet de cette induftrie qui , Amplifiant 8c mul¬
tipliant les machines , a diminué le nombre des
bras , 8c fait avec deux hommes ce que mille
ne Pavent point faire ailleurs.
Les montagnes qui Pe refuPent cà la culture
font couvertes d’arbres grands , forts 8c droits
propres a la charpente des édifices , à la conft ruc-
tion des vaifleaux. Plufieurs Pont remplies de
mines de fer, d’étain, de cuivre, de mercure,
d’or 8c d’argent. Ces dernières 11e font plus ex¬
ploitées depuis long-tems , foit qu’elles ne fe
foient pas trouvées allez abondantes pour payer
les travaux qu’elles exigeaient, foit qu’on ait
eftimé la vie des hommes plus que l’argent.
Quant à l’or, les Chinois n’en ont jamais re¬
cueilli que ce que les torrens en rouîoient parmi
le fable, 8c c’efl un profit confidérable qui coûte
peu de peine.
La mer qui change de bords comme les riviè¬
res de lit, mais dans des efpaces proportionnés
^ux malles d’eau ; la mer qui fait un pas en dix
ficelés , mais dont chaque pas fait cent révo¬
lutions fur ce globe, couvroit autrefois les fa¬
bles qui forment aujourd’hui le Nankin 8c le
Tche-kiang. Ce font les plus belles provinces
<5e l’empire. Les Chinois ont repoufïé , contenu ,
maitriPe l’océan , comme les Egyptiens domptè¬
rent le Nil. Ils ont rejoint au continent des terres
que les eaux en avoient féparées. Iis luttent encore
contre ce mouvement fupérieur qui , tenant au
iyfteme des cieux , challe la mer d’orient en occi¬
dent* Les Chinois oppofent à l’aétion de l’nniU
$ 6 Hijloire
vers la réaction de Pinduftrie ; & tandis que les
nations les plus célébrés ont fécondé par la fureur
des conquêtes les mains dévorantes du tems dans
la dévaluation du globe , ils combattent 8c retar¬
dent les progrès fucceffifs de la deftrnétion uni-
verfelle par des efforts qui paroîtroient furnatu-
rels, s’ils n’étoient continuels 8c fenfibles.
A la culture de la terre , cette nation ajoute
pour ainfî dire la culture des eaux. Du fein des
rivières qui communiquant entr’elles par des
canaux coulent le long des villes innombrables
de l’empire , on voit s’élever des cités flottantes
formées du concours d’une infinité de bateaux
remplis d’un peuple qui ne vit que fur les eaux ,
8c ne s occupe que de la pêche. L’océan lui-même
elt couvert 8c fillonné de ces milliers de barques
dont les mats reflemblent de loin à des forêts
mouvantes. Anfon reproche aux pêcheurs établis
fur ces bâtimens de ne s’être pas diftraits un
moment de leur travail , pour confidérer fon vaif-
feau, le plus grand qui jamais eut mouillé dans
ces parages. Mais cette infenfîbilité pour une
chofe qui paroifloit inutile aux matelots Chinois ,
quoiqu’elle ne fut pas étrangère à leur profeflion ,
prouve peut-être le bonheur d’un peuple qui comp¬
te pour tout Inoccupation, 8c la curiofité pour
rien : l’une eft l’aliment de l’ame , l’autre n’en eft
que la faim.
Les Chinois s’attachent de préférence aux objets
de l’utilité la plus direéte. Comme ils travaillent
fans cefTe la terre, ils la font travailler fans relâ¬
che. Quoiqu’ils ayent comme les autres nations
des terreins bons & mauvais , ils fbppléent par¬
tout à la nature par la culture. Où le foc ne fuffit
pas , la bêche eft employée ; 8c des filions pro¬
fondément creufés récompenfent au double la
philofophique & politique. 0 /
peine du laboureur. Les terres du nord produifent
ordinairement du bled j celles du midi du ris >
toutes une abondance prodigieufe de légumes.
Les prairies ne font pas en honneur à la Chine.
On y a calculé qu'un champ rendoit autant de
paille pour les beftiaux , qu'un pré de la me¬
me grandeur auroit fourni de foin ; & Ton a
conclu qu’il valoit mieux avoir trop de bled . , &
nourrir quelques animaux du fuperflu des grains ,
que de laifler mourir de faim un feul homme
devant un tas de fourage. Cependant on cleve
des buffles pour le labourage , mais on a moins
de bœufs & de chevaux que nous. Le bœuf
pourroit fervir à la nourriture des hommes, qui
doit être confidérable dans un pays où elle eft
proportionnée à la grandeur , à la continuité des
travaux ; mais on la trouve dans le poiflon , les
légumes 8c les confitures. Le cheval eft com¬
mode pour voiturer les marchandées 8c les hom¬
mes ^ mais les canaux créufés dans tout l’empire
de la Chine, 8c multipliées d’un fleuve à l'autre *
rendent les tranfports 8c les voyages d’une facilité
furprenante. Dans les villes, l’empereur 8c les
magiftrats font portés en palanquin par des ci¬
toyens qui rendent en êtres libres des fervices
d’efclaves. On ne regarde point comme aviliffante
une fonétion dont on pourroit charger des ani¬
maux , mais dont un homme peut vivre. Pour
ie faire fubfifter , tout engrais eft confervé , tour
engrais eft mis à profit avec une vigilance extrême,
8c ce qui fort de la terre féconde y rentre pour la
féconder encore. Le grand fyftême de la nature
qui Ce reproduit dans fes débris eft mieux enten¬
du, mieux fuivi à la Chine que dans tous les
autres pays du monde. On n’y dit pas que les
cieux ont ete faits pour l’homme , mais que la terre
F ♦
w v t* ■■ ",
» • - r\ ■■
S 8 Hiftoîre
cil à fon ufage , & que cet ufage dépend de fort
travail.
Il n’y a donc point d’état où l'agriculture foie
auiïi floriflante qu’à la Chine. Cet avantage , le
plus ?rand dont puifle jouir une fociété, fort
de plu-lîeurs fources également refpeélabîes.
La première eft le caractère de la nation la
plus laborieufe que Ton connoiffe , & Y une de cel¬
les dont la conftitution phyfique exige le moins
de repos. Tous les jours de l’année font pour
elle des jours de travail, excepté le premier défi
tiné aux vifites réciproques des familles, & le der¬
nier confacré à la mémoire des ancêtres. L’un eft
un devoir de fociété , l’autre un culte domeftique.
Cl. * ce peuple de fages, tout ce qui lie & civilife
les h urnes eft religion , <k la religion elle-même
n’eft que la pratique des vertusfociales. C’efl: un
peuple mûr de raifonnabîe , qui n’a befoin que
du frein des loix pour être jufte. Le culte intérieur
ed l’amour de fes peres vivans ou morts ; le culte
public eû: l’amour du travail, & le travail le plus
reiigieufement honoré , c’eft l’agriculture.
On y révéré la générofité de deux empereurs l
qui préférant l’état à leur famille , écartèrent leurs
propres enfans du trône , pour y faire affeoir des
hommes tirés de la charrue. On y vénère la mé¬
moire de ces laboureurs, qui jetterent les germes
du bonheur 5c de la fiabilité de l’empire dans le
fein fertile de la terre , fouree intariflable de la
reproduction desmoiffons, & de la multiplication
des hommes.
A l’exemple de ces rots agricoles , tous les em¬
pereurs de la Chine le font devenus' par état.
Une de leurs fondions publiques eft d'ouvrir la
terre au printems avec un appareil de fête & de
magnificence qui attire des environs tous lescultt*
philosophique & politique
vateurs. Ils courent en foule pour être témoins de
rhonneur folemnel que le prince rend au pre¬
mier de tous les arts. Ce n’eft plus comme dans
les fables de la Grece , un Dieu qui garde les trou¬
peaux d’un roi : c’eft le pere des peuples qui , la
main appesantie fur le foc , montre à fes enfans
les véritables tréfors de l’état. Bientôt après il
revient au champ qu’il a labouré lui-même y
jetter les femences que la terre demande. Dans
ie même tems les vice-rois répètent dans toutes
les provinces les mêmes cérémonies en préfence
d’une multitude de laboureurs. Les Européens qui
ont été témoins de ces folemnités à Canton , ne
peuvent en parler fans attendriffement. Ils nous
font regretter que cette fête politique dont le but
efl; d’encourager au travail , nefoit pas fubftituée
dans nos climats à tant de fêtes religieufes , qui
femblent inventées par la fainéantife pour la fté-
rilité des campagnes.
Ce n’eft pas qu’on doive fe perfuaderque la
cour de Pékin fe livre férieufement à des travaux
champêtres : les arts de luxe font trop avancés
à la Chine , pour que ces démonftrations ne foient
pas une pure cérémonie. Mais la loi qui force ie
prince à honorer ainfi la profeflïon des laboureurs,
doit tourner au profit de l’agriculture. Cet hom¬
mage rendu par le fouverain à l’opinion publique,
contribue à la perpétuer; & l’influence de l’opi¬
nion eft le premier de tous les refforts du gouver¬
nement.
Cette influence efl: entretenue à la Chine par
les honneurs accordés à tous les laboureurs qui
le diftinguent dans la culture des terres. Si quel-
qu’un d’eux a fait une découvertes utile à la pro~
feflïon , il efl; appellé à la cour pour éclairer le
prince 3 & l’état le fait voyager dans toutes les
Br
fô Hijioîre
provinces pour former les peuples à fes méthodes*
Enfin y dans un pays où la noblefie n’eft pas ur&
fcmvenir héréditaire , mais une récompenfe per-
fonaelle ; dans un pays où Ton ne diftingue ni
la noble fie 5 ni la roture , mais le mérite, la plupart
des magiftrats & des hommes élevés aux premiè¬
res charges de l’empire , font choifis dans des famil¬
les de laboureurs * qui le plus fouvent ont affez
d’aifance pour donner de l’éducation à leurs enfan s..
Ces encouragemens qui tiennent aux mœurs
font encore appuyés par les meilleures inftitutions
politiques. Tout ce qui de fa nature ne peut être
partagé > comme la mer, les fleuves , les canaux *
eft commun y tous en ont la joui fiance > perfonne
n’en a la propriété. La navigation , la pêche ,. la
ehaffe font libres. Les biens font indépendant
comme les hommes. Il n’y a ni fervitude réelle 9
ni fervitude perfonnelle. Un citoyen qui pofiede
un champ acquis ou tranfmis ne fe le voit pas
difputer par les abus tyranniques des loix féodales*
Les prêtres même fi hardis par - tout à former
des prétentions , ne l’ont jamais tenté à la Chine*
Un peuple éclairé n’auroit pas manqué de voir
un fou dans un bonze , qui auroit foutenu que les
aumônes qu’il recevoir étoient une prérogative
înféparable de fon caraéfccre. Le ciel n’a donné
dans ce pays d'autre droit que celui du travail
fur la fub fi fiance*
La modicité des impôts achevé d’afitirer les
progrès de l’agriculture. Tout ce que les produc¬
tions de la terre payent à l’état fe réduit depuis
le dixième jufqu’au trentiemè du revenu , fuivant
la qualité du fol. La monarchie n’a jamais connu
d’autre tribut. Les chefs ne fongent pas à l’aug¬
menter y ils n’oferoient combattre à ce point l’ufage
Sc l’opinion , qui font tout à la Chine. Sans doute
philofophique & politique. 91
quelques empereurs , quelques miniftres auront
tenté de changer l’ordre à cet égard : mai»
comme c’eft une entreprife longue , & qu’il n’y
a pas d’homme qui puilfe fe flatter de vivre aflèz
pour en voir le fuccès , on y aura renoncé. Les
méchans veulent jouir fans délai, & c’eft ce qui
les diftingue des bons citoyens. Ceux-ci méditent
des projets, répandent des vérités uriles , fans
efpérance de les voir eux-mêmes profpérer • mais
ils aiment les générations à naître comme celle
qui exifte.
Ainfi 3 par des circonftances heureufes 3 la
Chine ignore l’oppreflion de l’impôt. Des Man¬
darins le perçoivent en nature. Sa deftination
prévient les infidélités. On fait qu’une partie de
cette redevance eft employée à la nourriture du
magiftrat & du foldat. Le prix de la portion
qu’on en a vendu eft porté dans le tréfor de l’état,
d’où il ne fort que pour les befoins publics. Enfin '
il en refte dans les magafins pour les tems de di-
fette , ou 1 on rend au public ce qu’il avoir comme
prete dans les tems d’abondance.
, Une adminiftration fi fimple , fi paternelle
répand un air d aifance dans tout l’empire. Les
Chinois font bien nourris & vêtus convenable-
ment. Des toiles groflîeres de coton teintes quel¬
quefois en noir , & plus fouvent en bleu, for¬
ment 1 habillement ordinaire du bas peuple. Les
citoyens au-deiïiis font vêtus de foie. La laine
elt d un ufiage alfez commun dans les ' provinces
eptentrionales. On n eft pas parvenu à en fabri¬
quer de beaux draps dans un pays où la foie
eft nee& couvre les campagnes ; mais les étoffes
ordinaires de laine ne font guère inférieures aux
nôtres.
Au dernier dénombrement , la Chine avoir
’ÿï Hiftoîre
S9 > 79$ » 3^4 hommes en état «ïe porter îe§
armes, fans compter les Mandarins & les Bonzes..
Il n’y a point dans l’univers de région qui con¬
tienne autant de monde dans la même étendue
de terrein. La population y eft fi exceffive que
la politique devroit peut-être prendre autant de
foins pour l’arrêter, qu’elle en prend ailleurs pour
l’augmenter. Les annales de cet empire attefient
qu’il y a peu de mauvaifes récoltes qui n’occafioa-
nent des révoltes. Les défordres que ces émeutes
entraînent ne peuvent qu’accroître de mille ma¬
niérés le mal qui les a fait naître. Il fe perd beau¬
coup de ces fubfiftances qu’on fedifpute les armes
à la main. L’état, comme un corps foulage, mais
affaibli , fe trouve au fortir de ces agitations
moins peuplé qu’il ne pourroit l’être fans danger»
A la vérité , ce qui refte d’habitans après les
maffacres , repeuple aifément dans les douceurs
d’une paix qu’aucun voifin ne trouble ; mais la
population devenant encore furabondante , l’em¬
pire trop épris de fon pays, de fes loix & de
les mœurs, pour fonder des colonies qui tôt ou
tard dégénéroient en fecouant le joug , retombe
dans les convulfions qui réfultent de fa vigueur
même, & vit ainfi dans une fermentation con¬
tinuelle.
Il ne faut pas chercher ailleurs les caufes qui
bornent à la Chine les progrès du defpotifmeo
Ces révolutions fréquentes fuppofent un peuple
afiez éclairé pour fentir que le refpeét pour le
droit de propriété, que la fbumifiion aux loix
ne font que des devoirs du fécond ordre fubor-
donnés aux droits imprefcriptibles de la nature *
qui n’a dû former les fociétés que pour les befoins
de tous les hommes qui les compofent. Lorfque
ceschofes de première néceffîté viennent à marU
philofophique & politique. 93
tquer , les Chinois ne reconnoiflent plus une
puilfance qui ne les nourrit pas. C’eft le pouvoir
de conferver qui fait le droit des rois. Ni la reli¬
gion, ni fa morale ne didlent d'autres maximes
à la Chine.
: L'empereur fait qu'il régné fur une nation
qui n’eft attachée aux loix qu’autant qu’elles font
fon bonheur. Il fait que s’il le livroit un moment
à cet efprit de tyrannie , ailleurs fi commun 5
desiecouffes violentes le précipiteroient du trône.
A in fi placé à la tête d’un peuple qui l’obferve Sc
qui le juge , il ne s’érige pas en phantôme reli¬
gieux à qui tout efï permis. Il ne déchire pas
le contrat inviolable qui l’a mis fur le trône. Il
eft fi convaincu que le peuple connoît fes droits
Sc les fait défendre , que lorfqu’une province
murmure contre le Mandarin qui la gouverne , il
le révoque fans examen , Sc le livre à un tribunal
qui le pourfuit s’il eft coupable. Mais fut-il in¬
nocent, il ne feroit pas remis en place. C’eft un
crime en kii d’avoir pu déplaire au peuple. On le
traite comme un inftituteur ignorant qui priveroit
un pere de l’amour que fes enfans lui portent.
Cette néceffité ou eft le prince d’être jufte
doit le rendre plus fage Sc plus éclairé. Il eft
à la Chine ce qu’on veut faire croire aux autres
princes qu’ils font par-tout, l’idole de la nation.
Il femble que les mœurs & les loix y tendent de
concert à établir cette opinion fondamentale, que
la Chine eft une famille dont l’empereur eft le
chef. Ce n’eft pas comme conquérant, ce n’eft
pas comme légiflateur, qu’il a de l’autorité,
c’eft comme pere : c’eft en pere qu’il eft ccnfé
gouverner , récompenfer Sc punir. Ce fcntimenc
délicieux lui donne plus de pouvoir que tous les
i ^ ^ artifices des miniftres
94 Hiftoïre
nTen peuvent donner aux defpotes des autres na~
rions. On ne fauroit imaginer quel refpeét , quel
amour les Chinois ont pour leur empereur, c’eft
à-dire, pour le pere, ou comme ils le difent , pour
le grand pere , pour le pere univerfel.
Ce culte publie eft fondé fur celui qui eft établi
par l’éducation domeftique. A la Chine , un
pere , une mere confervent une autorité abfo-
lue fur leurs enfans , à quelque âge , à quelque
dignité qu ils (oient parvenus. Le pouvoir pater¬
nel de 1 amour filial font le r effort de cet empire *
c’eft le foutien des mœurs : c’eft le lien qui unit
le prince aux fujets, les fujets au prince , de les
citoyens entr’eux. Le gouvernement des Chinois
eft revenu par les dégrés de fa perfection au
point d’où tous les autres font partis , de femblent
s’éloigner au gouvernement patriarchal , qui eft
celui de la nature même.
L’empire nepafte pas à l’aîné des princes, mais
à celui que l’empereur & le confeil fupreme des
Mandarins en jugent le plus digne. Ainli l’ému¬
lation de la gloire de de la vertu regne-t-elle juf-
ques dans la famille impériale. C’eft le mérite
qui brigue le trône, de c’eft par les talens qu’un
héritier y parvient. Des empereurs ont mieux aimé
chercher des fuccefleurs dans une maifon étran¬
gère , que de laiffer les rênes du gouvernement en
des mains foibles.
Les vice -rois de les magiftrats participent à
l’amour du peuple comme à l’autorité du monar¬
que. Le peuple a même une mefure d’inclulgence
pour les fautes d’adminiftration qui leur échap¬
pent , comme il en a pour celles du chef de
l’empire. Il n’eft pas enclin aux féditions, comme
on doit l’être dans nos contrées. On ne voit pas
à la Chine un corps de nobleftè qui puifte former
phïlofopJûque & politique. 9 5
-Du conduire des factions. Les Mandarins font des
philofophes de la feéte de Confucius , qui ne
tenant point à des familles riches 8c pu 1 flan tes T
n’ont d’autre appui que celui que leur donne le
trône. Ils font élevés dans une doétrine qui inf»
pire Thumanité , l’amour de l’ordre , la bienfai-
îance , le refpeét pour les loix. Ils répandent fans
ceffe ces fentimens dans le peuple , 1k lui font
aimer chaque loi , parce qu’ils lui en montrent
t’efprit 8c l’utilité. Le prince meme ne donne pas
un édit qui ne foit une inftruéiion de morale 8c
de politique. Le peuple s’éclaire nécefTairement
fur fes intérêts 8c fur les opérations du gouverne¬
ment qui s’y rapportent. Plus éclairé , il doit être
plus tranquille.
La fuperftition qui par -tout ailleurs agite les
nations, affermit le defpotifme ou renverfe les
trônes : la fuperftition eft fans pouvoir à la Chine.
Les loix la tolèrent : mais elle ne donne jamais
des loix. Pour avoir part au gouvernement, il
faut être de la feéte des lettrés , qui n’admet au¬
cune fuperftition. On ne permet pas aux Bonzes
de fonder fur les dogmes de leurs feétes les de¬
voirs de la morale , 8c par conféquent d’en dif=
penfer. La Chine eft pourtant remplie de ces
hommes vils, révérés de la populace , 8c méprifés
de la cour • mais s’ils corrompent une partie de la
nation, ce n’eft pas du moins celle dont l’exemple
& l’autorité influent fur les mœurs.
Rien n’eft plus difficile que de les changer 9
parce^ qu’elles font infpirées par l’éducation ,
peut-etre la meilleure que l’on connoifle. On ne
îe preffe point d’inftruire les enfans avant l’agede
cinq ans. Alors on leur apprend à écrire , 8c ce
font d’abord des mots, ou des hiérogliphes , qui
leur rappellent des chofes fenfibles , dont on tâche
t)6 Hifioire
en même tems de leur donner des idées juftes*
Enfuite on leur fait apprendre une fuite de vers
qui contiennent des maximes de morale , dont
on leur montre l’application dans un âge plus
avancé : on leur fait apprendre la philofophie
de Confucius. Telle eft l’éducation des hommes
du peuple. Celle des enfans qui peuvent pré¬
tendre aux honneurs commence de même ; mais
on y ajoute bientôt d’autres études qui ont pour
objet la conduite de l’homme dans les différens
états de la vie.
Les mœurs à la Chine font preferites par les
k)ix , & maintenues par les manières que pref-
crivcnt auffi les loix. Les Chinois font le peuple
de la terre qui a le plus de préceptes fur les a étions
les plus ordinaires. Le code de leur politefle eft
fort long, & les dernieres claffes des citoyens en
font inftruits , & s’y conforment comme les Man-
darins & la cour.
Les loix de ce code font inftituées ainfi que
toutes les autres pour perpétuer l’opinion que la
Chine n’eft qu’une famille , & pour preferire
aux citoyens les égards & les prévenances mutuel-
les que des {reres doivent à des freres. Ces rites
ces maniérés rappellent continuellement aux
mœurs. Elles mettent quelquefois , il eft vrai, la
cérémonie, à la place dufentiment; mais com-
bienfouvent ne le font-elles pas revivre. Elles font
une forte de culte qu’on rend fans celle à la ver¬
tu. Ce culte frappe les yeux des jeunes gens. Il
nourrit en eux le refpeét pour la vertu même ,
& fi , comme tous les cultes , il fait des hypo¬
crites , il entretient auffi un zele véritable. li y
a des tribunaux érigés pour punir les fautes con¬
tre les manieras , comme il y en a pour juger
des crimes & des vertus. On punit le crime par
philofophique & politique , 97
des peines douces & modérées ; on récompenfe
h verru par des honneurs. Ainfi l’honneur eh
un des re (Torts qui entrent dans le gouvernement
de la Chine. Ce n’eft pas le reflort principal , il
y eft plus fort que la crainte , & plus foible que
l’amour.
Avec de pareilles inftitutions , la Chine doit
etre le pays de la terre où les hommes font le
plus humains. Audi voit-on l’humanité des Chi¬
nois jufques dans ces occafions où la vertu femble
n’exiger que de la juftice, 3c la juftice que de
la rigueur. Les prifonniers font détenus dans
des logemêns propres 3c commodes , où ils font
bien traites jufqu au moment de leur fentence.
Souvent toute la punition d’un homme riche fe
réduit à l’obligation de nourrir ou de vêtir pen¬
dant quelque tems chez lui des vieillards & des
orphelins. Nos romans de morale 3c de politique
font l’hiftoire des Chinois. Ils ont tellement ré¬
glé les a étions de l’homme , qu’ils n’ont prefque
pas befoin de fentimens. Cependant ils mfpirenc
les uns pour donner du prix aux autres.
L efprit patriotique , ce que les Anglois appel¬
lent public fpirit , cet efprit , fans lequel les états
font des peuplades , 3c non pas des nations , eft
plus fort , plus aétif à la Chine, qu’il ne l’eft
peut-être dans aucune république. C’eft une chofe
commune que de voir des Chinois réparer les
grands chemins par un travail volontaire, des
hommes riches y bâtir des abris pour les voya¬
geurs ; d autres y planter des arbres. Ces aétions
publiques qui reffentent plutôt l’humanité bienfai-
fante que 1 oftentation de la générofité, ne font
pas rares â la Chine.
Il y a des tems ou elles ont été communes ,
d autres tems ou elles l’ont été moins; mais la
Tome L G
5)8 Hiftoire
corruption amenoit une révolution, & les mœurs
fe réparaient. La derniere invafion des Tartares
les avoit changées : elles s’epurent a mefure que
les princes de cette nation conquérante quittent
les fuperftitions de leur pays , pour adopter l’ef-
pnt du peuple conquis , & qu ils font inftruits par
les livres que les Chinois appellent canoniques.
On ne doit pas tarder à voir tout-à-fait revivre
le caractère eftimable de la nation ; cet efprit
de fraternité, de famille ^ ces liens aimables de
la fociété qui forment dans le peuple la douceur
des mœurs de Rattachement inviolable aux loix.
Cette efpérance eft due à 1 ufage ou on eft de
n’élever aux emplois que des hommes de la feéte
des lettrés , dont l’unique occupation eft de
s’inftruire des principes de la morale & du gou¬
vernement. Tant que les vraies lumières feront
honorées , tant quelles conduiront aux honneurs ,
il y aura dans le peuple de la Chine un fonds
de raifon & de vertu qu’on ne verra pas dans
les autres nations.
Si l’on prenoit pour l’ouvrage de l’enthoufiafme
ce tableau des mœurs & du gouvernement d’un
peuple heureux , il fuffiroit de citer un grand
fait qui prouverait tous les autres. La population
n’eft-elle pas la mefure de la fagefte de l’admi-
niftration , & la marque infaillible de la prof-
périté d’une nation ? La population eft exceflîve
à la Chine. Le refte de la terre nous offre des
contrées immenfes ou la tyrannie a étouffé dans
tous les tems le germe de la vie ; quelques-unes
quelle a changées en déferts ; d’autres où l’on
fait aujourd’hui des efforts violens pour lever
les obftades qui s’oppofent, à la multiplication ;
tous ces gouvernemens démontrent l’excès du
mal. La Chine trop peuplée pour nourrir fes labo-
* f
pïülofophique & politique; ■ 9d,
tieux habirans , eft le fèul pays du monde qui
prouve qu’il peut y avoir un excès dans le bien:
Cependant il faut avouer que la plupart des!
connoiftàncès fondées fur des théories un peu
Compliquées , n’y ont pas fait lès progrès qu’on
devoit naturellement attendre d’une nation an¬
cienne , active , appliquée , ôc qui depuis très»
long-rems en tenoit le fil. Cette énigme n’ell pas!
inexplicable. La langue des Chinois demande une
étude longue & pénible qui occupe des hommes
tout entiers durant leur vie. Les rites , les céré¬
monies qui les font mouvoir donnent plus d’e¬
xercice à la mémoire qu’au fentiment. Leurs ma¬
niérés arrêtent les mouvemens de l’arne , & eii
afïoibhlîent les reflorts. Trop occupés des objets
d’utilité, ils 11e peuvent pas s’élancer dans la
carrière de 1 imagination. Lin refpeét outré pour
l’antiquité les aftervit à tout ce qui eft établi.
Lotîtes ces caufes icunies ont du oter aux Chinois
l’efprit d’invention. Il leur faut des fiecles pour
perfectionner quelque cliofe , & quand 011 penfe
a I état ou on trouva chez eux les arts & les
fciences il y a trois cens ans , on eft convaincu
de l’étonnante durée de cet empire.
Un des arts que les Chinois ont le moins
perfectionné eft celui de la guerre. Us ont une
milice innombrable , mais ignorante , & qui ne
fait qu’obéir , elle manque de tadique plus que
de courage. Dans les guerres contre les Tartares
les Chinois n’ont point fu combattre , & fe fonc
fait tuer. L amour pour leur gouvernement , pour
leur patrie, pour leurs loix , doit leur tenir lieu
d’efprit guerrier , mais il ne leur tient pas lieu
de bonnes arme» & de la fcience de la guerre.
Tel eft l’empire de la Chine dont on parle
tant , fans le connonre aftez, Tel il étoit loifque
cr Z
îoa Hiftoire
les Portugais y abordèrent. Ils pouvoient y pren¬
dre des leçons de fagefle & de gouvernement ;
mais ils ne penferent qu’à en tirer des richefles
& à y répandre leur religion. Thomas Perès ,
leur ambafladeur , trouva la cour de Pékin dif-
pofée en faveur de fa nation , dont la gloire
remplilfoit l’Afie. Elle avoit l’eftime des Chinois ,
ÿc la conduite de Ferdinand d’Andreade qui com-
mandoit l’efcadre Portugaife devoit encore aug¬
menter cette eftime. Il parcourut les côtes de la
Chine , il y fit le commerce. Lorfqu’il voulut
partir , il fit publier dans les poits ou il avoir
relâché , que fi quelqu’un avoit à fe plaindre des
Portugais , il eut à le déclarer , & qu il en auroit
fatisfaéhon. Les ports de la Chine alloient leur
ecre ouverts i Thomas Peres alloit conclure un
traité 3 lorfque Simon d Andreade , frété de Fer¬
dinand , parut fur les côtes avec une nouvelle
efcadre. Celui-ci traita les Chinois comme depuis
i quelque tems les Portugais traitoient tous les peu-
• ',qes de l’Afie. Il bâtit fans permilfion un fort dans
Pifle de Taman , & delà il fe mit à piller ou
à rançonner tous les vaifleaux qui fortoient des
ports de la Chine , & ceux qui y arrivoient. Il
enleva des filles fur la côte 5 il fit des Chinois
efclaves ; il fe livra au brigandage le plus eftrene
&: à la plus honteufe diffolution. Ses matelots &
fes foldats fuivirent fon exemple. Les Chinois
irrités équipperent une flotte nombreufe : les
Portugais fe défendirent vaillamment, oc s échap¬
pant en fe faifant jour à travers la flotte enne¬
mie. L’empereur fit mettre Thomas Perès en
prifon , où il mourut , & la nation Portugaife
fut bannie de la Chine pendant quelques années.
Depuis les Chinois s’adoucirent , & il fut permis
aux Portugais de faire le commerce dans le port
philofophique & politique. ioï
de Sanciam. Ils y apportaient de for , qu’ils ti-
roient d’Afrique , des épiceries des Moluques , Sc
de Ceylan des dents d’éléphant Sc quelques pier¬
reries. Ils en tiroient des étoffes de foie de toute
efpece , des porcelaines , des vernis , des plan¬
tes médecinales , Sc le thé , qui eft depuis de¬
venu fi néceflaire en Europe aux nations du
nord.
Les Portugais fe contentaient des loges & des
«omptoirs qu’ils avoient a Sanciam , Sc de la li¬
berté que le gouvernement de la Chine accor-
doit à leur commerce , lorfqu’il s’offrit une occa-
fion de fe procurer un établiffement plus folide
Sc moins dépendant des Mandarins qui comman-
doient fur la côte.
Un pirate nommé Tehang-fi-lao, devenu puif-
fant par fes brigandages , s’étoit emparé de la
petite ifle de Macao , d’ou il tenoit bloqués les
ports de la Chine. Il fit même le fiege de Can¬
ton. Les Mandarins des environs eurent recours
aux Portugais , qui avoient des vaiffeaux à San¬
ciam ; ils accoururent au fecours de Canton , Sc
ils en firent lever le fiege. Ils remportèrent une
viétoire compîette fur le pirate, qu’ils pourfui-
virent jufques dans Macao , où il fe tua.
L’empereur de la Chine informé du fervice
que les Portugais venoient de lui rendre en eut
de la reconnoiffance, Sc leur fit préfent de Ma¬
cao. Ils acceptèrent cette grâce avec joie, & ils
bâtirent une ville qui devint floriffante. Cette
place fut avantageufe au commerce qu’ils firent
bientôt dans le Japon.
Ce fut dans ce tems qu’une tempête jetta
par bonheur fur les côtes de ces îfies un vaiffeau
Portugais. Ceux qui le montaient furent accueil¬
lis. On leur donna tout ce qu’il falloit pour fe
G3
i
jo i Hijtoire
Rafraîchir 6c fe radouber. Arrivés à Goa , ils ren-f
dirent compte de ce quils avoient vu , & ils ap¬
prirent au vice- roi qu’une nouvelle contrée fort
riche 6c fort peuplée s’offroit au zele des million¬
naires , à Tinduftrie des négocians. Les uns &
les autres prirent la route du Japon.
Ils trouvèrent un grand empire qui ne cédoit
point à celui de la Chine par Les richefles , par
la magnificence de fes édifices ? & par la fertilité
de fes terres. Les Japorjois fembloient même plus
induftrieux que les Chinois en beaucoup de
çhofes. Dans l’art de travailler leurs métaux , 6c
fur-tout l’acier , ils avoient une intelligence que
jes Chinois n’avcient pas. Leur police étpit à
peu près auffi parfaite ; mais le gouvernement
& les mœurs des deux nations ne fe reffembloient
pas.
Les grandes ifies qui çompofent cet empire, pla¬
cées fous un ciel orageux , environnées de tem¬
pères agitées par des volcans , fujertes à ce§
grands accidens de la nature qui impriment h
terreur , étoient remplies d’un peuple que la fu-
perftition dorninoit. Elle s’y divife en plufieur$
fedtes. Celle du Sinros eft la religion du pays ?
l’ancienne religion. Elle reconnaît un être fuprê-
irie , l’immortalité de l’ame, 6f elle rend un culte
a une multudç de dieux, de faints pu de camis „
peft- à-dire , aux âmes des grands hommes qui ont
fçrvi & illuftré la patrie. Le grand prêtre de cette,
religion , fous le nom de Dairi , gouvernait le
Japon. Il étoit de la race des dieux, ôCen cette
qualité, il régnait despotiquement fur fes fujetSo
Empereur & grand pontife, il avoit rendu à quel-?
ques égards la religion utile cd fes peuples , ce qui
p’eft pas impoffible dans les pays où le facerdoçç
èft uni a l’empire,
: *' ' • 4 f* „ . 4 " ô
philosophique & politique l Î03
Dans ces ifles extraordinairement peuplées de
peu fertiles en pâturages , il étoit défendu par la
religion de fe nourrir de la chair des animaux ,
de fur-tout de ceux qu’employe l’agriculture.
On ne voit pas que la feéte du Sintos ait eu
la manie d’ériger en crimes des aétions inno¬
centes en elles-mêmes , manie fi dangereufe pour
les moeurs. Loin de reprendre ce fanatifme fom-
bre &c cette crainte des dieux qu’on trouve dans
prefque toutes les religions , le Sintos avoit tra¬
vaillé à prévenir ou à calmer cette maladie de
l’imagination par des fêtes qu’on célébroit trois
fois chaque mois. Elles étoient confacrées à vifi-
ter fes amis & a pafler le jour en feftins de en ré-
jouiflances. Les prêtres du Sintos difoient que les
plaifîrs innocens des hommes étoient agréables à
la divinité , de que la meilleure maniéré d’hono-
rer les camis , c’étoit d’imiter leurs vertus , de
de jouir dès çe monde du bonheur dont ils
jouifient dans l’autre. En conféquence de cette
opinion , les Japonois après avoir fait la priera
dans des temples , toujours fitués dans des lieux
agréables, alloient chez des courtifanes qui habi¬
tent des maifons ordinairement bâties auprès des
temples. Ces femmes étoient des religieuses fou-
mifes à un ordre de moines qui retiraient une
partie de l’argent qu’elles avoient gagné.
Dans les pays où la religion ne peut reprimer
les excès de l’amour, c’eft peut-être une fagefie
de le changer en culte. Eh ! quel culte que celui
ou les hommes animés du feu de la divinité
concourent pour ainfi dire â la fuite de la créa¬
tion , en perpétuant fes ouvrages par les plaifirs
immortels de la génération. Qu’on fe figure des
êtres qui , joignant tout-à-coup dans l’effervef-
çençe de ! âge l’amour à l’amour , les idées de la
G 4
* ô4 Hiftoire
religion à celles de la pallîon , la plus vive que le
ciel ait accordé aux humains , voient , Tentent ,
refpirent Dieu dans toutes leurs communications ,
vont l’adorer enfemble , l’invoquer 8c l’aifocier à
leurs plaifirs , fe le rendre palpable 8c fenfibie
par cette effulion des âmes 8c des fens où tout eft
myftere , joie 8c faveur célefte. Quel fujet de re-
connoilïance éternelle envers l’être des êtres , que
d’attendre 8c de recevoir comme un préfent de fa
main le premier objet par qui l’on goûte une
nouvelle vie , l’époufe ou l’époux qu’on doit ché¬
rir , les enfans qui naillent d’une fource de dé¬
lices où ils iront fe reproduire 8c fe perdre à leur
tour. Que de biens dont la religion pourroit faire
des vertus , & les récompenfes de la vertu ; mais
qu’elle profane 8c dénature , quand elle les repré¬
fente comme un fentier de crimes, de malheurs
8c de peines ! Oh ! que les hommes fe font éloi¬
gnés des fondemens de la morale, en s’écartant
des premiers fentimens de la nature. Ils ont cher¬
ché les liens de la fociété dans des erreurs pé-
riflables 8c funeftes. Si l’homme avoit befoin d’il-
lufion pour vivre en paix avec l’homme , que
ne les prenoit-il dans les plus délicieux penchans
de fon cœur ! Quel moralifte , quel légiflateur
fubïime que celui qui trouveroit dans les befoins
de la confervation 8c de la reproduction les moyens
les plus sûrs de multiplier les individus , 8c de les
rendre heureux ! Qu’il faut plaindre les âmes froi¬
des , infenfibles , malheureufes 8c dures à qui ces
confidérations paroîtroient un délire ou même un
attentat.
La chafteté n’étoit pas une vertu dans la reli¬
gion du Sintos 8c dans les mœurs Japonoifes ,
comme elle l’eft à la Chine. Cependant au Japon
l’adultere étoit puni de mort , 8c à la Chine il
philosophique & politique. 105
îfétoit qu’une faute légère , même aux yeux du
mari.
La fcvérité avec laquelle on puniffoit l’adul-
tere au Japon , venoit de l’efprit de rigueur qui
régné dans toutes les loix de cet empire. Elles font
cruelles & fans aucune proportion entre la faute
ôc le châtiment.
L’empereur étant une perfonne facrée , un def-
cendant, un repréfentant des dieux , la plus légère
défobéiflance à la moindre de fes loix étoit regar¬
dée comme un crime énorme que les plus grands
fupplices pouvoient à peine expier. Le coupable
même n’étoit pas puni feul. G)n enveloppoit dans
ion châtiment fa famille entière.
Il s’étoit introduit au Japon depuis quelques
fiecles une autre feéte , qu’on appelloit celle des
Bubfdoiftes, du nom de Bubs , fon fondateur. Son
dogme eft à peu près le même que celui de la reli¬
gion du Sintes* mais les Bubfdoiftes adorent de
plus un Amida , efpece de médiateur entre Dieu
& les hommes. Ils adorent d’autres divinités mé¬
diatrices entre les hommes Sc Amida. C’eft par
la multitude de fes préceptes , par l’excès de fon
auftérité , fes pratiques Sc fes mortifications , que
cette religion s’eft fiattée d’obtenir la préférence
fur le Sintos.
L’efprit du Bubfdoifme eft terrible. Il n’infpire
que pénitence 5 crainte exceftive , rigorifme cruel.
€ eft le fanatifme le plus affreux. Les moines de
cette religion perfuadent à leurs dévots de palier
une partie de leur vie dans les fupplices , pour
expier des fautes imaginaires : ils leur infligent
eux-memes la plupart de ces fupplices avec un
defpotifme 5e une cruauté dont les inquifiteurs
d Efpagne pourroient donner l’idée , avec cette
différence que les moines Japonois font eux-mê-
io6 Hijtolre
mes les bourreaux des vi&imes volontaires de la
luperftition , au lieu que les inquisiteurs ne font
que les juges des crimes 6c des peines dont ils
ont été les inventeurs & les arbitres. Les moines
Bubidoiftes tiennent continuellemant les efprits
de leurs fe dateurs dans un état violent de re¬
mords 6e d’expiations. Cette religion eft fi fur-
chargée de préceptes , qu’il eft: impoflible de les
accomplir. Elle peint les dieux toujours avides
de vengeance 6c toujours ofFenfés.
On peut s’imaginer quels effets une fi horrible
fuperftition peut avoir fur le caractère du peuple 3
6c à quel dégré d’atrocité elle l’a conduit. Les
lumières d’une faine morale , un peu de philofo-
phie , une éducation fage , pouvoient être le re^
mede à ces loix 5 à ce gouvernement a à cette
religion,
A la Chine , on met entre les mains des enfans
des livres didaétiques , qui les inftruifent en détail
de leurs devoirs , 6c qui leur démontrent la ver¬
tu : aux enfans Japonois , on fait apprendre par
cœur des poemes où font célébrées les adions
de leurs ancêtres , où l’on infpire le mépris de la
vie , où le fuicide eft vanté comme l’aétion la
plus héroïque. Ces chants ? ces poèmes qu’on
dit pleins d’énergie 6c de grâce , enfantent l’en-
thoufiafme. L’éducation des Chinois réglé lame 5
la difpofe à l’ordre : celle des Japonois l’enflam¬
me 6c la porte àl’héroifme. On les conduit toute
leur vie par l’imagination , par le fentiment ; 6c
les Chinois par la raifon 6c les ufages. Les Ja¬
ponois aiment l’éloquence 6c la poefie. Ils font
orateurs , ils peignent vivement. Les Chinois
dans leurs livres cherchent la vérité , ils ont plus
de tranquillité 6c de bonheur ; 6c le Japonois
avide de jouilTances eft toujours prêt à fàcnfîeç
phîlofophique & politique f 107
fa vie. Il femble qu’en général les Chinois ren¬
dent â prévenir la violence & rimpétuofité de
Famé \ les Japonois fon engourdilïement 8c fa
foibleffe.
La fefte de Confucius avoir fait quelques pro¬
grès au Japon parmi la nobleffe } mais les prêtres
de Bubfdoifme 8c du Sintos ne lui étoient pas
favorables. Ils ne le furent pas davantage au
Çhriftianifme , lorfqu’on vint l’y prêcher. Cepen¬
dant les millionnaires firent beaucoup de proféli-
tes , 8c les marchands un commerce immenfe.
Les Portugais y tranfportoient les marchandifes
de l’Inde , qu’ils tiroient de Goa , 8c Macao leur
fervoit d’entrepôt pour les marchandifes qu’ils
tiroient de l’Europe. Elles confiftoient la plupart
en bagatelles , qu’achetoit chèrement un peuple
riche 8c curieux de nouveautés. Audi emportoit-on
tous les ans du Japon treize ou quatorze millions
en or , qui pafioient en grande partie à Lisbonne*
Les Portugais époufoient au Japon de riches héri¬
tières 5 8c s'alliaient aux familles les plus puisan¬
tes. Ilscemmerçoient librement dans tous les ports
8c dans toutes les provinces du royaume.
Leur cupidité devoit être fatisfaite , ainfi que
leur ambition. Ils étoient les maîtres des côtes
de Guinée 5 de la Perfe , 8c des deux prefqu’ifles
de l’Inde. Ils regnoient aux Moluques , à Ceylan,
dans les ifles de la Sonde , 8c leur établilEement
à Macao leur afluroit le commerce de la Chine
8c du Japon. Les Romains dans leur plus grande
profpérité n’avoient pas eu un empire beaucoup
plus étendu. Au milieu de tant de gloire , de
tréfors 8c de conquêtes , les Portugais n’avoient
pas négligé cette partie de l’Afrique fitué entre
le cap de Bonne-efpérance 8c la met rouge , qui
avoit été renommée dans tous les tems par la
xoS Hifioire
richefïe de fes productions. Plufieurs raifons le$
avoient portés à s’en occuper. Les Arabes s’y
étoient établis & fort multipliés depuis plufieurs
fiecl es. Ils y avoient formé fur la côte de Zangue-
fear plufieurs petites fouverainctés indépendantes
dont quelques-unes avoient de l’éclat , prefque
toutes de l’aifance. Ces établiffemens dévoient
leur profpérité aux mines qui étoient dans les
terres. Elles fournifloient l’or 3c l’argent qui fer-
voient à l’achat des marchandées de l’Inde. Dans
leurs principes , les Portugais dévoient chercher
a s’emparer de ces richefles& aies ôter à leurs con-
currens. Ces marchands Arabes furent aifément
fubjugués vers l’an 1508. Sur leurs ruines s’éleva
un empire , qui s’étendoit depuis Sofala jufqu’à
Melinde , 3c auquel on donna pour centre Pille
de Mozambique. Elle n’eft féparée du continent
que par un petit canal , 3c n’a pas deux lieues
de tour. Son port qui eft excellent , 3c auquel
il ne manque qu’un air plus pur , devint un lieu
de relâche 3c un entrepôt pour tous les vailfeaux
du vainqueur. C’eft-là qu’ils attendoient ces vents
réglés , qui dans certains tems de l’année foufflent
régulièrement des côtes de l’Afrique â celles de
Flnde, comme dans d’autres tems des vents oppo-
fés foufilent des côtes de l’Inde â celles d’Afrique.
Tant d’avantages pouvoient former une ma fie
de puiffance inébranlable } mais les vices 3c l’inep¬
tie de quelques commandans , Pabus des richef-
fes , celui de la puifiance , PivrefTe des fuccès ,
l’éloignement de leur patrie , avoient changé les
Portugais. Le fanatifme de religion qui avoit
donné plus de force 3c d’adivité à leur courage ,
ne leur donnoit plus que de l’atrocité. Ils ne fe fai-
foient aucun ferupuîe de piller, de tromper , d’af-
fervir des idolâtres. Ils penfoient que le pape ,
philofophique & politique . 109
en donnant aux rois de Portugal les royaumes
d’Afie , n’avoit pas refufé à leurs fujets les biens
des particuliers. Tyrans des mers de l’orient , ils
y rançonnoient les vaiffeaux de toutes les nations.
Ils ravageoient les côtes ; ils infultoient les prin¬
ces , 3c ils devinrent dans peu l’horreur &: le fléau
des peuples.
Le roi de Tidor fut enlevé dans fon palais,
3c ma (Tac ré avec fes enfans qu’il avoir confiés aux
Portugais.
A Ceylan, les peuples ne cultivoient plus la
terre que pour leurs nouveaux maîtres qui les trai-
toient avec barbarie.
Ils avoient établi Pinquifition à Goa 5 3c qui¬
conque étoit riche devenoit la proie des minières
de cet infâme tribunal.
Faria envoyé contre des corfaires , Malais , Chi¬
nois 3c autres , alla piller les tombeaux des em¬
pereurs de la Chine dans Pifle de Calampui.
Souza faifoit renverfer toutes les pagodes fur
les côtes de Malabar , 3c on égorgeoit inhumaine¬
ment les malheureux Indiens qui alloient pleurer
fur les ruines de leurs temples.
Correa terminoit une guerre vive avec le roi
de Pegu , 3c les deux partis dévoient jurer l’ob-
fervation du traité furies livres de leurs religions.
Correa jura fur un recueil de chanfons ? 3c crut
éluder un engagement par ce vil ftratagéme.
Nuguès d’Acughna voulut fe rendre maître de
Pifle de Daman fur la côte de Cambaie : les habi-
tans offrirent de la lui abandonner , s’il vouloir
leur permettre d’emporter leurs richeffes. Cette
permiffion fut refufée , 3c Nuguès les fit tous
paffer au fil de l’épée.
Diego de Silveyra croifoit dans la mer rouge.
Un vaiffeau richement chargé le fallu. Le capi-
iio Hiftoîre
taine vint à fon bord 3 & lui préfenta de la part
d’un général Portugais une lettre qui devoir lui
fervir de paffieport. Cette lettre 11e contenbit que
ces mots : je fupplie les capitaines des vaijjeaux
du roi de Portugal de s’emparer du navire de ce
Maure comme de bonne prife . Silveyra s’empara
du navire.
Bientôt les Portugais n eurent pas les uns pour
les autres plus d’humanité & de bonne foi , qu’ils
n’en avoient pour les naturels du pays. Prefquë
tous les états où ils commandoient étoient divifés
en factions.
Il regnoit par-tout dans leurs mœurs un mé¬
lange d’avarice > de débauche 5 de cruauté & dé
dévotion. Ils avoient la plupart fept ou huit con¬
cubines qu’ils faifoient travailler avec la derniere
rigueur , <$e auxquelles ils arrachoient l’argent qu’el¬
les avoient gagné par leur travail. Il y a loin de
cette manière de traiter les femmes aux mœurs
de la chevalerie.
Les cômmândans , les principaux officiers ad~
mettoient à leur table une foule de ces chanteu-
fes &. de ces danféufes dont l’inde eft remplie.
La moleffe s’étoit introduite dans les maifons &t
dans les armées. C’ctoit en palanquin que les
officiers marchoient a l’ennemi. On 11e leur trou-
voit plus ce courage brillant qui avoir fournis tant
de peuples. Il étoit devenu difficile de faire com¬
battre les Portugais lorfqu’il n’y avoit pas l’ap¬
parence d’un riche butin. Bientôt le roi de Por¬
tugal ne toucha plus le produit des tributs que
lui payoient plus de cent cinquante princes de
l’orient. Cet argent fe perdoit en pa'fiTant d’eux
jufqu’à lui. U regnoit un tel brigandage dans
les finances , que les tributs des fouverains ? le
produit des douanes qui dévoie être immehfe 2
phïlofophique & politique. 1 1 1
les impôts qu’on levoit en or ,, en argent , en
épiceries fur les peuples du continent de des ifles,
ne fuffîfoient pas pour l’entretien de quelques
citadelles 5 de l’équipement des vailleaux nécef-
faires.
Il eft rrifte d’arrêter fes yeux fur les momens
du déclin des nations. Hatons-nôus de parler de
l’adminiftration de Dom Juan de Caftro, qui ren¬
dit aux Portugais une partie de leur vertu.
Caftro étoit fort inftruit pour fon fiecle. il
avoit famé noble de élevée ; de la leéture des
anciens y avoit entretenu cet amour de la gloire
de de la patrie , fi commun chez les Grecs de chez
les Romains.
Dès les premiers tems de fa fage de brillanre
adminiftration , Cojè-Sophar , miniftre de Mah¬
moud, roi de Cambaie , fut infpirer a fon maître
le defiein d’attaquer les Portugais. Cet homme
né , à ce qu’on afiure , d’un pere Italien de d’une
mere Grecque , étoit parvenu de l’efclavage au
miniftere de au commandement des armées. Il
s etoit fait Mu fui m an , il n’avoit aucune reli¬
gion ; mais il favoit faire ufage de la haine que
le mépris des Portugais pour les religions du pays
infpiroit au peuple. Il attira auprès de lui des
officiers expérimentés , des foldats aguerris, de
bons ingénieurs , des fondeurs même qu’il fit
venir de Conftantinople. Ses préparatifs parurent
deftines contre le Mogol ou contre les Patanes y
de lorfque les Portugais s’y attendoient le moins ,
il attaqua Diu, s’en rendit maître, de fit le fiege
de la citadelle.
Cette place fituée dans une petïté ifle fur les
cotes de Guazarate avoit toujours été regardée
comme la clef des Indes dans les tems que les
navigateurs ne s’écartoient pas des côtes , & que
i l i Hlftoire
Surate étoit le plus grand entrepôt de Fo rient*
Depuis l’arrivée de Gama , elle avoit été conf-
raniment l’objet de l’ambition des Portugais, 8c
elle étoit enfin tombée fous leur domination du
tems de Dacughna. Mafcaregnas qui en étoit gou¬
verneur au tems dont nous parlons , devoit avoir
neuf cens hommes , 8c n’en avoit que trois cens.
Le relie de fa garnifon par un abus dès-lors fort
commun , faifoit le commerce dans les villes de
la côte. Il alloit fuccomber , s’il n’eut reçu de
prompts fecours. Callro lui en fit palfer fous la
conduite de fon fils , qui fut tué. Cojè-Sophar le
fut auflî , 8c fa mort ne rallentit pas le fiege.
Callro établit des jeux funéraires à Fhonneur
de ceux qui étoient morts en combattant pour
la patrie. Il fit faire des complimens à leurs parens
de la part du gouvernement. Il en reçut lui-même
pour la mort de fon fils aîné. Le fécond de les
fils préfidoit aux jeux funéraires , 8c partit auliî-
tôt pour Diu , comme pour aller mériter les hon¬
neurs qu’il venoit de rendre à fon Irere. La garni¬
fon repouffoit tous les allants , fe fignaloit chaque
jour par des aélions extraordinaires. Aux yeux des
Indiens, les Portugais étoient au-delïus de l’hom¬
me. Heureufement , difoit-on ? la providence avoit
voulu quily en eut peu comme des tigres & des
lions , afin quils ne détruifijjent pas l’efpece hu¬
maine.
Callro amena lui-même un plus grand fecours
que ceux qu’il avoit envoyés. Il entra dans la
citadelle avec des vivres 8c plus de quatre mille
hommes. Il fut délibéré fi on livreroit bataille. Le
pour 8c le contre furent difcutés. Garcie de Sa *
vieil officier impofa filence, 8c dit : fai écouté ,
U faut combattre. C’étoit l’avis de Callro. Les
Portugais marchèrent aux retranchemens, 8c rem¬
portèrent
philofophique & politique. t ; 3
parurent une grande victoire. Apres avoir déli¬
vre la citadelle , il talion la réparer, les tonds
manquèrent , de Caftro les emprunta en ton nom.
11 vouiur à ion retour dans (_>oa donner a ioi>
armée les Jionneurs du triomphe, à la maniéré
des anciens, ilpenioit que ces honneurs 1er viroienn
a ranimer le geme belliqueux des Portugais, &
que le taire cie cette cérémonie împolerou à l'i¬
magination des peuples. Les portes a ion enuée
furent ornees d arcs triomphaux ; les rues etojent
tapi ees j les femmes parées magnifiquement
etoient aux fenêtres, & jettoient des Heurs ik des
parfums fur les vainqueurs. Le peuple danloit au
ion des inifrumens. On portoit l étendard royal à
la tece ries loldats qui marchoient en ordre. 1 e
vice- roi couronné de branches de palmier étoic
monte lut un char iuperbe ; les généraux ennemis
ui voient ion chai , les loldats pnionniers mat-
choient après eux. On porto<t les drapeaux qu’on
eur avoient enleves ; ils étoient renverfes &
trainans fur la poulhere ; on faiioit fume Pareille-
rie Sc les bagages pris fur les vaincus. Des repré-
lentations de la citadelle délivrée & de la bataille
gagnee relevoient la pompe de cet appareil. Vers,
ç an ons , harangues , feux de joie , rien ne fut
oublie pour rendre cette fête magnifique , agréable ,
La relation de ce triomphe fut répandue en
Europe. Les petits efprits le trouvèrent ridicule ,
oc les bigots le trouvèrent profane. La reine de
ortuga dit a cette occafion que Caftro avoit
vaincu en héros Chrétien , & qu'il avoit triomphé
en héros payen.
La vigueur des Portugais que Caftro avoir
ranimes ne le foutint pas long-tems , & la corrup-
sion augmentoit de jour en joue dans toutes le*
Tonte I*
1 1 4 Hifloire
dalles des citoyens. Un vice-roi imagina d établir
dans les villes principales des troncs où tous les
particuliers pouvoient jetter des mémoires & lui
donner des avis. Unfemblable étabhflementpour-
roit être fort utile , 8c réformer les abus chez une
nation éclairée, où il y auroit encore des mœurs j
mais chez une nation fuperftitieufe 8c corrompue ,
quel bien pouvoit-il faire ?
11 ne reltoitplus aucun des premiers conquérans
de finde, 8c leur patrie épuifée par un trop grand
nombre d’entreprifes 8c de colonies , ne pouvoir
les remplacer. Les défenfeurs des établiflemens
Portugais étoient nés en Afie. L’abondance , la
douceur du climat, le genre de vie, peut-être
les alimens avoient tort altéré en eux l’intrépidité
de leurs peres. Ils ne conferverenc pas allez de
courage pour fe faire craindre , en fe livrant à
tous les excès qui font hair. Ils étoient des monf-
tres : le poifon, les incendies, les alladinats , tous
les crimes leur étoient devenus familiers. Ce n’étoit
pas feulement des particuliers qui s’en rendoient
coupables : les hommes en places leur en don-
noient l’exemple. Ils égorgeoient les naturels du
pays j ils fe déchiroient entr’eux. Le gouverneur
qui arrivoit mettoit aux fers fon prédécefTeur pour
le dépouiller. L’éloignement des lieux, les faux
témoignages, l’or verfé à pleines mains afluroient
l’impunité à tous les crimes.
L’ifle d’Amboine fut le premier pays qui fe
fie jtiftice. Dans une fête publique , un Portugais
faifit une très belle femme , 8c fans aucun égard
pour les bienféances , il lui fit tous les outrages
pofllbles. Un des infulaires nommé Génulio arma
fes concitoyens: il affembla enfuite les Portugais ,
8c il leur"dit:« Pour venger des affronts auffi
» cruels que ceux que nous avons reçus de vous ,
philosophique & politique* i \ j
r> il faudroit des effets , 6c non des paroles. (Je-
5> pendant, écoutez , vous nous prêchez un JÜieu,
35 qui fe plaît, dites- vous, dans les aéhons gêné-
35 reufes des hommes , 6c le vol , le meurtre ,
,3 l’impudicité , l’ivrognerie font vos habitudes :
33 tous les vices inondent vos cœurs. Nos mœurs
33 6c les vôtres ne peuvent s’accorder : la nature
53 l’avoit prévu, en nous féparant par des mers
>3 immeni.es , 6c vous avez franchi ces barrières.
3> Cette audace dont vous ofez vous enorgueil-
33 lir , eff: une preuve de la corruption de vos
33 cceurs. Croyez-moi , laillez en paix des peuples
33 qui vous reflèmblent iî peu; allez habiter chez
33 des nations auffi féroces que nous : votre corn-
33 merce nous leroïc plus fatal que tous les fléaux
35 dont votre Dieu pourroit vous accabler. Nous
» renonçons pour toujours à votre alliance : vos
33 armes font meilleures que les nôtres } mais nous
33 fommes plus juftes que vous, 6c nous ne vous
33 craignons pas. Les Irons font aujourd’hui vos
33 ennemis j fuyez leur pays, 6c gardez-vous d’y
33 reparoîrre. «
Ce difcours qui trente ans auparavant auroic
entraîne la ruine d’Ambome , fut écouté avec un®
patience qui montroit le changement des Portugais.
Egalement déteftés par-tout, ils virent fe for¬
mer une confédération pour les chafler de l’orient.
Toutes les grandes puifTances de l’Inde entrèrent
dans la ligue , 6c pendant trois ou quatre ans fi¬
rent en fecret des préparatifs. La cour de Lisbonne
fut informée. Le roi Sebaftien qui , fans fon fa-
natifme , auroit ère un grand roi , fit partir pour
1 Inde Ataïde 6c tous les Portugais quis’étoient dif-
tingués dans les guerres de l’Europe.
A leur arrivée , l’opinion générale étoit, qu’il
falloit abandonner les pofleffionséloignées, 6c raf-
H z
ï 1 6 U iftoirt
fembler fes forces dans le Malabar & aux environ^
de: Goa. Quoique Ataïde pensât qu’on avoit for¬
mé un trop grand nombre d etabiiilemens , il no
voulut pas avoir 1 air de les facrifier. Compagnons ,
dit-ii , je veux tout conferver y if tant que je
vivrai 9 les ennemis ne gagneront pas un pouce
de terrem. Auffi-tot il expédia des lecours pour
toutesics places menacees 3 6c fit les diipolitions né-
cefianes à la delenie de Goa.
LeZamorin attaqua Mangalor , Cocnin, Cana-
nor. Le roi de Cambaie attaqua Chaul , Daman ,
Lachaim. Le roi d’Achem ht le fiege de Malaca,
De roi de Lernate rit la guerre dans les Molu-
ques. Agalachem , tributaire du Mogol , arrêta
les Portugais qiu négocioient à Surate. La reine
de Garcopa tenta de ieschafler d’Onor*
Ataide , au milieu des foins 6c des embarras du
licge de ia capitale , envoya cinq v aideaux à Surate.
Ils rirent relâcher les Portugais détenus par Agala-
çhem, Treize vaiileaux partirent pour Malaca : le
roi d’Achem 6c les aiiiés enlevèrent le fiege.
o
Ataide voulut même faire appareiller les vaiileaux
qui portaient tous les ans â Lisbonne quelques
tributs ou des marchandifes. On lui repréfenta.
qu'au lieu de le priver du fecours des hommes
qui monteroient cette flotte, il falloir les garder
pour la défenfe de llnde. Nous fuffirons , dit
Ataïde, l’état a befoin , if Une faut pas tromper
fon ejpérance . Cette réponfe étonna, 6c la flotte
partit dans le tenus que la place étoit le plus vive-
ment prelfée par idalcan. Ataïde envoya des trou¬
pes au fecours de Cochin, 6c des vaiileaux à Cey-
lan. L’archevêque dont l’autorité étoit ians borne
voulut s’y oppoier. JMonJieur , lui dit Ataïde, vous
Tt entendez rien à nos affaires , bornez-vous à les
recommander à Dieu . Les Portugais arrives d’Eu~
philosophique 6 politique . i i j
tops firent à ce fiege des prodiges de valeur. A ta ici»
eut fou vent de la peine a les enipecher de prodi¬
guer inutilement leur vie. Pluiïeurs malgré les
détentes forcoient en i'ecret la nuit pour aller atta¬
quer les affiégeans dans leurs lignes.
Le vice-roi ne comptoir pas li abfolument fur
la force de fes armes, qu’il ne crut devoir em¬
ployer la politique. 11 fut inftruit qu’Idalcan étoit
gouverné par une de tes maîtrelTes , & quelle école
au camp. Les femmes qui te dévouoient aux plaifirs
des piinces ne font communément que les efcla-
ves de l’ambition , & ne connoilïent pas les ver¬
tus que peut infpirer l’amour. La maîtreffe d’Idal-
çan te lailfa corrompre, Sc vendit à d’Ataïde les
iecrets de fon amant, Idaican s’apperçut de la
trahifon , mais il neput découvrir le traître. Enfin ,
apres dix mois de combats & de travaux , ce prince
qui voyoït fes tentes ruinées , fes troupes dimi-
nuees , fes éléphans tués , fa cavalerie hors d’état
de iervir , vaincu par le génie d’Ataïde , leva le
tiege , & te retira la honte & le défefpoir dans
le cœur.
Ataïde vole fur le champ au fecoursde Chaul ,
, c§e parNizamaluc , roi de Cambaie, quiavoit
plus de cent mille hommes. La defenfe de Chaul
avoit ete aulli intrépide que celle de Goa. Elle
fut fui vie d’une grande victoire qu’Ataïde à la
tete d une poignée de Portugais remporta fur une
armee nomoreufe , & agueirie par un long fiege.
f>Araide marcha enfuite contre le Zamorin
le battit, & fie avec lui un traité par lequel ce
prince s engageoit à ne plus avoir de vailïèaux de
guerre.
Les Portugais redevenoient dans tout l’orient
ce qu ils etoient auprès d’Araïde. Un feul vailTeau
commande par Lopès Carafco te battit pendant
H 3
i ] S Hi flaire
trois jours contre In. hotte entière du roi d Àcheni»
Au milieu du combat , on vint dite un fils de Topes
que fon pere avoir été tué : ceft -, dit-il , un brave
homme de moins t , il faut vaincre , ou mériter
de mourir comme lui . Il prit le commandement
du vailïeau , <Se traverfant en vainqueur la flotte
ennemie , fie rendit devant Malaca.
On retrouvoit alors dans les Portugais d autres
vertus que leur courage 5 tant eft puiflant fur les
nations meme les plus corrompues 1 aficendant d un
grand homme. Thomas de Sofa venoit de faire
efclave une belle femme , promife depuis peu à
un jeune homme qui 1 aimoit. Celui-ci inftruit du
malheur de fa maîtreffe alla fe jetter a fes pieds
& partager fes fers» Soia fut témoin de leur entre¬
vue : ils s’embraflbient y ils fondoient en larmes*
Je vous affranchis , leur dit le general Portugais 3
allez vivre heureux ailleurs .
Ataïde mit de la réforme dans la régie des de¬
niers publics ^ Sc reprima 1 abus le plus nuilib e
aux états , Pabus le plus difficile A réprimer. Mais
ce bon ordre , cet héroifme renaiflant , ce beau
moment , n eurent de durée que celle de fon ad-
miniftration. , ,
A la mort du roi Sebaftien , le Portugal tomba
dans une efpece d’anarchie , & fut fournis peu-
à-peu à Philippe II- Alors les Portugais de I Inde
cédèrent de fe croire une patrie. Quelques-uns
fe rendirent indépendans , d’autres fe firent cor-
fiires & ne refpe&erent aucun pavillon. Plufieurs
fe mirent au fervice des princes du pays , & ceux-là
devinrent prefque tous mimftresou generaux, tant
leur nation avoit encore d’avantages fur celles
de l’Inde. Chaque Portugais ne travaillât plus
qu’à fa fortune : ils agiffoient finis ze e & lans
concert pour l’intérêt commun. Les Inde.-' etoient
philofophique & politique, * \ $
partagées en trois gouvernemens , qui ne fe pré-
toient aucun fecours : Sc dont les projets Sc les
intérêts devinrent différens* Les foldats St les ofli-
ciers étoient fans difcipline, fans fubordmanon ,
fans amour de la gloire. Les vailfeaux de guerre
ne fortoient plus des ports , ou n en fortoient
que mal armés. Les mœurs fe dépravèrent plus
que jamais. Aucun chef ne pouvoir réprimer les
vices j St la plupart de ces chefs étoient des hom-
mes corrompus. Les Portugais perdirent enfin leur
grandeur. , lorfqu une nation libre , éclairée Sc
tolérante fe montra dans l’Inde, St leur en dif-
puta l’empire.
Il paroit que dans le tems des découvertes
des Portugais, les principes politiques fur le com¬
merce , fur la puilfance réelles des états , fur les
avantages des conquêtes, fur la maniéré d établir
St de conferverdes colonies , &fur futilité qu’en
peut tirer la métropole n’étaient point encore
connus.
Le projet de trouver un chemin autour de l’A*-
frique, pour fe rendre aux Indes, St en rappor¬
ter des marchandifes , etoit fage. Les bénéfices que
faifoient les V emtiens par des voies plus détour¬
nées , de voient exciter l’émulation des Portugais 1
mais leur ambition devoir avoir des bornes.
Cette petite nation fe trouvant tout-à-coup maî-
trefie du commerce le plus riche St le plus étendu
de la terre , ne fut bientôt compofée que de
marchands y de facteurs St de matelots que dérrui-
foient de longues navigations. Elle perdit ainfi le
fondement de toute puilfance réelle , l'agriculture ,
1 induftrie nationale St la population. Il n’y eut
pas de proportion entre fon commerce Sc les
moyens de le continuer.
Elle fit plus mal encore : elle voulut être corn?
EL 4
\ i 0 Hifîoire philosophique & politique.
quarante , 6c embrafia une étendue de terrein qu’au-
eune nation de i Europe ne pourroit conferver
fans s’arioiblir,
Ce petit pays, médiocrement peuplé, s’épuifoiç
fans ceife en foldats, en matelots, en colons.
Son intolérance ne lui permit pas d admettre au
rang de fes citoyens les peuples de l’Orient 6c de
i Afrique , oc il lui falloir par* tout 6c à tout mo¬
ment combattre les nouveaux fujets.
Comme le gouvernement changea bientôt fes
projets de commerce en projets de conquêtes , la
nation qui n’avoit jamaiseu Pefprit de commerce 3
prit celui de brigandage.
L horlogerie , les armes à feu , les fins draps ,
quelques autres marchandées qu’on a apportées de¬
puis aux Indes , n étant pas à ce degré de perfec¬
tion ou elles font parvenues, les Portugais ne pou-
voient porter que de l’argent. Bientôt il s’en lalïe-
rent , 6c iis ravirent de force aux Indiens ce qu'ils
avaient. commencé par acheter d’eux.
C’eft alors qu’on vit en Portugal a côté de la plu,s
exceffîve richelfe la plus exceffive pauvreté. Il n’y
eut de riches que ceux qui avoient polie dé quelque
emploi dans les Indes, 6c le laboureur qui ne trou-
voit pas des bras pour l’aider dans ion travail, les
artifians qui manquoient d’ouvriers , abandonnant
bientôt leurs métiers , furent réduits à la plus ex¬
trême mifere.
Quand le Portugal n’auroit pas été fournis à FEf-
pagne, iln’auroitconfervéni fa richefie réelle , ni
la puiiTance. On en a vu les raifons principales. Il
y en a d’autres que la conduite mefuréeôc réfléchie
des Hollandüis va rendre extrêmement fenfibles*
Fin du Livre premier*
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ISTOIRE
PHILOSOPHIQUE
E T
POLIT IQUE,
Doî établijj'emens & du commerce des
Européens dans les deux Indes.
LIVRE SECOND.
«*»
«W*
A Germanie à qui l’Europe doit toirs
les maux de fes gouvernemens , qui a
tout détruit fans rien réparer , qui Air
les débris du dçfpotifme de la républi¬
que Romaine, a élevé l'anarchie §c
la tyrannie féodales : la Germanie qui après avoir
ruine l’empire d’un peuple vainqueur du mondç ,
le. laiffa tromper , gouverner ôc piller par les
miniftres d’une religion née fur les ruines de
Rome : la Germanie eut dans les premiers tems
fept dieux qui étoient honorés fucceffivement un
four de la femaine.Le culte qu’on leur rendoit fut
/
^ z Hifioire
d ibord fort limple. L’ufage des temples , desîdcv
les, des libations, s’introduifit peu-à-peu. On dé¬
clara facrée la perfonne des prêtres : Ôc des atten¬
tats de tous les genres fui virent un privilège ü
dangereux.
T outes les parties de ce vafte continent n’étoient
pas gouvernées de la même maniéré : le peuple
avoir retenu 1 autorité dans quelques- unes ÿ la
noble (fe s en etoit emparee dans d’autres : il y en
avoir ou l’adrede ôc la force avoient placé des rois
éleétifs ou héréditaires. Telle et oit cependant l’hor¬
reur des Germains pour la fervitude : que fous ces
différences conftitutions ils avoient confervé leur
liberté.
Ilsn avoient point de droit écrit; ôc la tradition
feule les inftruifoit de leurs obligations. Les mœurs
regnoient au lieu des loix : la limple équité régloit
les aétions ^ & le bon fens décidoit les différens.
On pendoit les traîtres ; on noyoit les lâches : tous
les autres crimes fe rachetoient par des amendes
au profit de la fociété ôc des otfenfés.
La première vertu , c’étoit le courage , aux yeux
de cette nation guerriere : elle méprifoic les dan¬
gers , elle haidoit le repos , Ôc ne pouvoir fupporter
le travail. Accoutumé ci regarder comme une lâ¬
cheté , d’obtenir par des foins continuels ce qifelle
pouvoir emporter de force y elle attaquoit fins cede
fes voifins. Dans une expédition, le chef devoir
vaincre ou mourir, Ôc les foldats juroient de ne
point furvivre â leur général.
L’infanterie laidoit dans fes rangs des vuides
qui étoient remplis par la cavalerie. Les cavaliers
ôc les fantallins chargeoient enfemble ; ôc Y agi¬
lité des foldats égaloit la vîtelfe des chevaux. La
lance, une épée courte, étoient les armes offen¬
sives des Germains. Quelques-uns avoient pour
-• s- ■ ■
philofophique ô politique. 125
leur défenfe des cuiralTes : tous , des calques &
des boucliers. Formés en corps d’armée, ils préfen-
toient un front uni , ferme èc ferré. Leurs efca-
drons pafloient à la nage les fleuves les plus rapides
lans rompre leurs rangs. Ils commençoient le com¬
bat par une nuée de fléchés & de javelots, & fon-
doient tout de fuite fur l’ennemi avec une impé-
tuofité à laquelle on réfiftoit difficilement. Leur
bataille étoit fermée par un grand nombre de
chariots qui portoient leurs femmes* Elles pan-
foient les blefles , donnoient des rafraîchiflèmens
aux combattans epuifes de fatigue , ranimoit les
courages qui mollilloient , & rappelloient fouvent
par leurs difcours la vidoire prête à s’envoler. Un
guerrier qui perdoit fon bouclier etoit exclu des
aflèmblées j & s’ilavoit eu le malheur de fuir, ra¬
rement tardoit-il à s’en punir de fespropres mains.
La jeunefle d’une cité qui étoit en paix alloit cher¬
cher des dangers chez un autre. La gloire du gé¬
néral confiftoit alors dans la valeur & le nombre
de ceux qui l’accompagnoient.
Les femmes & les vieillards étoient chargés des
foins domeftiques. La courfe , la nage , la chafle ,
la table prenoient tout le tems des hommes. Le
vêtement des deux fexes étoit à peu près le même.
Pour ne pas gêner la nature , on lailîoit les enfans
nuds jufqu’à l’âge de puberté : une éducation fi
dure formoit le corps à la fatigue. La taille des
Germains étoit haute , & leurs membres robuftes :
ils réfiftoient au froid & à la faim -y mais ils ne
pouvoient fupportet ni la foif ni la chaleur.
Le lien du mariage étoit facre par les mœurs t
il ne pouvoit fe former entre deux perfonnes ,
que de l’aveu de leurs familles. L’époux donnoic
pour dot à fon époufe une paire de bœufs fous le
joug , un cheval fous les harnois , & des armes.
1 2 4 Hîfîoirt
tes bœufs avertilToient la femme de la foumilïïoa.
quelle devoir à fon maître , le cheval , de l’obli¬
gation qu’elle contractent de partager fes peines ,
les aimes, de la necelîite de le fuivre à la guerre.
Si , malgré la limplicité des mœurs & la pudeur
‘.lu lexe , il fe trouvoit un adultéré., le mari au¬
quel feul appartenoit le châtiment de cette viola¬
tion du contrat, affembloit les parensdel’infidelle,,
îadépouilloit en leur préfence , lui coupoitles che¬
veux , Sc la chalfoit de fon habitation à coups de
verge. Toutes les atfeétions , tous les foins des
femmes étoient concentrés dans l’intérieurde leurs
inaifons , parce que les fécondés noces leur étoient
interdites, & quon les pumlîbit de la perte de
leurs enfans comme d’un crime.
Tes Germains ne connoilloienc pas la propriété
des terres. Le magiflrat en diltribuoic cous les
ans à chaque famille , fuivant fes befoins , Sc
les lots n’étoient jamais les mêmes Ces échanges
continuels empêchoient des commodités, des em-
bellillemens , qui auroient enervé les corps , ou
amolli les courages, & faifoient que l’intérêt per-
fonnel n etoit rien au prix de la choie publique. Au
premier bruit de guerre , la moitié des habitans
prenoic les armes , l’autre moitié continuoit fes
occupations paifblcs. Tout chant^eoit la campa¬
gne fuivante : le foldat devenott cultivateur, & le
cultivateur foldat. De cette maniéré les combats
fi enfantoient pas la famine , & l’agriculture n’a—
voit pas le tems demouifer la valeur.
Les alitnens des Germains étoient grolf ers. Des
viandes prefque crues Sc des fruits fauvages fai¬
foient leur nourriture. Ceux qui habitoient les
bords du RJnn ou de la Mofelte buvoient du vin %
les autres étoient obligés de fe contenter d’une
liqueur compofée avec du froment Sc avec de
phitoj ophiquc kj politique* 2 2 y
ï orge. La table croît leur plus grand plailîr : iis
y palloient les nuits de les jours à s’enivrer : c etoit
le tems qu'ils chüififl oient pour traiter les affai¬
res générales , convaincus que les boillons fortes
ouvrent l’eiprit de le cœur. Leurs feltins finiflbient
les plus fouvent par des querelles, qui 11e le ter-
minoient pas fans effufîons de fan g.
L’holpitalité des Germains étoit fans bornes®
Us prodiguoient tout à l’étranger qui les viluoit*
Lorlque leurs provifions étoient finies , ils le me-
noient chez des voifîns 3 où les carelfes , les pio~
fufions étoient les memes. Tout ce qu'il defiroit t
on le lui donnoit avec emprellement ; mais
a voit-il quelque chofe de rare, 011 le lui deman-
doit avec confiance. La générofité mutuelle n 'exi¬
geait point de reconnoilTance pour des prélcns.
fous les biens étoient trop vils , où les âmes trop
grandes pour attacher dapnx, ou même un nom.,
aux bienfaits , aux fervices. La liberté fe feroit of~
fenfée de cette ombre de chaînes.
Le goût du jeu éroit extrême chez ces peuples ,
au point qu’après avoir perdu tout ce qu’ils poflé-
Goient , ilsfe jouoient eux-mêmes. L’indépendan¬
ce quils eftimoienr mille fois plus que la vie étoit
facrifiée fans balancer à cette pjaffion aveugle. C'eft
une des mconféquences qu’on explique difficile¬
ment dans les mœurs des peuples anciens.
Des chevaux, des armes , des befliaux étoient
toute
échan
de la
tems le volume à la valeur , le cuivre à l’or de à
1 argent. L ufure leur parut toujours odieufe , parce
qu iis tiouvoient injufle d’exiger un produit d’une
chofe qui ne produifoit rien par elle-même. Cette
©pin ion * refte preciéux d’une heure ufe {implicite.
richede. Leur commerce fe faifoit par
ge. Apres avoir appris de leurs voifins l’ufage
monnoie , ils préférèrent encore auelaue
n6 Hijîoire
les mit à l’abri de bien des malheurs dont les loir
les plus fages n’ont pas toujours garanti les nations,
les mieux policées.
Les fucceiiions paffoient aux héritiers naturels
fans aucune lorte de formalite. Le nombre des
en fan s fa doit l’honneur d’une famille, 6c la fté-
nlité , fon malheur. Les inimitiés perfonnelles de¬
venaient communes entre païens } mais elles n e-
toient pas implacables. L homicide meme fe ra-r
chetoit par une amende que les Commices eva-
luoient.
La je une (Te s’affembloit les jours de fête , 3c
danfoit toute nue au fon d un hire. Elle fautoit
avec une adrefle furprenante au milieu des lances
3c des épées. Le bruit des applaudiflemens ctoit
Faicruillon 3c la recompenie de ceux qui fe diftm—
gucfient dans un exercice fi périlleux, mais £
utile.
Chez les Germains , les cérémonies funèbres
étoient auffi hmples que les plaifirs. L efpece de
bois dont on falloir le bûcher diftinguoit les rangs.
On brüloit le cheval , les armes , le cadavre du
mort. Une butte couverte de gazon etoit élevée
fur fes cendres. Les femmes fondoient en pleurs :
les hommes chàntoient les vertus 6c les exploits
dont ils avoient été les témoins 3c les compa¬
gnons.
Tels étoient les ufages 6c les mœurs qui durent
s’établir dans l’ifle que forme le Waal 6c le Rhin,
lorfque les Battes dégoûtés de la Hefle allèrent
occuper environ un fiecle avant 1ère Chietienne,
ce terrein marécageux, qui n avoir point , ou qui
n’avoit que peu d’habitans. Us donnèrent a leur
nouvelle patrie le nom de Batavie. Leur gou vei¬
ne ment fut un mélange de monarc ne , an o
cratie > de démocratie. On y voyou un chef > qui
pkilofopkique & politique . i Xj
ïf croit proprement que le premier des citoyens
8c qui donnoit moins des ordres que des confeils.
Les grands qui jugoiem les procès de leur difiriét ,
& commandoienr les troupes, étoient choiiis com¬
me les rois dans les allembiées générales. Cenc
perionnes priles dans la multitude fervoient de
liirveillans à chaque comte , & de chef aux difté-
rcns hameaux, La nation entière etoit en quelque
forte une armee toujours lut pied. Chaque famille
y compofoit un corps de milice , qui iervoit fous
ie capitaine quelle fe donnoit.
Telle étoit la firuatxon de la Batavie, lorfque
Ceiar palfa les Alpes. Ce général battit les Hel-
vetiensj plulieurs peuples des Gaules, les Belges,
les Germains qui avoient pafle 1e Rlun , & pouda
fes conquêtes au-delà du fleuve. Cette expédition ,
dont 1 audace & le luccès tenoient du prodige, fît
rechercher la protection du vainqueur.
Des écrivains trop pallionnés pour leur patrie
aliurent que les Bataves firent alors alliance avec
Rome ; mais ils fe fournirent , à condition qu’ils
fe gouverneraient eux- mêmes , qu’ils ne paye¬
raient aucun tribut , & qu’ils feraient afiujettis
feulement au fervice militaire. Les hiftoriens ton-
temporains énoncent fi formellement les condi¬
tions du traité , qu’il eft impollible de fe refufer à
leur témoignage.
Quoiqu il en foir de cette ftipularion , Cefarne
tarda pas du moins à diftinguer les Bataves des
peuples vaincus & fournis aux Romains. Quand
k c3erHan r/es Gaules 5 rappellé à Rome Pac
ie crédit de Pompee , eut refufé d’obéir au fé-
mt : quand alluré de l'empire abfolu que le rems
& fon caractère lui avoienr donné fur les légions
les auxiliaires , il attaqua fes ennemis en Efpa-
gnc, en Italie, en Afie. Ce fur alors que recon-
LUS I
m
iii1'
S .1 ! 1
I %. 5 J n/jtoire
npùTânt leâ Bataves pour les plus surs înifrimierdt
de les vidoires , il leur accorda le titre glorieux
d'amis & de jreres du peuple Romain .
Ils le montrèrent dans la l'uice encore plus dignes,
de cette diftindtioii glorieufe. Ces braves alliés ac¬
compagnèrent Druius , Tibere , Germanicus ,
tous les généraux Romains qui furent envoyés fuc-
cellivement pour réprimer ou pour foumettre les
Germains. Leur fidelité étoit li connue , que leur
lüe devint le rendez-vous ordinaire des armées
Romaines : quelques nuages, des guerres ouvertes
même troublèrent une ou deux fois cette harmo¬
nie ^ mais les cœurs des deux peuples fe rappro*
cherent , pour ne fe divifer que lors de la révolu¬
tion qui changea la face de f Europe.
Des que Rome , parvenue à un point de gran¬
deur , que nul étac n avoit encore atteint , ou nul
état n’eit parvenu depuis , fe fut relâchée des ver¬
ras mâles, des principes aufteres qui avoient pofe
les fondemens de fon élévation ; iorfque les loix
eurent perdu leur force, fes armées leur difcipli-
ne , les citoyens leur amour pour la patrie , les
Barbares que la terreur du nom Romain avoic
poulie vers le nord , 5c que la violence y avait
contenus, fe débordèrent vers le midi: l’empire
s’écroula de tous cotés : fes plus belles provinces,
devinrent la proie des nations qu’il n’avoit jamais
celle d’avilir ou d’opprimer. Les Francs en parti¬
culier lui arrachèrent les Gaules , & la Batavie
fit partie du vafte 3c brillant royaume que ces
conquérans fondèrent dans le cinquième fiecle
avec tant de gloire.
La nouvelle monarchie éprouva les inconvé-
niens prefqu’mféparables des etars naifians , 6c
trop ordinaires encore dans les gouvernemens les
plus affermis. Tantôt elle obéi, i «n (e.,1 prir.K '
y
philofophique & politique. 1 2 9
& tantôt elle gémit fous le caprice de plufieurs
tyrans. Elle fut toujours occupée de guerres étran¬
gères , ou en pi oie a la fureur des guerres domef-
tiques. Quelquefois elle porta ia terreur chez fes
voilîns ; & plus fouvent des peuples venus du nord
portèrent le ravage dans fes provinces. Elle eut
également à fouftrir , & de 1 imbécillité de plu-
îïeurs de fes rois, & de l’ambition déréglée de
leurs favoris & de leurs minières. Des pontifes
orgueilleux fapperent les fondemens du tiône , &
avilirent par leur audace les loix & la religion.
L anarchie & le defpotifme fe fuccéderent avec
une rapidité qui ôtoit aux plus confians jufqu’à
1 elpoird un avenir fupportable. L’époque brillante
S • | . .-J qu’un éclair.
Comme ce qu il avoir fait de grand éto.t I ouvrage
de Ion talent , & qUe les bonnes inftitutions rfy
avoient point départ, les affaires retombèrent
aptes fa mort dans le cahos d’où elles étoient for.
nés fous Pépin fon pere, & plus encore fous lui.
L empire François dont il avoir trop étendu les
imites , fut divifé. Un de fes petits-fils eut en
partage ia Germanie , dont le Rhin étoit la bar¬
rière naturelle , & qui , par des difpofitions bizar¬
res, emporta la Batavie, à laquelle les Normands
dans leurs excurfious , avoient donné depuis peu
le nom de Hollande. t *
La branche Germanique des Carlovingiens finie
au commencement du dixième ftecle. Comme les
autres princes François n’avoient ni la tranquillité
m le courage , ni les forces néceflaires pour faire
va oit eurs droits, les Germains briferent aifé-
ment un joug étranger : ceux de leur nation qui ,
ous r autorité du monarque , régifToient les cinq
cercles dont l’état étoit compofé , choifitent un
dentt-eux pour chef: rl fe contenta de la foi &
l oms L j
130 Hiftorre
de rhomftiâge de ces hommes pu î flan s > qué des
devoirs plus gênans auroienc pu pouffer à une in¬
dépendance entière. Leurs obligations fe réduifï-
rent au fervice féodal.
Les comtes de Hollande qui , comme les au¬
tres gouverneurs de province , n’avoient exercé
jufqu alors qu'une jurifdiéHon précaire 8c dépen¬
dais t V, ^ acquirent à cette époque mémorable les
memes droits que tous les grands vaffaux d’Alle¬
magne. Iis augmentèrent clans la fuite leurs pof-
fe liions par les armes , par les mariages, par les
concédions des empereurs, 8c réuffirent avec le
rems à fe rendre tout-à-fait indépendans de l’em¬
pire. Les entreprifes injuftes qu’ils formèrent con¬
tre la liberté publique , n’eurent pas le meme fuc-
cès. Leurs fujets ne furent , ni intimidés par les
violences, ni féduits par les carefiés , ni corrom¬
pus par les profufions. La guerre , la paix , les im¬
pôts , les loix, tous les traités furent toujours l’ou¬
vrage des trois pouvoirs réunis , clu comte , des
nobles 8c des villes. L’efprit républiquain étoit en¬
core l’efprit dominant de la nation , lorfque des
événemens extraordinaires la firent poufler fous la
domination de la maifon de Bourgogne.
Guillaume VI , vingt-quatrieme comte de Hol¬
lande, mourut en 1417. Jacqueline , fa fille uni¬
que > lui fuccéda: veuve très-jeune d’un dauphin
qui ne l’avoit pas rendue mere , elle époufa Jean ,
duc de Brabant. Comme ce prince n’a voit ni le
don de plaire, ni le talent de regner , ni la vo¬
lonté de fe laiiTer gouverner par d’autres que par
fes miniftres , la princefle s’en dégoûta. Quelques
Formalités qui avoient manque a fon mariage 5
lui firent penfer , ou dire 5 qu elle croit libre 5 8c
elle difpofa de fa main en faveur du duc de
Cfoceftre. L’ambitieux Angîois trouva cet en-
philofophique & politique. 1 3 1
gagemenc férieux roue le tems qu’il put fe pra-k
mettre d’en tirer un érablifièment folide : il per¬
dit fon amour en perdant fon efpérance , 6c il
forma d’autres nœuds. Jacqueline fe vit alors ré¬
duite à abandonner i’adminifiration de fes états X
Philippe, duc de Bourgogne,, fon oncle 6c Ion
héritier naturel : elle s’obligea même a lui en cé¬
der la propriété , fi elle fe marioit fans fon con-
fentement. Cet acte * quoique ratifié par fes fu—
jets , ne 1 ancta pas. Un patticulier , pour qui elle
prit une paillon violente , devint fon époux : le
voile dont on couvrit d’abord ce myftere , fut
bientôt levé, 6c Philippe ajouta fur le champ 6c
fans contradiél on à fes poiïelîîon's , le Kàinault,
la Zelande , la Frife , la Hollande , quatre pro¬
vinces qui fomioient 1 héritage de fon imprudente
6c malheureufe niece.
La réunion entière ou prefqu entière des Pays*
bas rendit la maifon de Bourgogne très-ptiiffante*
Les gens eclanes qui calculoient les probabilités
prévoyoient que cet état formé fucceffivement de
pîufieurs autres états feroit d’un grand poids dans
le fyftême politique de PEurope : le génie de fes
habitans , l’avantage de fa fituation , fes forces
xeelles , fout lui prefageoit un aggrandiflement
piefque sur 6c fort confiderable* Un événement
qui , quoique très - ordinaire , confond toujours
1 ambition , déconcerta des projets 6c des efpéran-
ces qui ne dévoient pas tarder a fe résilier. La
ligne mafeuline s éteignit dans cette ma .ifon y 6c
Marie , fon unique héritière porta en 1477 dans la
maifon d Autriche le fruit de plufieuis hazards
heureux , de beaucoup d intrigues 6c de quelques
injuftices. 0 1
A cette époque fi célèbre dans l’hiftoire , cha-
€tme des dix-fept provinces des Pays ~ bas avoir
I 2
1 3 ï. Hijloîre
des loix particulières, des privilèges fort étendus*
un gouvernement prefqu’ifolé. Tout s’éloignoit
■de cette unité précieul'e de laquelle dépendent
également le bonheur de la sûreté des empires
de des républiques. Une longue habitude avoir fa¬
illit tarifé les peuples avec cette efpece de cahos^
6c ils ne foupçonnoient pas qu’il put y avoir d’ad-
miniftration plus raifonnable. Le préjugé éroit <i
ancien , (i général de h affermi , que Maximilien ,
Philippe de Charles , les trois premiers princes
Autrichiens qui jouirent de l’héritage de la maifon
de Bourgogne ne crurent pas devoir entreprendre
de rien innover : ils fe flattèrent que quelqu’un
de leurs fucceffeurs trouveroit des circonftances fa¬
vorables pour exécuter avec sûreté ce qu’ils ne
pouvoient pas feulement tenter fans rifque.
Alors fe préparoit en Europe une grande révolu¬
tion dans les efprits. La renaiffance des lettres , un
‘ commerce étendu, les inventions de l’Imprimerie
de de la bouffole amenoient le moment où la rai-
fon humaine devoit fecouer le joug d’une partie
des préjugés qui avaient puis naiffance dans les
rems de barbarie.
Beaucoup de bons efprits étoient guéris des fu~
peiftitions Romaines: ils étoient bleifés de labiis
que les papes faifoient de leur autorité , des tri¬
buts qu’ils levoient fur les peuples , de la vente
des expiations , & fur-tout de ces fubtiles abfur-
dités dont iis avaient chargé la religion fimpk
de Jefus-Chriff.
Mais ce ne furent pas ces bons efprits qui com¬
mencèrent la révolution : un moine turbulent eut
ce*- honneur. Son éloquence barbare fouleva les
nations du nord. Quelques hommes éclairés aidè¬
rent à détromper les autres peuples. Parmi les
places de l’Europe * les uns adoptèrent la
.
S " - .. . ' s -V" *
. • • v • ’ w'- '-'IN ■:
' -r- " • ' -■ - ' -s T* • . W . > ***■•> '-VL— ^ '.s
philofopkhque & poVtique. 1 3 3,
gion des réformateurs ; d’autres fe tinrent unis
à Rome. Les premiers entraînèrent allez aifé-
ment leurs fujets dans leurs opinions': les autres
eurent de la peine à empêcher les leurs d’embratfeL
les opinions nouvelles. Ils employèrent plufieurs
moyens , mais de préférence , ceux de la rigueur.
On vit renaître Fefprit de fanatifme qui avoit dé¬
truit les Saxons , les Albigeois , les Hulîites. Ou
releva les gibets , on ralluma les bûchers , pour
y envoyer les novateurs.
Aucun fouverain ne fit plus d’ufa^e de ces
moyens que Philippe I I. Son defpotifme s e-
fendoit fur toutes les branches de fa vafte mo¬
narchie , 8c le zele de la religion y perfécutoir
par-tout ceux auxquels on donnoit les noms d ‘hé¬
rétiques 8c d infidèles. On voulut orer aux peu¬
ples des pays-bas leurs privilèges : on y fit mourir
fur lecnaffaud des milliers de citoyens. Cos peu¬
ples fe révoltèrent. On vit fe renouvelle!* le fpeéta-
cle que les Vénitiens avoient donné au monde plu-
fieuis fiecles auparavant y un peuple fuyant ia ty¬
rannie ne trouvant plus dafyle fur h terre , al¬
ler le cheicher fous les eaux. Sept petites provinces
au nord du Brabant 8c de la Flandre -, inondées
plutôt qu arrofees par de grandes rivières, fou venir
fubmeigees par la mer qu’on contenoit à peine'
avec des digues , n’ayant pour richeffès que le>
produit de quelques pâturages , & une pêche mé¬
diocre , fondèrent une des plus riches & des plu*
primantes républiques du monde , & le modèle
p^ut-etre des états commerçans. Les premiers ef-
^orts de leur union ne furent point heureux ;•
mais fi les Holfandois commencèrent par des dé¬
faites , ils finirent par des viétoires. Les trou¬
pes Efpagnoles qui les combattoient choient les
meilleures de l Europe : elles. eurent d’abord- des
134 Hiftoire
avantages que leur firent perdre peu-à-peu les
nouveaux répubiiquains : ils réfifterent avec conf¬
iance : ils s infttiufirent par leurs fautes même a
&: par l’exemple de leur ennemi } & ils le fur-
paflerent enfin dans la fcience de la guerre, La
néceflité de difputer pied à pied le terrein étroit
de la Hollande , fit perfeâionner fart de forti¬
fier les pays & les villes.
La Hollande , cet état fi foible dans fa naif-
fance , chercha des armes Sc de l’appui par-tout
où elle put en efpértr. Elle donna des alyles aux
pirates de toutes les nations , dans le defiein de
s’en fervir contre les Efpagnols } &c ce fut là le
fondement de fa puiflance maritime. Des loix
fa^es , un ordre admirable , une conftitution qui
conferve Légalité parmi les hommes, une excel¬
lente police , la tolérance firent bientôt de cette
république un état puiflant. En 1590, elle avoit
humiliée plus d’une fois la marine Efpagnole. Elle
avoit déjà du commerce , & celui qui convenoic
le mieux à fa fituation. Ses vaifleaux faifoient alors
ce qu’ils font encore aujourd’hui : ils fe char-
geoient des marchand ifes d’une nation pour les
porter à l’autre. Les villes Anféatiques & quelques
villes d’Italie étoient en poüeffion de ces trans¬
ports : les Hollandois , en concurrence avec elles,
eurent bientôt l’avantage : ils le durent à leur
frugalité. Leurs fiottes militaires protégeoient leurs
flottes marchandes. Leurs ncgocians prirent de
l’ambition, & afpirerent à étendre de plus en plus
leur commerce. Ils s’étoient emparés de celui de
Lisbonne , où ils achetaient les marchandises des
Indes, pour les revendre dans toute l’Europe.
En ï 5 94, le roi d’Efpagne fit confifquer les
effets des Hollandois commerçans dans fe s ports s
défendit aux Portugais toute conefpondanço
, philosophique & polit me. i y
avec eux. Les Hollanciois cherchèrent d’autres
moyens de fe procurer les marchand ifes de l’o*
rienr : il femble que le meilleur moyen étoit d’c-
quipper des vailTeaux , 6e de les envoyer aux In¬
des ; mais on n’avoir ni pilotes qui connûffent
les mers d’Afie , ni fadeurs qui en entendîffent
le commerce. On craignit les dangers d’une lon¬
gue navigation fur des côtes dont l’ennemi étoit:
le maître : on craignit de voir les vailTeaux inter¬
ceptés dans une route de cinq à fix mille lieues.
Il parut plus raifonnable de travailler a décou¬
vrir un palfage a la Chine & au Japon par les*
mers du nord. La route devoit être plus courte >
moins mal-faine &c plus sure. Les Anglois avoient
fait cette tentative fans {accès : les Hollandois la
renouveüerent > &c ne furent pas plus heureux.
Pendant qu'ils étoient occupés de cette recher¬
che , Corneille Houtman , marchand de leur na¬
tion , homme de tête & d’un génie hardi , ar¬
rêté pour fes dettes à Lisbonne , fit dire aux négo¬
ciais d’Amfterdam que s’ils vouloient le tirer de
priron , il leur feroit part d’un grand nombre de
decouvertes qu il a voit faites , & qui pou voient
leur être utiles. Il s’éroit en effet inftruit dans
le plus grand détail , Sc de la route qui menoit
aux Indes 3 & de la maniéré dont s’y faifoit le
commerce. On accepta fes propofitions : on paya
les dettes. Les lumières étoient telles qu’il les
avoit promifes. Ses libérateurs qu’il éclaira for¬
mèrent une aflociation fous le nom de compa¬
gnie des pays lointains 3 & lui confièrent quatre
vaifleaux pour les conduire aux Indes par le cap
de Bonne-efpérance.
Le principal objet de ce voyage étoit d’étudier
les côtes , les nations , les produétions , les diffé-
4‘Qns commerces de chaque lieu 3 en évitant au-
I 4
ï 3 6 - Hiftoire
tarir qu il feroit pofiihle les établiflemens dés Por¬
tugais. Houtman reconnut les côtes d’Afrique 8c
du Brefil, s’arrêta à Madagafcar , relâcha aux Mal¬
dives , 8c fe rendit aux îfles de la Sonde. Il y vit
les campagnes couvertes de poivre , 8c en acheta ,
ainfi que d’autres épiceries plus précieufes. Sa fa-
gefle lui procura l’alliance du principal fouve-
rain de Java ; mais les Portugais, quoique haïs
8c fans établiflement dans Pille, lui fufciterent
des ennemis. Il fortit vi&orieux de quelques pe¬
tits combats qu’il fut contraint de donner , 8c
repartit avec fa petite flotte pour la Hollande *
où il apporta peu de richeflès 8c beaucoup d’ef-
pérances. Il ramenoit avec lui des negres , des
Chinois , des Malabares , un jeune homme de
Malaca , un Japonois 8c Abdul , pilote de Gu«
zarate , plein de talens , 8c qui connoifloit par¬
faitement les différentes côtes de l’Inde.
D’après la relation d’Houtman 8c les lumiè¬
res qu’on devoit à fon voyage , les négocians
d’Amfterdam conçurent le projet d’un établifle-
rnent à Java , qui leur donneroit le commerce
du poivre , c]ui les approcheroit des ifles où croif-
fent des épiceries plus précieufes, qui pourroit leur
faciliter l’entrée de la Chine 8c du Japon , 8c qui
de plus feroit éloigné du centre de la puiflance
qui dominoit dans l’Inde. L’amiral Van - neck
chargé avec huit vaifleaux d’une opération fi im¬
portante , arriva dans Fille de Java, où il trouva
les habitans indifpofés contre fa nation. On com¬
battit; on négocia : le pilote Abdul , les Chinois,
8c plus encore la haine qu’on avoit contre les Por¬
tugais , fervirent les Holîandois. On leur laifla.
faire le commerce ; 8c bientôt ils firent partir
quatre vaifleaux chargés d’épiceries 8c de quel¬
ques étoffes. L’amiral avec le refte de fa flotte
philo fophique & politique. iyy
fit voile pour les Moluques , où il apprit que les
naturels du pays avoient chalTe les Portugais de
quelques endroits , 8c qu’ils n’attendoient qu’une
occafion favorable pour les chaffer des autres. U
établit des comptoirs dans plufieurs de ces ifles ü
il fit des traités avec quelques fouverains , &: il
revint en Europe chargé de richeffies.
La joie que ion retour caufa fut extrême. Le
fuccès de fon voyage excita une nouvelle émula¬
tion. Il fe forma des fociétés dans la plupart des
villes maritimes 8c commerçantes des Provinces-
unies. Bientôt ces afiociations trop multipliées fe
nuifirent les unes aux autres par le prix exceffif où
la fureur d acheter fit monter les marchandifes
'dans 1 Inde , 8c par Paviliflement où la néceffité
de vendre les fit tomber en Europe. Elles étoient
toutes fur le point de périr par leur propre con¬
currence , 8c par 1 împuiflance où étoit chacune
d elles feparement de réfifter à un ennemi puif-
fant qui fe faifoit un point capital de les dé¬
truire , lorfque le gouvernement quelquefois plus
éclairé que des particuliers vint à leur fecours.
Les Etats-généraux unirent en 1601 ces diffé¬
rentes focietes en une feule , fous le nom de Com¬
pagnie des grandes Indes. Son premier fonds ,
quoique médiocre, étoit fuffifant ; 8c on établit
foixante directeurs pour en faire la régie. La Com¬
pagnie eut le droit de faire la paix ou la guerre
avec les princes de l’orient , de bâtir des forte-
refles, Je choifir les gouverneurs, d’entretenir
des^ garnifons , 8c de nommer des officiers de
police & de juftice. Les directeurs fe remplacent
par élection : ce font eux qui décident des en¬
vois 8c des retours des vaiffeaux , 8c du mo¬
ment des ventes , ainfî que de la politique qu'on
doit avoir avec les fouverains d’Afie : mais c’eft
1
1 3 8 Hijîoîre
au nom de la république que fe font les traités
Sc c’eft à elle que les officiers prêtent ferment»
Cette compagnie , fans exemple dans l’anti¬
quité , modèle de toutes celles qui l’ont fuivie ,
commençoit avec de grands avantages. Les fo-
eiétés particulières qui l’avoient précédée , lui
étoient utiles par leurs malheurs, par leurs fautes
mêmes. Le trop grand nombre de vaiffeaux qu’el-
les avoient équipés , avoir donné des lumières
sures fur toutes les branches du commerce , avoir
formé beaucoup d’officiers Sc de matelots , avoit
encouragé les bons citoyens à ces expéditions éloi¬
gnées , en n’expofant d’abord que des gens fans
aveu Sc fans fortune.
Tant de moyens réunis ne pou voient pas de¬
meurer oififs dans des mains aétives. Le nou¬
veau corps devint bientôt une grande puidance-.
Ce fut un nouvel état placé dans l’état même y
qui l’enrichilïbit , Sc augmentoit fa force au-de-
liors , mais qui pou voit diminuer avec le tems
le relïort politique de la démocratie, qui eft l’a¬
mour de Légalité , de la frugalité, des loix Sc des
citoyens.
Audi-tôt après fon établiflement , la Compa¬
gnie fît partir pour les Indes quatorze va idéaux
Sc quelques yachts, fous les ordres de l’amiral
Warwick , que les Hollandois regardent comme
le fondateur de leur commerce & de leurs pendan¬
tes colonies dans l’orient : il bâtit un comptoir
fortifié dans fide de Java : il en bâtit un dans
les états du roi de Johor : il fit des alliances avec
plufieurs princes dans le Bengale. Il eut à com¬
battre fouvent les Portugais • Sc il eut prefque
toujours l’avantage. Dans les lieux où ils n’étoient
que commerçans , il eut à détruire les préven¬
tions qu’ils avoient données contre fa nation qu’ils
philoj ophique & politique . 13 <j
avoient repréfentée comme un amas de brigands
ennemis de tous les rois , de infe&és de tous les
vices. La conduite des Hollandois &: celle des
Portugais apprit bientôt aux peuples d’Afie laquelle
des deux nations avoir fur l’autre l’avantage des
mœurs. Elles ne tardèrent pas à fe faire une guerre
fanglante.
Les Portugais avoient pour eux une parfaite
connoilïance des mers , l’habitude du climat de
le fecours de plusieurs nations qui les déteftoient,
mais que la crainte forçoit à combattre pour leurs
tyrans. Les Hollandois étoient animés par l’efpé-
rance de fonder un grand commerce fur les ruines
du commerce de leur ennemi. Ils fe conduifoient
avec précaution , avec fermeté. Leur douceur de
leur bonne foi leur concilioient les peuples. Bien¬
tôt plufieurs fe déclarèrent contre leurs anciens
oppredeurs.
Les Hollandois envoyoient continuellement en
Afie de nouveaux colons, des v aideaux de des
troupes ; de les Portugais étoient abandonnés à
leurs propres forces. L’Efpagne à qui le Portugal
étoit alors fournis, en defiroit l’abaidement , de
jouidoit de fes défaites , comme fi elles n’avoient
pas augmenté les moyens des Hollandois fes en¬
nemis. Elle fit plus, dans la crainte que le Portugal
ne trouvât des refiources en lui-même , elle lui en-
levoit fes hommes qu’elle envoyoit en Italie ,
en Flandre, dans les autres pays de l’Europe, ou
elle faifoit la guerre.
</
Cependant la balance fut long - rems égale *
de les îuccès plus variés qu’on ne l’avoir prévu:
le tems arriva enfin où les Portugais expièrent
leurs perfidies , leurs brigandages de leurs cruau¬
tés. Alors le vérifia la prophétie d’un roi de Perfe*
Ce prince ayant demandé à un ambafiadeur
*4° Hijîoire
Portugais , combien de gouverneurs fon maure
xvoit fait décapiter ; depuis qu’il avoit introduit:
fx domination dans les Indes. Aucun , répondit
ïambafladeur : tant pis y répliqua le monarque,,
fa puijfance dans un pays où il fe commet tant de
vexations & de barbaries ne durera pas long-tems ..
En effet , la révolution de 1^40 , qui rendit
au royaume de Portugal fon indépendance fans
rendre au peuple fa liberté , ne mit pas cet état
a portée de réparer fes pertes en A fie , pas même
de s y défendre , 8c bientôt il ne lui refta de fes
conquêtes que Diti , Macao 8c Goa 5 tant il y *a
de différence entre une nation qui fecoue le joug
de fes rois , Se celle qui ne fait que changer de
maître.
On ne vit' pourtant pas durant cette guerre,
dans les Hollandois , cette témérité brillante, cette:
intrépidité inébranlable qui avoient fignalé les
entreprifes des Portugais y mais on leur vit une
fuite ^ une perfévérance immuables dans leurs
deffeins. Souvent battus jamais découragés , ils:
revenoient faire de nouvelles tentatives avec de
nouvelles forces 8c des mefures plus fages. Ils
ne s’expofoient jamais â une défaite entière. ‘Si
dans, un combat , ils avoient plufieurs vaiffeaux
maltraités, ils fe retiroient, 8c comme ils ne per-
doient jamais de vue leur commerce , la flotte*
vaincue en fe réparant chez quelques princes de
ï’Inde y achetait des marchandifes , & retournoit
en: Hollande. Elle y portoit à la compagnie de nou¬
veaux fonds qui étoient employés à de nouvelles
entreprifes. Les Hollandois ne fiufoient pas tou-
fours de grandes chofes ; mais ils n’en faifoient
Jpa.s .d’inutiles. Ils n’a voient pas cette fierté, ce point
d’honneur qui ne fouffrent rien , 8c qui avoient-
fait: faire aux Portugais plus de guerres peut-être
philofophique & politique. 14 1
que l'intérêt de leur grandeur. Ils -fui virent leur
•premier defiein fans s'en 1 ailler détourner par des
•motifs de vengeance ou des projets de conquête.
Us cherchoient en 1607 à s'ouvrir les ports du
vafte empire de la Chine. Ils furent attaqués
,par une -flotte Portugaife qui étoit à Macao , &
qui les força de s'éloigner. Ce malheur leur &
dentir l'importance de cette place , & ils l’aïïïége-
rent : ils échouèrent dans cette entreprife j -mais
-comme ils ne perdoient jamais le fruit de leurs
-arméniens , ils firent fervi-r celui qu’ils a voient
dirigé contre Macao à former une colonie dans
•les ifles des Pêcheurs. Ce font des rochers qui
manquent d’eau dans des teins de fécherelTe , •&
de vivres dans tous les tems. Ces inconvéniens
netoient pas rachetés par des avantages fol ides ,
■parce que dans le continent voifin on empcchoit
avec une févérité extrême toute liaifon avec ces
étrangers qu'on trouvoit dangereux fi près des
côtes. Les Hollandois écoient déterminés à aban¬
donner un établiflement qu'ils défefpéroient de
.rendre utile , lorfqu’iîs furent invités en 1624, 1
.s aller fixer à Formofe , avec affuranee que les
marchands Chinois auraient une liberté entière
d'aller traiter avec eux.
Cette ifle 3 quoique ’fîtuée vis-à-vis la province
de Fokien , & à trente lieues de la côte, n’étok
,pas foumife a 1 empire de la Chine qui n’a point
la paffion des conquêtes 5 &c qui par une poli-
1 ^ tt* y J e & mal entendue , arme mieux
iaifler périr une partie de fa population que d'en¬
voyer la furabondance de fes fujets dans des terres
wmvnes. On trouva que Formofeavoir cent trente 5
ou cent quarante lieues de tour. Seshabitans, à en
Juger pai leurs mœurs par leur figure 5 paroit
ioient defcendus des Tartares de la partie la plus
*42. Hijîoire
feprentrionale de PAfie : vraifemblablement la
Corée leur avoit fervi de chemin. Ils vivoient la
plupart de pêche ou de chaile * ôc alloient prefque
nuds.
Les Hollandois , après avoir pris fans obftacle
routes les lumières que la prudence exigeoit 3
jugèrent que le lieu le plus favorable pour un
établiiTement , étoit une petite ifle voifine de là
grande. Iis trouvoient dans cette fituation trois
avantages confidérables ; de la facilité à fe défen¬
dre , ii la haine ou la jaloufie cheixhoient à les
troubler ; un port formé par les deux ides * la
facilité d’avoir dans toutes les mouçons une com¬
munication Sure avec la Chine , ce qui auroit été
impoffible dans quelque autre pofition qu’on eût
pu prendre.
La nouvelle colonie fe fortifioit infenübiement
& fans éclat 5 lorfque la conquête de la Chine
par les Tartares , l’éleva tout d’un coup à une
profpérité qui étonna toute l’Aiie. Ainû les tor-
rens engraiffent les vallons de la fubftance des
montâmes ravagées. Plus de cent mille Chinois 3
O ü
qui ne vouloient pas fe foumettrè au vainqueur ,
fe réfugièrent à Formofe. Ils y portèrent l’adivité
qui leur eft particulière , la culture du ris 6c du
fucre , &: y attirèrent des vaifleaux fans nombre
de leur nation : bientôt Pille devint le centre de
toutes les liaifons que Java , Siam , les Philippines ,
la Chine > le Japon 5 d’autres contrées voulurent
former : en peu d’années , elle fe trouva le plus
arand marché de l’Inde. Les Hollandois comp-
toient fur de plus grands fuccès encore 3 lorfque
la fortune trompa leurs efpérances.
Un Chinois , nommé Equam , né dans Poblcu-
rité , s’étoit fait pirate par inquiétude , 6c par
fes talens étoit parvenu à la dignité de grand
pkilofophque & politique. 141
amiral. Il fournit long-rems les interets de fa,
patrie contre les Tartares; mais voyant que fon
maître avoir fuccombé, il chercha à faire fa paix.
Il fut arrêté à Pékin , où on l’avoit attiré , & con¬
damné par Pùfurpateur à une prifon perpétuelle „
dans laquelle on croit qu’il fut empoifonné. Sa
flotte fer vit d’afyle à fon fils Coxinga qui jura
une haine éternelle aux oppreflèurs de fa famille
& de fa patrie , & qui imagina qu’il pourroit
exercer contre eux des vengeances terribles , s’il
xéulîiiïoit à s’emparer de Formofe. Il l’attaque ,
Sc prend a la defeente le miniftre HambroecK,
Cjhoifi entte les pnfonniers pour aller au fort
de Zélande déterminer fes compatriotes à capitu¬
ler , ce républiquain fe fouvient de Régulas ; il les
exhorte a tenir ferme , & tâche de leur perfuader
qu’avec beaucoup de confiance , ils forceront l’en¬
nemi a fe retirer. La garnifon qui ne doute pas que
cet homme généreux de retour au camp ne foie
xnaflacre , fait les plus grands efforts pour le rete¬
nir . ces inftances font tendrement appuyées par
deux de fes filles qui étoient dans la place : j’ai
promis , dit-il , d’aller reprendre mes fers ; il faut
dégager ma parole : jamais on ne reprochera à ma
mémoire , que pour mettre mes jours à couvert ,
paie appefanti le joug, & peut-être caufé la mort
des compagnons de mon infortune. Après ces mots
héroïques , il reprend tranquillement la route du
camp Chinois ; & le fiege commence.
Quoique les ouvrages de la place fufTent en
mauvais état , que les munitions de guerre &
de bouche n y fufient pas abondantes , que la
garnifon fut foible , & que les fecours envoyés
Pour, attaquer l’ennemi fe fulTent honteufement
retires , le gouverneur Coyet fit une defenfe opi¬
niâtre. Force au commencement de 1 66 z de
T44 Hîjîoire
capituler, il fe rendit à Batavia , où fes fupérieursj
par une de ces iniquités d’état communes à tous
les gouvernemens , le flétrirent pour ne pas laifler
foupçonner, que la perte d’un établiflement fl
important fut l’ouvrage de leur ineptie ou de
leur négligence. Les tentatives qu’on fit pour le
recouvrer furent inutiles j &c on fut réduit dans,
la fuite , à faire le commerce à Canton , aux
memes conditions, avec la même gêne , la même
dépendance que les autres nations.
Il pourroit paroître fingulier qu’aucun peuple
de l’Europe depuis 1683 que Formofe a îiibi le
joug des Chinois , n’ait fongé à s’y établir , du
moins aux mêmes conditions que les Portugais le
font à Macao j mais outre que le caraéfere foup-
çonneux de la nation à laquelle cette ifle appar¬
tient , ne permettoit pas d’efpérer de fa part
cette complaifance , on peut aflurer que ce feroit
une mauvaife entreprife. Formofe n’étoit un pofte
important , que lorfque les Japonois pouvoient
y naviguer 5 hc lorfque fes productions étoient re¬
çues fans reftriétion au Japon.
Cet empire paroiffbit fermé pour toujours aux
Hollandois : ils défefpéroient d’y entrer après les
tentatives inutiles qu’ils avoient faites , lorfqu’un
de leurs capitaines , qui a voit été jetté par la tem¬
pête fur les cotes Japonoifes, les avertit que les
peuples étoient bien difpofés pour eux.
Le gouvernement &: la nation étoient las des
Portugais qui s’étoient rendus odieux par leur
avarice, leur orgueil , leur infidélité dans le com¬
merce , & 1 excès de leur zele pour leur religion.
Quelques dogmes du Chriftianifme , allez fem-
blables à ceux des Bubfdoiftes , & le même efprir
de pénitence dans les deux religions avoient donné
des profélites aux millionnaires Portugais* Des
phiiofophiquè & politique, j, ?
que les ndu veaux Chrétiens furent nombreux iJs
tahaierenr : on commença par les punir; on huit
par les détruire*
JJspuis un ficclc ? le gouvernement avoir changé
au Jupon* Le Dain jfouveràin Sc pontife , a voit
vu fon grand général fe foulever contre 'lui &
fe faire empereur. La famille de cet ufurpareur
s croît maintenue fur le trône, & leDani, aupara¬
vant chef de l’Empire, n croit plus que le chef des
prêtres. Le Cubo ou empereur laïc lui rendoit
des honneurs , lans lui laifTer de crédit ; & pour
ôter aux ecciehahiques tout leur pouvoir , il cher—
choit à faire goûter au peuple le théïfme, & les
dogmes de Confucius.
Tandis qu il travailloit à diminuer le fan'atilme
de la religion nationale, il voyou avec peine
introduire dans le Japon une religion étrangère. 11
lentit que celle-ci , foumife àunpontif Européen ■
devoit être, tôt ou tard, l’ennemi de celle du
Daia , & que ce ferait pour l'es états, une fource
de diviüon. 11 réfolut donc de l’abolir : elle vou-
hit fe défendre ; & l’on fut réduit à la noyer dans
«c-s torrens de lang. Ainlî , dans un empire des¬
potique, dès qu’une religion s’affoiblir ,• une autre
naît , & comme le théïfme ne peut entrer dans
le, prit des efclaves que l’état rend malheureux
ni la tolérance dans 1 ame d’un defpote , il fiuc
néceflairement que l’ancienne ou la nouvelle reli¬
gion loient éteintes par le fer ou par le feu.
Les Portugais qui avoient apporté le Chriftia-
nilme au Japon , furent bannis en 16$ 8 ; & prives
a perpétuité d un commerce, dont ils tiraient en
or, meme dans les dernieres années , onze millions’
de nos livres. Leurs bénéfices avoient été plus corn-
fideraoies, lorfqu’ils portaient feuls au Japon des
bagatelles d'Europe & des Indes , que les Japd.
14 6 Hiftoire
nois naturellement curieux achetoient avec énv
preflfement 3 8c que la vivacité de leurs defirs leur
faifoit payer auiîi cher qu’on vouloir.
Les Hollandois , qui depuis quelque te ms 5
négocioient en concurrence avec eux , ne furent pas
enveloppés dans leur difgrace. Comme ces répu¬
blicains n’avoient pas montré l’ambition de fe
mêler du gouvernement , qu’ils avoient prêté leur
artillerie contre les Chrétiens , qu’on les voyoit
en guerre ouverte avec la nation profcrite , que
l’opinion de leurs forces n’étoit pas établie ,
qu’ils paroifloient réfervés , fouples , modeftes 5
uniquement occupés de leur commerce , on les
toléra. Dans la fuite , foit que l’efprit d’intrigue 8c
de domination les ait faifis , foit , comme il
eft plus vraifemblabie, qu’aucune conduite ne puiffe
prévenir la défiance Japonoife ; ils ont été dépouil¬
lés de la liberté & des privilèges dont ils jouif-
foient. Depuis 1641 , ils font relégués dans une ifle
artificielle , élevée dans le port de Nangazaki, &
qui communique par un pont à la ville. O11 défar-
me leurs vailTeaux , à mefure qu’ils arrivent } 8c
la poudre , les fufils , les épées , l’artillerie , le
Gouvernail même font portés à terre. Dans cette
efpece de prifon , ils font traités avec un mépris
dont on n’a point d’idée ; 8c ils 11e peuvent avoir
de communication qu’avec les commifiaires char-
crés de régler le prix 8c la quantité de leurs mar¬
chandées. Il n’eft pas poffible , que la patience
avec laquelle ils fouffrent ce traitement depuis
de plus d’un fiecle , 11e les ait avilis aux yeux de la
nation qui eneft témoin , 8c que l’amour du gain
ait porté à ce point l’infenfibilité aux outrages ,
lans avoir flétri le caraéfere..
Les principales marchandifes que les Hollandois
portent au Japon, font des draps d’Europe, des
philôfophique & politique . i47
étoffes de l'oie, des toiles peintes, du lucre ëc
des bois de teinture. Ces articles formaient autre¬
fois un objet immenfe. L’année même de la dis¬
grâce de la compagnie , Ses retours montèrent à
liait millions de florins en or : des entraves multi¬
pliées ont réduit par degrés fa profpérité à rien.
La cargaifon des deux vailTeaux qu elle envoie ne
peut pas etre vendue au-delà de cinq cens mille
florins. On lui donne en paiement , onze mille
cailles de cuivre, à vingt florins douze fols la
caille, pefanr cent vingt livres. Ses frais, en y com¬
prenant les préfens 8c l’ambafladc qu’on envoie
tous les ans a 1 Empereur , montent communé¬
ment a cent quarante mille florins , 8c fes béné-
iices ne paflent guère cent cinquante - cinq mille j
de forte que, lorfque la compagnie en a o-acrné
vingt mille , l’année paffe pour heureufe* & &
Les plus honnêtes , les plus éclairés de ceux qui
conduifent les affaires des Hollandois dans l’Inde,
ont propoSé Souvent & vivement d’abandonner
une branche de commerce Si honteufe 8c fi peu
lucrative. Ou s’eft opiniâtrement refufé en Europe •
a ces ouvertures. La direction a toujours efpéré ,
efpere peut-être encore, que quelque révolution
ramènera ces rems fortunés , où l’argent quelle
nrott du Japon , mettoit dans fes mains toutes
les affaires de l’Afie, fl
LesCdnnois , le feul peuple étranger qui loir
admis dans l’Empire avec les Hollandois , ne
font pas un commerce plus étendu , & ce fl:
ec es memes genes. On a pris ces précautions
contre eux , depuis que, parmi les livres de phi-’
lefophie & de morale qu’ils verdoient ; on a
trouve des ouvrages favorables au Chriftiamfme.
Les millionnaires Européens les avoient chargés à
Canton de les répandre ; & Jappas du gain les
K z
14S Hiftoire
avoit déterminé à une infidélité dont leur nation
déplorera peut-être toujours les fuites.
Il ne feroit pas téméraire de prédire , que les
foibles liaifons que les Hollandois de les Chinois
ont confervées au Japon, n’auront pas une lon¬
gue durée. On peut croire que ceux qui ont changé
le gouvernement du pays , de qui y ont établi le
delpotifme le plus abfolu que Ton connoifle ,
regarderont toute communication avec les étran¬
gers comme dangereufe à leur autorité. Cette
conje&ure paroît d’autant mieux fondée , que
tous les fujets ont été dépouillés du droit dont
ils jouiftoient de fortir de leur patrie, lorfqu iis
le vouloient. La mort la plus violente paroïtroit
trop douce pour quiconque oferoit violer une
loi qui eft devenue la première maxime , la maxi¬
me fondamentale de 1 Empire.
Les Hollandois n’étoient pas encore maîtres du
commerce du Japon, quils cherchoient à s’appro¬
prier celui des Molucques. Les Portugais qui
l’avoient fait d’abordavec un grand fuccès,s’étoient
vu forcés dans la fuite , à le partager avec les Efpa-
gnols de Manille , de réduits enfin à le leur céder
prefque entièrement. Les deux nations toujours
divifées, toujours en guerre, quoique fournîtes au
même monarque , parce que le caradere national
eft plus fort que le gouvernement , fe réunirent
pour combattre les "fujets des Provinces- unies.
Ceux-ci, foutenus des naturels du pays, qui n’ap¬
prirent que depuis à les craindre de a les hair y
acquirent peu-à peu , la fupériorité. Les anciens
conquérans furent enfin chalfés , vers lan 1627 ;
de remplacés par d’autres , auffi avides , mais
moins inquiets de plus éclairés.
Aufti-tôtque les Hollandois fe virent folide-
ment établis aux Molucques ? ils cherchèrent à
philofophique & politique l 149
s’approprier le commerce exclufif des épiceries ,
avantages que ceux qu’ils venoient de dépouiller
n’avoient jamais pu le procurer. Ils le fervirent
habilement des forts qu’ils avoient emportés *
l’épée à la main , 8c de ceux qu’on avoit eu l’im¬
prudence de leur laifler bâtir, pour amener â leur
plan les rois de Temate & de Tidor , maîtres
de cet Archipel. Ces princes fe virent réduits à
confentir , qu’on arrachât des ifîes qu’on laifioit
fous leur domination, le mufcadier 6c le giroflier.
Le premier de ces efclaves couronnés reçoit pour
prix de ce grand facrifice , une penfion de trente-
deux mille deux cens cinquante florins ; 8c le
iecond , une d’environ fix mille. Une garnifon
qui devroit être de fept cens hommes , efl: char¬
gée d’aflurer l’exécution du traité ; 8c tel eft l’état
d’anéantiflemens où les guerres , la tyrannie , la
milere ont réduit les peuples que ces forces feroient
plus que fuffifantes , pour les maintenir dans cette
dépendance, s’il ne falloir pas furveiller les Philip¬
pines, dont le voifinage caufe toujours quelques
inquiétudes. Quoique toute navigation foit inter¬
dite aux habitans , 8c qu’aucune nation étrangère
ne foit reçue chez eux • les Hollandois n’y font
qu’un commerce languiflant , parce qu’ils n’y'
trouvent point de moyen d’échange , n’y d’autre
argent que celui qu’ils y envoyent , pour payer
les troupes , les commis 8c les penfions. Ce gou¬
vernement, les petits profits déduits , coûtera la
compagnie foixante dix mille florins par an.
hüe fe dédommage bien de cette perte, à Am-
boine , où elle a concentré la culture du girofle.
^ L arbre qui le donne a la forme 8c la figure
ci u laurier : ion tronc efl: branchu 8c revêtu d’une
écorce fembîable àcelîe de l’olivier : les rameaux
s étendent au large, à l’extrémité naiflent des fleurs
K 3
$5° Hiftoire
blanches qui, en s’aflemblant, forment ce que
nous appelions un clou : c’eft fa figure qui, fans
doute lui a fait donner ce nom. Vers la tête , il
fe fépare en quatre , & repréfente une efpece de
couronne à l’antique. Ce fruit eft d’abord , d’un
verd pâle ; enfuite il devient jaune , puis rouge ,
êc enfin d’un brun foncé, tel c]ue nous le voyons.
La récolte s’en fait , depuis le mois d’octo¬
bre , jufqu’au mois de février. On fecoue forte¬
ment les branches de l’arbre , ou bien on fait tom¬
ber les doux avec de longs rofeaux : ils font reçus
dans de grandes toiles placées à ce de fie in } & on
les fait fécher enfuite aux rayons du foleil , ou à
la fumée des cannes de bambou.
Les doux qui échappent à Lexaétitude de ceux
qui en font la récolte , ou qu’on veut laiifer fur
l'arbre, continuent àgroffir jufqu’â l’épaifleur d’un
pouce : ils tombent enfuite , & reproduifent le
giroflier qui ne donne des fruits, qu’au bout de
huit ou neuf ans. Ces doux , qu’on nomme
matrices , quoiqu’inférieurs aux doux ordinaires,
ont des vertus : les Hollandois ont coutume d’en
confire avec du fucre , & dans les longs voyages ,
ils en mangent après le repas, pour rendre la
digeftion meilleure , ou ils s’en fervent comme
d’un rernede agréable contre le fcorbut.
Le clou de girofle , pour être parfait , doit
être bien nourri , pefant , gras , facile â cafler ,
piquant les doigts quand on le manie 5 d’un goût
chaud & aromatique , brûlant prefque la gorge ,
d’une odeur excellente , laifiant une humidité
huileufe , quand on le prefie. La grande confom-
rnation s’en fait dans les cuifines. Il eft tellement
i _
recherché dans quelques pays de l’Europe , & fur-
tout aux Indes , que l’on y méprife prefque toutes
les nourritures où il ne fe trouve pas. On le mêle
philofophique & politique, i j j
dans les mecs, dans l'es vins, dans les liqueurs : on
l’emploie aufli parmi les odeurs. On s’en fert peu
dans la médecine \ mais on en tire une huile qui
y eft d’un allez grand ufage.
La compagnie a partagé aux habitans d’Am-
boine quatre mille terreins , fur chacun defquels
elle leur permet de planter cent vingt-cinq arbres,
ce qui forme un nombre de cinq cens mille giro¬
fliers : chacun donne , année commune , au-delà
de deux livres de girofle j 2c par conféquent , leur
produit réuni s’élève au-deffus d’un milion pefant.
Quatre millions toujours en réfer ve en Europe ,
5c deux millions dans l’Inde , fuppléent aux mau-
vaifes récoltes , remplilTent le vuide que pourroit
©ccafionner le naufrage des vailleaux , ou l’avarie
des marchandifes.
Les dix iivres de girofle font payées au culti¬
vateur , deux florins huit fols. La compagnie
folde avec de l’argent qui lui revient toujours ,
5c avec quelques toiles bleues ou crues , tirées
de Coromandel. Ce foible commerce auroit reçu
quelque accroiffement , fi les habitans d’Amboine
5c des petites ifles qui en dépendent , avoient
voulu fe livrer à la culture du poivre 5c de l’in¬
digo , dont les elTais ont été heureux. Tout mifc-
rables qu’ils font, on n’a pas réufll à les tirer de
leur indolence , parce qu’on ne les a pas tentés
par une récompenfe proportionnée à leurs travaux.
Si la compagnie eût été plus jufte 5c plus éclairée ,
elle feroit parvenue à épargner les cent quinze
mille florins que lui coûte l’entretien de fes forts
5c de fes garnifons , au-delà des prolits qu’elle
fait fur la vente de fes marchandifes..
L’adminiftration eft un peu différente , dans les
iftes de Banda , limées à trente lieues d’Amboine.
Ces ifles font au nombre de cinq , deux font
K 4
} 5 ^ Hijtoîre
Incultes & prefque inhabitées : les trois autres
j ouilTent de l’avantage de produire feules dans
l’univers la mufcade.
Le mufcadier a la hauteur du poirier. Son bois
eft moelleux, fon écorce cendrée , & (es bran-,
ches font flexibles ; fes feuilles vertes 8c Allées
cioiflent deux a deux fur une meme ti^e 8c
répandent une odeur agréable , quand" on les
froifL. Aux lieius femblables a celles du cerifier,
fuccede le finit. Il eft de la gtofleur d’un œuf , 8c
d la couleur de 1 abricot ; la première écorce eft
fort épaifle 8c reflemble à celle de nos noix qui
font fur l’arbre • s’ouvrant de même, dans fa
maturité , 8c laiflant voir la mufcade envéloppée
de fon macis. C’eft le tems de la cueillir , fans quoi
le macis ou fleur de mufcade fe delfédaeroit j 8c
la noix perdroit cet huile qui la conferve 8c qui
en fait la force. Celle qu’on cueille avant une
parfaite maturité, eft confite au vinaigre ou au
lucre , 8c n eft recherchée qu’en A fie,
Ce fruit eft neuf mois à fe former. Quand
on la cueilli , on détache fa première écorce ,
8c on en fépare le macis qu’on laifle fécher au
foieii. Les noix demandent plus de préparation :
elles font étendues fur des claies, où elles féchent
pendant fix femaines a un feu modéré , dans des
cabanes deftinées à cet ufage. Séparées alors de
leur coque , elles font jettées dans de l’eau de
chaux , précaution néceflàire , pour qu’il ne s’y
engendre point de vers.
La mufcade eft: plus ou moins parfaite , fui vaut
Page de f arbre , le terroir , l’expofition 8c la
culture. On eftime celle qui eft récente , grade,
pelante , 8c qui , étant piquée , rend un . fuc
huileux. Elle aide à la. digeftion, diffipe les vents
& fortifie les vifceres.
philof opkîque & politique . î 5 5
La compagnie paye neuf fols la livre de macis,
& la noix un fol un huitième : elle s’eft engagée
ï prendre à ces conditions, tour ce qu’on lui four-.
p j roi r.
A l’exception de cette précieufe épicerie, les
illes de Banda , comme toutes les Molucques ,
font d’une ftérilité affreufe. On y trouve le fuper-
du qu’aux dépens du néceftaire. La nature s’y
refufe à la culture de tous les grains. Le fagu,
qui eft la moelle d’un arbre de grandeur mé¬
diocre y fert de pain , comme la racine de manioc,
dans l’Amérique méridionale : de fes branches il
coule un jus, qui fait la boiffon ordinaire des
habitans, St dont Lui âge eft agréable St fain.
Comme cette nourriture ne leroit pas fuffifante
pour les Européens fixés dans les Molucques , 011
leur permet d aller chercher des vivres à Java , à
Macaftar , ou dans Lille extrêmement fertile de
Bali. La compagnie porte elle- même à Banda
quelques marchandiies. Cependant les dépendes
de ce gouvernement excédent de quatre vingt-cinq
mille florins les bénéfices de ce commerce , St le
produit des impositions.
C’eft le feul établilLement des Indes orientales
qu’011 puiiïe regarder comme une colonie Euro¬
péenne , parce que c eft le feu! ou les Européens
foient propriétaires des terres. La compagnie
trouvant les habitans de Banda fauvages , cruels,
perfides , parce qtiils etoient impatiens du joug,
a pris le parti de les exterminer. Leurs pofteftious
ont été partagées à des blancs qui tirent des ifles
voifines , des efclaves pour la culture : ces blancs
lont , la plupart , creoîes , ou des efprits cha¬
grins , retires du fervice de la compagnie. On y
voit aufli , dans la petite ifle de Rozegeyn , clés
ban dis flcctis pat les loix y ou de jeunes gens
? 54 Hiftoire
fans mœurs, dont les familles ont voulu fe déba»
rafler : c’eft ce qui a fait appeller Banda, VI fie de
correction. Le climat en eft fl mal fein que ces
malheureux n’y vivent pas long - teins. Une fi
grande confommation d’hommes a fait tenter de
tranfporter à Amboine , la culture de la mufcade.
La compagnie pouvoit y être excitée encore par
deux autres puiflans intérêts , celui de l’écono¬
mie Sc celui de la sûreté. Les expériences m’ont
pas été heureufes ; Sc les chofes font reliées dans
l’état où elles étoient.
Pour s’aflurer le produit excîufif des Moluc-
ques , qu’on appelle avec raifon les mines dyor de
la compagnie , les Holiandois ont été obligés de
former deux établiflemens , Lun à Timor, l’autre
aux Célebes.
La première de ces deux ifles a environ foixante
lieues de long fur quinze ou dix-huit de large :
elle eft partagée entre plufieurs petits fouverains.
Les Portugais qui , du tems de leur décadence ,
s’y réfugièrent de divers endroits , y font encore
en grand nombre. Ils furent chaflês en 1613 de
la ville de Konpan , par les Holiandois qui y
ont une forcer elle, avec une garnifon de cinquante
hommes. La compagnie y envoie tous les ans ,
quelques grofles toiles ; Sc elle en retire de la
cire , du caret , du bois de fandal de médiocre
qualité, ôc du cadiang , petite fève dont on fe
fert communément dans les vaifleaux Holiandois
pour varier la nourriture des équipages. Ces objets
réunis occupent une ou deux chaloupes expédiées,
de Batavia. Il n’y a ni à gagner ni à perdre dans
cet établiflement. : la recette balance la dépenfe. Il
y along-tems que la compagnie auroit abandonné
Timor , fi elle n’avoit craint de voir s’y fixer
quelque nation adive , qui , de cette pofition favo-
philofophique & politique . 155
table, troubleroit aifément le commerce des Mo-
lucques. Le meme efprit de précaution la attirée
aux Célebes,
Cette ifle, dont le diamètre eft d’environ cent
trente lieues , eft très - habitable , quoique fituée
au milieu de la zone torride. Les chaleurs y font
tempérées par des pluies abondantes 6e par des
tents frais. Ses habitans font les plus braves de
l’Afie méridionale : leur premier choc eft furieux ,
mais il n’eft pas de longue durée ^ 6e fi on réfifte à
leur impétuofité, ils perdent bientôt courage. La
longueur du cri , leur arme favorite, eft d’un pied
6e demi. Il a la forme d’un poignard dont la lame
s’allonge en ferpentant , on n’en porte qu’un à
la guerre } mais on en a deux dans les querelles
particulières. Celui qu’on tient à la main gauche ,
fert à parer les coups , 6e l’autre à frapper l’enne¬
mi. La bleffure qu’il fait eft très-dangereufe ; 6e
un duel fe termine le plus fouvent par la mort des
deux combattans.
Une éducation auftere rend les habitans de
Célebes agiles , induftrieux , robuftes. Les nourrices
font dans l’habitude de frotter plufieurs fois le jour
les membres des enfans, avec de l’huile, ou avec
de l’eau tiede. Ces onctions fréquentes aident la
nature à fe développer avec liberté. On ne man¬
que jamais de les fevrer au bout d’un an , de peur
qu’un plus long ufage du lait maternel n’énerve
leur vigueur. La fuite des foins qu’on leur donne
répond à ces principes.
Ces peuples ne reconnoiftoient autrefois de
Dieux que le foleil 6e la lune. On ne leur offroit
des facrifices que dans les places publiques 5 parce
qu?on ne trouvait pas de matière alfez précieufe
pour leur élever des temples. Dans l’opinion de ces
infulaires , le foleil 6e la lune étoient éternels ,
ï 5 ^ ^ Hiftoire
comme îe ciel dont ils fe partageolent l'empire;
L ambition les brouilla. La lune fuyant devant le
foieil , fe bleiïa , 8c accoucha de la terre : elle
étoit grolfe de plufietirs autres mondes, qu’elle
mettra iiicceliivementaujour , mais fans violence ,
pour réparer la ruine de ceux que le feu de fon
vainqueur doit confumer.
Ces abfurdités étoient généralement reçues à
Celebes ; mais elles n avoient pas dans l’efprit des
grands 8c du peuple, la confiftance que les dog¬
mes religieux ont chez les autres nations. Il y a
environ deux fiecles que quelques Chrétiens 8c
quelques Mahométans y ayant apporté leurs idées,
le principal roi du pays fe dégoûta entièrement du
culte national. Frappé de l’avenir terrible , dont
les deux nouvelles religions le ménaçoient égale¬
ment, il convoqua une aflembiée générale : au
jour indiqué , il monta fur un endroit élevé; oc
là, étendant fes mains vers le ciel , 8c fe tenant
de boue, il adrelfa cette priere à l’Etre fuprême.
Grand Dieu , je ne me profterne point à tes
pieds , en ce moment , parce que je n’implore
point ta clémence. Je n’ai à te demander qu’une
chofe jufte ; 8c tu me îa dois. Deux nations étran¬
gères , oppofées dans leur culte, font venues porter
reur dans mon ame 8c dans celle de mes
ftijets. Elles m’afl urent que tu me puniras à jamais,
il je n’obeis a tes ioix : j’ai donc le droit d’exiger
de toi , que tu me les fafîes connoître. Je ne
demande point que tu me révélé les mvfteres
impénétrable qui enveloppent ton Etre 8c -qui
me font inutiles. Je fuis venu pour t’interroger
avec mon peuple , fur ies devoirs que tu veux nous
impofer. Parle , o mon Dieu ! puifque tu es
l’Auteur de la nature, tu connois le fond de nos
coeurs, & tu fais qui leur eft impoffible de cou-
philosophique & politique. i$y
cevoir un projet de défobéiflance : niais fi tu
dédaignes de te faire entendre à des mortels , ft
tu trouves indigne de ton effence d’employer le
langage de l'homme pour diéter des devoirs à
l’homme, je prens à témoin ma nation entière *
le foleilqui m’éclaire , la terre qui me porte, les
eaux qui environnent mon empire , Sc toi-même *
que je cherche dans la fmcénté de mon cœur, à
connoître ta volonté; Sc je te préviens aujour¬
d’hui , que je reconnoîtrai pour les dépofitaires
de tes oracles , les premiers miniftres de Tune
ou de l’autre religion que tu feras arriver dans nos
ports. Les vents Sc les eaux font les miniftres de
ta puiflance ÿ qu’ils foient le lignai de ta volonté*
Si en fui van t le plan que je me propofe , je venais
à embrafter l’erreur, ma confcience feroit tran¬
quille } & c’eft toi qui ferois le méchant.
Le peuple fe fépare en attendant les ordres du
Ciel , 3c réfolu de le livrer aux premiers million¬
naires qui arriveroient aux Célebes. Les Apô¬
tres de l’Alcoran furent le plus aftifs ; Sc le
fouverain fe lit circoncire avec fon peuple. Le
relie de Lille 11e tarda pas à fuivre cet exemple.
Ce contretems n’empêcha pas les Portugais de
s’établir à Célebes. Ils s’y maintinrent , même
après avoir été chalïés des Mohicques. La rai fon
qui les y retenoit Sc qui y attiroit les Anglois 9
étoit la facilité de fe procurer des épiceries , que
les naturels du pays trouvoient le moyen d’avoir >
malgré les précautions qu’on prenoit pour les écar¬
ter des lieux où elles croiftoient.
Les Hollantlois que cette concurrence empê¬
chât de s’approprier le commerce exclufif du
girofle Sc de la mufeade, entreprirent en 1660
d arrêter , comme ils s’exprimoient, cette con¬
trebande. Ils employèrent pour y réufïîr , des
i $o Hifloire
moyens que la morale la plus relâchée a en horreur,
mais qu’une avidité fans bornes a rendus extrê¬
mement communs en Afie. En fuivant fans inter¬
ruption des principes atroces , ils parvinrent à
chaffer les Portugais , â écarter les Anglois , à
s’emparer du port 8c de la fortereffe de Macaffar :
à cette époque , iis fe trouvèrent maîtres abfoîus
dans Pifle , fans l’avoir conquife. Les princes qui
la partagent furent réunis dans une efpece de
confédération : ils s’affemblent de tems-en-tems
pour les affaires qui concernent l’intérêt général.
Ce qui eft décidé eft une loi pour chaque état.
Lorfqu’il furvient quelque conteftation , elle eft
terminée par le gouverneur de la colonie Hollan-
doife , qui préftde â cette diette. Il éclaire de
près ces différens defpotes , qu’il tient dans une
égalité entière , pour 'qu’aucun d’eux ne s’élève
au préjudice de la compagnie. On les a tous défar-
més , fous prétexte de les empêcher de fe nuire
les uns aux autres ] mais , en effet , pour les mettre
dans l’impuiffance de rompre leurs fers.
Les Chinois, feuls étrangers qui foient reçus à
Célebes , y apportent du tabac , du fil clor , des
porcelaines , 8c des foies en nature. Les Hollan»
dois y vendent de l’opium, des liqueurs , de la
gomme lacque , des toiles fines 8c groflieres. On
en tire un peu d’or , beaucoup de ris , de la cire 5
des efclaves 8c, des tripams. Les douanes rappor¬
tent quarante mille florins à la compagnie. La
dîme du ris &c les bénéfices de fon commerce font
beaucoup plus confidérables. Ces objets réunis ne
couvrent pas cependant les frais de la colonie :
elle coûte foixante-quinze mille florins au deffus.
On fent bien qu’il faudrait l’abandonner, fi elle
n’étoit regardée , avec raifon, comme la clef des
ifles à épiceries.
philosophique & politique . 159
L’établiflèment formé à Bornéo a un but moins
important. C’eil une des plus grandes, &c peut-
être la plus grande iîle que Bon connoillè. Ses
anciens habirans en occupent l’intérieur : les côtes
font peuplées de Macaflarois , de Javans , de Ma¬
lais , qui ont ajouté aux vices qui leur font natu¬
rels une férocité qu’on rerrouveroit difficilement
ailleurs. Les Portugais qui, en 1 526 , cherchoient
a s’y établir , crurent adoucir un roi Maure ,
en lui offrant quelques pièces de tapifferics à
perfonnages : on prit les figures pour des hommes
enchantés , dont on craignit les complots • & les
préfens furent renvoyés avec horreur , ainfl que
ceux qui les offraient. Ils furent plus heureux
dans la fuite , fi c’eft un bonheur d’être reçu dans
un pays pour y être maflacré. Un comptoir que
les Anglois y formèrent quelques années après
eut la meme deftmée. Les Hollandois , qui n’a-
voient pas été mieux traités, reparurent en 174S
avec une efcadre. Quoique très-foible , elle en
impofa tellement au prince qui potTede feul le
poivre , qu’il fe détermina à leur en accorder le
commerce exclufif. Seulement il lui fut permis
d’en livrer cinq cens mille livres aux Chinois ,
qui, de touttems, frcquentoient fes ports. Depuis
ce traité , la compagnie envoie à Banjermaffin
du ris , de l’opium , du fel , de groffes toiles.
Hile en tire quelques di amans , & environ fix
cens mille pefant de poivre à quinze florins dix
lois le cent. Le gain qu’elle fait fur ce qu’elle y
porte , peut à peine balancer les dépenfes de l’é-
tablifiement , quoiqu’elles ne montent qu’à feiz^
mille florins. Sumatra lui procure des avantages
plus confidérables.
, Quoique cette ifle , avant l’arrivée des Euro¬
péens aux Indes, fut partagée entre plufieurs fou-
î(jd Hijîoiré
verainetés , tout le commerce fë réuniffok 1
Achem. Le port de ce royaume étoit fréquenté par
tous les peuples de l’Afie ; 3c le fut dans la fuite
par les Portugais , 3c par les nations qui s’élevè¬
rent fur leurs ruines. On y échangeoit toutes les
productions de l’orient , contre de For , du poi¬
vre , quelques autres marchandifes quiabondoient
dans ce climat plus riche que fain. Les troubles
qui bouieverferent ce fameux entrepôt , y firent
tomber toute induftrie 3c en écartèrent les navi¬
gateurs.
Au tems de cette décadence , les Hollandois
imaginèrent de former des établiflemens dans
d’autres parties de l’ifle qui joiufioient de plus
de tranquillité. Ceux qu’il leur fut permis d’avoir
dans i’empire d’Indnpoura font réduits à peu de
chofe , depuis que les Anglois fe font fixés fur
la même côte. Le comptoir de Jambi eft encore
moins utile , parce que les rois voifins de ce prince ,
l’ont dépouillé de les poileffions. La compagnie
fe dédommage de fes malheurs à Paiimban où ,
pour trente mille florins , elle entretient un fort ,
une garnifon de quatre-vingt hommes, 3c deux
ou trois chaloupes qui croifent continuellement*
On lui livre tous les ans a deux millions pelant de
poivre , à dix florins 3c demi le cent , 3c un
million 3c demi de câlin, à vingt -huit florins
trois quart le cent. Ce prix , tout borné qu’il
doitparoître , eff avantageux au roi qui en donne à
fes fujets un encore moindre. Quoiqu’il prenne
à Batavia une partie de la nourriture 3c du vête¬
ment de fes états , on eft obligé defolder avec lui
en piaflres. De cet argent , de For qu’on ramafle
dans fes rivières , il a formé un tréfor qu’on fait
être immenfe. Un feul vaifieau Européen pourroit
s’emparer de tant de richeffës > & s’il avoir quel¬
ques
philo fophiqüe & politique. \ s i
qiies troupes de débarquement , fe maintenir dans
un pofte qu’il auroit pris fans peine. Il paroît bien
extraordinaire qu’une entreprife fi utile & fi f'a.
cile n’ait pas tenté la cupidité de quelque avan-
turier. , ,
Une injuftice, une cruauté de plus ne doivent
rien coûter à des peuples policés , qui ont foulé
aux pieds tous les droits , tous les l'en 1 1 mon s de
la nature pour s’approprier l’univers, il n’y a
pas une feule nation en Europe qui n’ait les plus
légitimés raifons , pour s emparer des richelîes
de l’Inde. Au défaut de la religion qu’il n’eft plus
honnête d’invoquer, depuis que fes miniftres en
ont trahi eux-mêmes le miftere par une Cupidité Ôc
une ambition fans bornes , combien ne relie-t-il
pas encore de prétextes à la fureur d’envahir:
un peuple monarchifte veut étendre au-delà des
mers la gloire & l’empire de fon maître : ce
peuple eft trop heureux dans le climat où le cîe!
l’a fait naître pour ne pas aller expofer fa vie ,
au bout d’un autre monde, & tâcher d’aumnenter
le nombre des fortunés fujets qui vivent fous
les foix du meilleur des princes. Un peuple libre
& maître de lui-même eft né fur l’océan , pour
y regner : il ne peut s’alfurer l’empire de la’ mer ■'
qu’en s’emparant de la terre ; elle eft au pre¬
mier occupant, c’eft-à-dire, à celui qui peut en
chader les plus anciens habitans : il faut les fob-
j uguer par la force ou par la rufe, & les' exter¬
miner pour, avoir leurs biens. L’intérêt du com¬
merce , la dette nationale , la majefté du peuple
i exigent ainft. Des républicains ont heureufe-
ment fecoué le joug d'une tyrannie étrangère „■
il faut qu ils l’impofenc à leur tour. S’ils font brifé
des fors , c’eft pour en forger. Ils haiffent li
monarchie ; mais ils ont befohi d’efclaves. Ils
Tome /. t
162 Mîfioire
n’ont point de terres chez eux *. comment n en
prendraient- ils pas chez les autres ?
Le commerce que la compagnie fait à Siam a
toujours été en déclinant. Comme elle n’y a point
de fort , elle n’a pas été en état de foutenir le
privilège exclufif qui lui avoit été accordé. Le roi ,
malgré les préfens qu’il exige , livre des marchan-
difes aux navigateurs de toutes les nations , &:
en reçoit d’eux à des conditions qui lui font
avantageufes. Seulement on les oblige de s’arrêter
à l’embouchure du Menan, au lieu que les Hol-
landois remontent ce fleuve jitfqu’à la capitale
de l’empire où ils ont toujours un agent. Cette
prérogative ne donne pas une grande adivité à
leurs affaires. Ils n’envoient plus qu’un vaiffeau
chargé de chevaux de Java , de fucre , d’epiceries
de toiles. Ils en tirent du câlin , à trente - cinq
fflorins le cent, de la gomme lacque, à vingt-fix
florins , quelques dents d’éléphant , à un florin
treize fols la livre , un peu d or , a quatre-vingt-
fept florins trois quarts le marc. On peut aflu-
ter qu’ils tiennent uniquement a cette liaifon par
le bois de fapan qu ils obtiennent a deux florins
demi le cent , 6c qui leur eft neceffaire pour
l’arrimage de leurs vailleaux. Sans ce befoin , ils
auraient renoncé depuis long-tems , a un corn-
' merce dont les frais excédent les bénéfices , parce
que le roi , feul négociant de fôii royaume , met
* les marchandées qu’on lui porte à un très - bas
prix. Un plus grand intérêt tourna l’ambition des
Hollandois versMalaca.
Ces républicains , qui connoifloient l’impor¬
tance de cette place firent les plus grands efforts
pour s’en emparer : ils furent deux fois inutiles.
Enfin s’il falloir s’en rapporter à un écrivain faty-
• tique , on eut recours a un moyen que les peuples
phikfophique & politïquti ïg»
Vertueux n'empioyent jamais , & qui réuffit fou vend
avec une nation dégénérée. On tenta le gouver¬
neur Portugais qu’on favoit avare. Le marché
fut conclu ; & il introduifit l’ennemi dans la
ville , en 1641 ; les affiégeans coururent à lui ôc
le maüacrerent , pour Être difpenlcs de payer les
quatre-vingt mille écus qui lui avoient éfé promis.
Dans la vente , les Portugais ne fe rendirent
qu’après la défenfe la plus opiniâtre. Lé chef des
vainqueurs, par une jaétance qui n’eft pas dé
fa nation , demanda a celui des vaincus , quand
il reviendrait : lorfque vos péchés feront plus
grands que les nôtres , répondit gravement le
Portugais.
Les conquérans troüvSrent une forterelfe bâtie *
comme tous les ouvrages des Portugais , avec
une folidité qu’aucune nation n’a depuis imitée
& un climat fort fain, quoique chaud & humide 1
mais le commerce y étoit tour - à - fait tombé ,
depuis que des exaétions continuelles en avoient
éloigné toutes les nations. La compagnie ne IV
a pas rappellé , foit quelle y ait trouvé des diffi¬
cultés in fur mon tables , foit quelle ait manqué
de modération , foit qu’elle ait craint de nuira
a Batavia. Ses operations fe récliiifent à la vente
d un peu d’opium, de quelques toiles bleues , &
a 1 achat des dents d éléphant , du câlin , qui lui
coure trente-cinq florins le cent , d’un peu d’or ,
qu elle paye quatre - vingt - dix florins le maie
L.es affaires feraient plus vives, plus confidé-
rab es h les princes étoient fidèles au traité
exclufif qu ils ont fait avec elle. Malheureüfemeftf
pour fes intérêts, ils ont formé des liaifofts
avec des Anglois qui fourniffioient à meilleur mar-
che a leurs befoins , & qui acheteur plus chef
leurs marchandifes. Elle fe dédommage un peu
- t &
1 04 Hifiolre
fur fes fermes de fur fes douanes qui lui don¬
nent cent mille florins par an. Cependant ces
revenus joints aux bénéfices du commerce , ne
fuffifent pas pour l’entretien de la garnifon de des
employés : il en coûte vingt mille florins à la
compagnie.
Ce facrifice put paroître long-tems léger. Avant
que les Européens euflent doublé le cap d; Bonne-
efpérance , les Maures , feuls navigateurs dans
l’Inde , fe rendoient de Surate de de Bengale
a Malaca , où ils rrouvoient les bâtimens des
Molucques, du Japon , & de la Chine. Lorfque
les Portugais fe furent emparés de cette place ,
ils allèrent eux - mêmes chercher le poivre à
Bantam , d c les épiceries à Ternate. Pour abréger
leur retour , ils imaginèrent de le faire par les
ifles de la Sonde , de y réuffirenc. Les Hollandois ,
devenus poflefleurs de Malaca de de Batavia fe
trouvèrent maîtres des deux feuls détroits connus.
Ils y croifoient dans des tems de trouble , de
interceptoient les vaifleaux de leurs ennemis.
Cette pofition a celfé d’être refpeétable , depuis
que les François , à la fin de la guerre de 1744*
ont découvert le détroit de Baly , de les Anglois ,
celui de Lamboc, dans la derniere guerre. Batavia
continuera toujours d’être l’entrepôt d’un com¬
merce immenfe 5 mais Malaca perd l’unique avan¬
tage qui lui donnoit de la confidération.
Sans avoir prévu cet événement , la compagnie ,
en même tems qu’elle s’agrandifloit de s’affer-
milfoir dans l’orient de PAfie , fongeoit à s’aflii-
rer de cette partie de l’Inde où les Portugais la
rraverfoient encore, de à leur enlever l’ifle de
Ceytan. On peut remarquer que cette nation fi
éclairée fur le commerce , a d’abord penfe a fe
rendre maîtreflfe des productions de première de
philofophique & politique.
de fécondé nécellité 3 avant de fonger aux mar¬
chandées dte luxe. C’eft fur la poffeilîon des épi¬
ceries qu elle a fondé fa grandeur en Afie 5 comme
elle la fondée en Europe fur la pêche du hareng.
Les Molucques lui fournifloient la mufcade 3c
le girofle : Ceylan devoit lui donner de lacanelle.
Spilberg, le premier de fes amiraux qui ofa
montrer fon pavillon fur les côtes de cette ifle
dclicieufe , trouva les Portugais occupés à boule-
verfer le gouvernement & la religion du pays 5 a
détruire les uns par les autres , les" fouverains qui
la partageoient, à s’élever fur les débris des trônes
qu’ils renverfoient fucceflivement. Il offrit les
fecours de fa patrie a la cour de Candi : ils furent
acceptés avec tranfport. Vous pouvez ajfurer vos
maîtres , lui dit le monarque , qye s'ils veulent
bâtir un fort , moi , ma femme , mes enfans , nous
ferons les premiers à porter les matériaux nécef-
f aires*.
Les peuples de Ceylan ne virent dans les Hol¬
landais que les ennemis de leurs tyrans } 3c ils
fe joignirent à eux. Par ces deux forces réunies 5
les Portugais furent entièrement chaffés en 1658 ,
après mie guerre longue , fanglante , opiniâtre"
Leurs etabliffemens tombèrent tous entre les mains
de la compagnie ,qui les occupe encore. A l’excep¬
tion d’un efpace allez borné 5 fur la côte orientale ,
pu on ne trouve point de port , & dont le fouve-
îaiu . du pays tiroit fon fela iis formèrent au tour
de 1 ifle un^ cordon régulier qui s’étendoit depuis
deux jufqua douze lieues , dans les terres.
Les forts de Jafauapatan 5 des ifles de Manar
& de Gdpantin , ont pour but d’empêcher toute
liaifon avec les peuples du continent voifin
Negumbo , deftiné d contenir le diftrict qui pio-
îa meilleure canelle, a un pçrt fuffifant 00141
L
*
1 66 Hifloire
les chaloupes , mais qui n’eft pas fréquenté , parce
qu’il y a une riviere navigable qui conduit à
Kolombo. Cette place , que les Portugais a voient
fortifiée avec un foin extrême comme le centre de$
richefles , eft devenue le chef-fieu de la colonie,
Il eft vraifemblable , que, fans les dépenfes qui y
^voient été faites , les vices de fa rade auroient
déterminé les Hollandois à établir leur gouver-?
nement & leurs forces à pointe de Gale. On y
trouve un port dont, à la vérité, l'entrée eft diffi¬
cile 8c le baftin fort re (Terré , mais qui réunit
d’ailleurs toutes les perfections qu’on peutdefirer.
C’eft-là que la compagnie fait feschargemens pour
l’Europe.
Maturé lui fert à recueillir les caffés 8c les
poivres, dont elle a introduit la culture. Ses for¬
tifications fe réduifent à une redoute fituée fur
une riviere qui ne peut recevoir que des bateaux,
Le plus beau , le meilleur port des Indes , c’eft T rin-
quemale : il eft compofé de plufieurs bayes ou
les plus nombreufes flottes trouvent un afyle sûr»
On n’y fait point de commerce ; le pays n’offre
aucune marchandée; il fournir même peu de vi¬
bres : il eft gardé par fa ftérilité. D’aurres établif-
femsns moins confidérables , répandus fur la cote 3
fervent a faciliter les communications , 8c a écarter
les étrangers.
Ces fages précautions ont mis dans les mains
de la compagnie toutes les productions de l’ifle.
Celles qui entrent dans le commerce font les
amétiftes , les faphirs , les topazes , 8c des rubis
très- petits 8c très-imparfaits ; ce font des Maures
venus de la côte de Coromandel , qui , en payant
Un modique droit, les achètent, les taillent,
$c les font vendre à bas prix, dans les différenter
contrées de Tlnde®
\
philofopkiquc & politique l 1 6%
Le poivre, que la compagnie acheté quatre
fols la livre ; le caffé, qu’elle ne paye que deux ;
6c le cardamome , qui n’a poinc de prix fixe : les
naturels du pays font trop indolens , pour que ces
cultures , qui font toutes d’une qualité très-infé¬
rieure 5 puiffent jamais devenir fort confidérables.
. Une centaine de baies de mouchoirs de Pagnes
6c de Guingamps, d’un très-beau rouge , que les
Malabares fabriquent a Jafanapatan , où ils font
établis, depuis très-long-tems.
Quelque peu d’ivoire 6c environ cinquante
éléphants; on les porte a la côte de Coromandel ;
6c cet animal doux 6c pacifique, mais trop utile à
l’homme, pour refter libre dans une ifle, va fur
le continent augmenter 6c fouffirir les périls de la
guerre.
De l’areque , que la compagnie acheté, a raifon
de cinq florins l’ammonan , 6c qu’elle vend dix-
huit ou vingt fur les lieux-mêmes , aux vaifleaux
de Bengale , de Coromandel , 6c des Maldives ,
qui le payent avec du ris , de grofles toiles , 6c des
cauris. L’areque , qui croît fur une efpece de
palmier , eft un fruit qui n’eft pas rare , dans la
plupart des contrées de l’Afie, &qui eft très-com¬
mun à Ceylan : il eft ovaire, &c refïembleroit affez
à la date , s’il n’étoit pas plus ferré par les deux
bouts. Son écorce eft épaifle , liffe 6c membraneufe.
Le noyau qu’elle environne eft blanchâtre , en
forme de poire, ôc de la grofleur d’une mufeade.
Lorfqu’on le mange feul , comme le font quelques
Indiens, il appauvrit le fang , donne la jauni lie :
cet inconvénient n’eft pas à craindre , lorfqu’il eft
mêlé avec le bétel.
f Lebetel eft une plante qui rampe Sc qui grimpe
comme le lierre. Ses feuilles font aflez femblables
a celles du citronnier , quoique plus longues 6c plus
L
1 *
¥6$ Hiftoirc
étroites à Fextrêmité. On la cultive comme la
vigne , & on lui donne pour la foutenir , un petit
arbre , appelle agati, fur lequel elle fe plaît lîngu-
lierement. Le bétel croît par-tout Sc dans toute
l'Inde } mais il ne profpére véritablement que dans
des lieux humides.
A toutes les heures du jour, même de la nuit,
les Indiens mâchent &c crachent des feuilles dé
bétel , dont l’amertume eft corrigée par l’areque
qu’elles enveloppent toujours. On y joint conftam-
ment du chunam , efpece de chaux brûlée faite
avec des coquilles. Les gens riches y ajoutent fou-
vent des parfums qui flattent leur vanité ou leur
fenfualité.
On ne peut pas fe féparer avec bienféance ,
pour quelque tems, fans fe donner mutuellement
du bétel dans une bourfe : c’eft un préfent de
l’amitié qui foulage l’abfence. Perfonne n’oferoit
parler à fon fupérieur, fans avoir la bouche par¬
fumée de bétel ; il feroit même groflier de négli¬
ger cette précaution avec fon égal. Si quelqu'un
fe préfente par hafard fans avoir mâché du bétel ,
il a grand foin de mettre fa main devant fa bouche
pour intercepter toute odeur défagréahle. Les
femmes galantes font le plus grand ufage du bétel
comme dun puiffant attrait pour l’amour. On
prend du bétel après le repas ; on mâche du
bétel durant les vifites * on s’offre du bétel en
s’abordant, en fe quittant toujours du bétel. Si
les dents ne s’en trouvent pas bien , Peftomach
en eft plus fain &: plus fort. C’eft du moins un
préjugé généralement établi aux Indes.
La pêche des perles eft encore un des revenus
de Ceylan. Ôn peut conjecturer avec yraifem-
blance que cette ifle , qui n’eft qu’a quinze lieues
du continent , en fut (détachée dans des tems plus
philof ophique & politique . 1
ou moins reculés , par quelque grand effort de la
nature. L’efpace qui la fépare actuellement de la
terre , eft rempli de bas fonds qui empêchent les
vaiffeaux d y naviguer. Dans quelques intervalles
feulement, on trouve quatre ou cinq pieds d’eau
qui permettent à de petits bateaux d’y paffer. Les
Hollandois, qui s’en attribuent la fouveraineté ,
y tiennent toujours deux chaloupes armées pour
exiger les droits qu’ils ont établis. C’eft dans ce
détroit que fe fait la pêche des perles 3 qui eut
autrefois un fi grand éclat. Cette fource de riçhef-
fes a été fi fort épuifée , qu’il n’eft pas pofiible
d’y revenir fouvent. On yifite à la vérité tous les
ans le banc , pour favoir à quel point il eft fourni
d’huitres ; mais communément il ne s’y en trouve
allez, que tous les cinq ou fix ans. Alors la pêche
eft affermée j & tout calculé , on peut la faire
entrer dans les revenus de la compagnie pour
cent mille florins. Il fe trouve fur les mêmes
côtes une coquille appellée Sjancos , dont les
Indiens de Bengale font des bracelets. La pêche
en eft libre \ mais le commerce en eft exclufif.
Après tout , le grand objet de la compagnie 5
c’eft la cannelle. La racine de l’arbre qui la donne
eft groffe , partagée en plufieurs branches , couverte
d’une écorce d’un roux grisâtre en dehors , r qch
geâtre en dedans. Le bois de cette racine eft dur ^
blanc 8c fans odeur.
Le tronc qui s’élève jufqu’à huit 8c dix toifes ,
eft couvert ainfi que fes nombreuses branches 5
d’une écorce d’abord verte 8c enfuite rouge.
La feuille ne reflembleroit pas mal â celle du
laurier , fi elle étoit moins longue & moins poin¬
tue. Lorfqu’elle eft tendre , elle a la couleur de
feu : en vieilliffant 8c en fechant , elle prend un verd
foncé au deflus 5 8c un verd plus clair au-deffous.
I Jô Hijîoire
Les fleurs font petites , blanches , difpofées en
gros bouquets à 1 extrémité des rameaux , d’une
odeur agréable 8c qui approche de celle du mu¬
guet.
Le fruit a la forme du gland ; mais il eft plus
petit. Il mûrir , pour l’ordinaire, au mois de fep-
tembre. En le faifant bouillir dans l’eau , il rend
une huile qui fumage ôc qui fe brûle. Si on la
laide congeler , elle acquiert de la blancheur, de la
confiftance \ 8c l’on en fait des bougies d’une odeur
agréable , mais dont Tufage eft réfervé au roi.
Il n’y a de précieux , dans l’arbre qui produit
la cannelle , que la fécondé écorce. Pour l’enle¬
ver & la féparer de Pécorce extérieure , grife 8c
raboteufe , on ne connoît pas de faifon aufli favo~
rable que le printemps, lorfque la fève eft la plus
abondante. On la coupe en lames j on l’expofe au
foleil ; 8c en fe fechant , elle fe roule comme
nous la voyons.
Les vieux canneliers ne donnent qu’une cannelle
grofliere, dont on ne fait point de cas. Pour qu’elle
foit bonne , il faut que l’arbre n’ait que trois ou
quatre ans. Le tronc qu’on a dépouillé ne prend
plus de nourriture ÿ mais la racine ne meurt point
&c poufle toujours des rejertons. D’ailleurs, le fruit
des canneliers contient une femence qui fert à les
reproduire.
La compagnie a des poflèflîons , où cet arbre ne
croît point : on n’en trouve que dans le territoire
de Negumbo , deKolombo , 8c de Pointe detale.
Les forêts du prince remplirent le vuide qui fe
trouve quelquefois dans les magafins. Les mon¬
tagnes occupées par les Bcdas en font remplies ,
mais ni les Européens , ni les Chingulais n’y font
admis , 8c pour partager leurs richefles , ilfaudrpit
leur déclarer la guerre.
philofophique & politique. ijx
Comme les Chingulais, ainfi que les Indiens du
continent font diftribués par caftes , qu’ils ne s’aL-
lient jamais les uns avec les autres , 6c qu’ils exer¬
cent toujours la même profelîion, l’art de dépouiller
les canneliers eft une occupation particulière , &;
la plus vile de toutes les occupations } elle eft réfer-
yée a la cafte des Chalias. Tout autre in fui aire fe
croiroit deshonoré , s’il fe livroir à ce métier,
La cannelle , pour être excellente , doit être
fine, unie , facile à rompre, mince , d’un jaune
tirant fur le rouge , odorante , aromatique , d’un
goût piquant 6c cependant agréable. Celle dont
les bâtons font longs , 6c les morceaux petits , eft
préférée par les connoifleurs. Elle contribue aux dé¬
lices de la table , «5c fournit d’abondans fecours à la
médecine.
Les Hollandois achètent la plus grande partie
de la cannelle , des Indiens qui leur font fournis y
ils fe font engagés â en recevoir une quantité limi¬
tée du roi de Candi , à un prix plus confidérable.
L’une compenfée par l’autre, elle ne leur revient!
pas à fix fols la livre} &ils en exportent fept mille
balles , chacune de quatre-vingt 6c quelques livres
pefant. Il 11e feroit pas impoftible aux vaifieaux
qui fréquentent les ports de Ceylan , de fe procurer
l’arbre qui produit la cannelle } mais cet arbre a
dégénéré au Malabar , à Batavia, à Tille de France 5
par-tout où il a été tranfplanté.
La compagnie croyoit avoir befoin autrefois ,
de quatre mille foldats blancs ou noirs , pour
^’afturer les avantages qu’elle tire de Ceylan. Ce
nombre a diminué de plus de moitié. Ses dé-
penfes annuelles montent cependant à onze cens
mille florins} 6c fes revenus, fes petites branches
de commerce ne rendent pas plus d’un million.
Ce qui manque eft pris fur les bénéfices immen-
5 7 £ Irlifloirt
fes que donne la cannelle. Elle doit fournir encore
2ux frais qu occafionnent les guerres qu’on a de
fems en teins contre le roi de Candi, aujourd’hui
feul fouverain de Tille.
Les Hollandais ne fe diffimulent pas que ces
divifions leur font funeftes. Dès qu’elles com¬
mencent , les peuples qui habitent les côtes fe
retirent la plupart dans 1 intérieur des terres.
Maigre le defpotifme qui les attend , ils trouvent
encore plus infupportable le joug Européen qui
les condamne à travailler 5 pour une livre de ris
par jour , pour des étrangers , à les porter dans
des palanquins dans tous leurs voyages , à leur
drelTer des huttes dans tous les lieux où ils veulent
fe repofer pendant le jour , ou pafler la nuit.
Les Ghalias n’attendent pas meme fouvent les
hoftilites pour s eloigner : ils prennent quelquefois
cette refolution extrême, à la moindre méfintelli-
gence quon remarque entre le roi & la compa¬
gnie. La perte d’une récolte eft alors fume des
dépenfes qu’il faut faire > des' fatigues qu’il faut
effuyer , pour pénétrer , les armes à la main , dans
un pays coupé de tous côtés par des rivières ,
des bois , des ravins , & des montagnes. Ces
malheurs deviendroient plus confidérables , fi les
naturels de Tille étoient fecourus par quelque
puifiance Européenne , comme on eft afiliré qu’ils
Fauroient été dans les derniers tems par les Anglois*
fi des affaires plus importantes n’egflent attiré
toutes leurs forces dans le Bengale.
Des confidérations fi puiffantes avoient déter¬
miné les Hollandois à avoir toutes fortes de coin-
plaifances pour le roi de Candi. Ils lui envoyoient
tous les ans un ambaffadeur chargé de riches
préfens. Ils tranfportoient fur leurs vaifîeaux fes
prêtres à Siam , pour y étudier lg religion qui eft
philofophique & politique . î 73
la même que la Tienne. Quoiqu’ils eulTent conquis
fur les Portugais les fortereifes , les terres quils
occupoient, ils fe contentoient d etre appelles par
ce prince i les gardiens de fes rivages. Ils lui
faifoientencoie d’autres facrifices.
Cependant , des ménagemens fi marqués n’ont
pas toujours été fuffifans pour maintenir la paix :
elle a été troublée , à plufieurs reprifes. La guerre
qui a fini le 14 février 1766 a été la plus longue ,
la plus vive de celles que la défiance &c des
intérêts oppofcs ont excitées. Comme la compa¬
gnie donnoit la loi à un monarque chafle de
fa capitale 3c errant dans les forêts , elle a fait un
traité très - avantageux. On reconnoît fa fouve-
raineté fur toutes les contrées dont elle étoic
en poflefiîon avant les troubles. La partie des
côtes qui étoit reliée aux naturels du pays lui eft
abandonnée. Il lui fera permis de peler la cannelle
dans toutes les plaines 5 3c la cour lui livrera la
meilleure des montagnes , fur le pied de cinq
pagodes , pour dix-huit livres. Ses commis font
autorifés à. étendre le commerce par-rout où ils
verront jour à le faire avantageufement. Le gou¬
vernement s’engage à n’avoir nulle liaifon avec
aucune puiffance étrangère, à livrer même tous
les Européens qui pourroient s’être gliffés dans
Tille. Pour prix de tant de facrifices , le roi recevra
annuellement la valeur de ce que les rivages cé¬
dés lui produifoient , 3c fes fujets pourront y
aller prendre, fans rien payer, le fel néce flaire
a leur confommation. Si nous ne nous trompons s
la compagnie pourroit tirer un grand avantage
d’une pofition fi heureufe.
A Ceylan, beaucoup plus encore que dans le
relie de l’Inde, les terres appartiennent en pro¬
priété au fouverain. Ce fyftême dellrudeur a eu ,
*74 Hifloire
dans cette ifle , les fuites funeftes qui en font
infeparables. Les peuples y vivent dans l’inaétion
la plus entiers. Ils font logés dans des cabanes; ils
ifont point de meubles: ils vivent de fruits; ÔC
les plus aifes n ont pour vêtement qu’une pieee
de groiTe toile qui leur ceint le milieu du corps.'
Que les Hollandois faifent ce qu on peut repro¬
cher à toutes les nations , qui ont établi des
colonies en Afie , de n’avoir jamais renté : qu’ils
,diftribuent des terreins en propre aux familles.
Eiles oublieront, dételleront' peut-être leur an¬
cien fouverain : elles s’attacheront au gouverne¬
ment qui s’occupera de leur bonheur : elles tra¬
vailleront , elles confommeront* Pour les encou¬
rager il fera utile, peut-être néceflaire d’invi¬
ter des Européens à accepter dans un des plus
riches fols que l’on connoifie , des polie liions
qu’ils feront cultiver par des efclaves de Malabar ,
de Timor , de Baly , de Macalfar , tous forts , robuf-
res 8c accoutumés aux travaux des terres. Alors
l’ifle de Ceylan jouira de l’opulence a laquelle
la nature l’a deftinée. Elle fera à l’abri des révolu¬
tions, 8c en état de foutenir les établifiemens de
Malabar 8c de Coromandel qu’elle eft chargée de
protéger.
Les Portugais dans le tems de leur profpérité
avoient formé à la côte de Coromandel quelques
ctablidemens médiocres. Celui de Négapatan leur
'fut enlevé en 1658, par les Hollandois. Il s’ac¬
crut fucce hivernent de dix ou douze villages qui
fe remplirent de tifferands. Oii trouva convenable
en 1690, d’afliirer leur tranquillité par la conf-
truélion d’un fort; & en 1742, la ville fut
entourée de murailles. Elles font le centre où
fe réuniflenr les toiles blanches, bleues , peintes 9
imprimées 9 fines & grofiîeres que la compagnie
philofophique & politique. ïy^
tire pour fa confommation d’Europe ou des Indes
de Bimiliptanan , de Paliacate , de Sadrafpatan ,
de fes comptoirs de la côte de la Pêcherie. Ces
marchandifes qui forment communément de qua¬
tre à citiq mille balles , font portés a Négapatan
fur deux chaloupes fixées dans ces mers pour cet
ufage*
Les Hollandois vendent à la côte de Coro¬
mandel du 1er , du plomb , du cuivre , du
câlin , de la toutenague , du poivre , des épice¬
ries. Ils gagnent fur ces objets réunis cinq cens
mille florins, auxquels on peut en ajouter quarante
mille que produifent leurs douanes. Les dépenfes
de leurs divers établiffemens montent à quatre
cens mille florins , <k on peut avancer * fans
crainte d’être accufé d’exagération , que le fret
des vaiffeaux abforbe le refte des bénéfices. Le
produit net du commerce de Coromandel n’eft
donc pour la compagnie que le profit qu’elle
peut faire fur les toiles qu’elle en exporte. Son
commerce dans le Malabar lui eft encore moins
avantageux. Il a commencé à peu près dans le
'même tems , & s’eft établi aux dépens de la même
nation.
Le motif de cette nouvelle entreprife ne paroît
pas difficile à deviner. Depuis que les Portugais
avoient perdu Ceylan , ils vendoient en Europe
la cannelle fauvage de Malabar à peu près fur le
même pied qu’on avoir toujours vendu la vé¬
ritable. Quoique cette concurrence ne put pas
durer , elle donna de l’inquiétude aux Hollan¬
dois , qui ordonnèrent en 1661 à leur général
Van - gœns d’attaquer Cochin.
Il avoir à .peine invefti la place, qu’il apprit
la réconciliation du Portugal & de fa patrie.
Cette nouvelle fut tenue fecrette. O11 précipita
*7^ Uiftoire
les travaux * Sc les afliégés fatigués par des âflaitrs
continuels fe fournirent le huitième jour. Le
lendemain une frégate partie de Goa apporta les
articles de la paix. Le vainqueur rie juftifia pa^
autrement fa malxvaife foi , qu’en difant que
ceux qui fe plaignoient avec tant de hauteur ,
avoient tenu quelques années auparavant la même
conduite dans le Brefil.
A cette époque , les Hollândois fe crurent foli-
dement établis dans le Malabar. Cochin leur
parut propre à protéger Cananor, Cranganor &
Coulan , dont ils venoierit de faire la conquête ,
8c le comptoir de Porca , qu’ils méditoient dès-
lors , Sc qu’ils ont en effet formé depuis. L’évé¬
nement n’a pas répondu aux efpérances qu’on
avoir conçues. La compagnie n’a pas réuffî , com¬
me elle I’efpéroit , à exclure de cette côte les autres
nations Européennes : elle n’y trouve que les
mêmes marchandifes qu’elle a dans fes autres
établiflemeris, & la concurrence les lui fait acheter
plus cher que dans les marchés où elle exerce un
privilège exclufif.
Ses ventes fe réduifent à un peu d’alun , de
benjoin , de camphre , de toutenague * de fucre ,
de fer, de câlin, de plomb, de cuivre ôc de
vif-argent. Le vaifTeau qui a porté cette médio¬
cre cargaifon s’en retourne à Batavia avec un
chargement de kaire pour les befoins du port. La
compagnie gagne au plus, fur ces objets, cent
quatre-vingt mille florins, qui avecfoixante mille
que lui produifent fes douanes , forme une maffe
de deux cens cinquante mille. Dans la plus pro¬
fonde paix , l’entretien de fes établiflem ens lui coûte
deux cens trente-deux mille florins , de forte qu’il
ne lui en refte que dix-huit mille pour les frais de
fon armement j ce qui eft évidemment infuffifant.
La
philofophique & politique. !
La compagnie tire du Malabat, il elt Viai
deux rutilions pelant de poivre , qui elt porté Eu¬
des chaloupes a Ceyian , où il elt vcrlé dans les
vailleaux qu’on y expédie pour l’Europe. 11 elt
encore vrai que par les capitulations elle ne paye
que quatre- vingt roupies le caindil de cinq cens
livres , que les autres compagnies achètent qua¬
tre-vingt-dix ou cent, qui coûte même etne vingt
aux négocians particuliers ; mais le bénéfice quelle
peut faire lur cet article elt plus qu’abiorbe par
les guerres fanglantes dont il elt l’occalion.
Ces oblervations avoient lans doute échappé
a Goloneir , drreéteur général de Batavia , iori-
qu d ofa avancer que 1 établillemenr de Malabar
qu’ri avoïc long - teins régi étoit un des plus
amportans de la compagnie. «Je luis il éloigne de
penier comme vous , lui dit le général Moiî'el »
J5 que je fouhaiterois que la mer l’eue ençdouu
« rl y a près d un lîecle. « b
, Avec P*us de lumière, on parviendrait peur-
etre a la rendre utile. Il ne faudiou pour y reuilir
qu’acheter le poivre à un prix qui fo^ât les autres
nations de renoncer à ce commerce. Le bénéfice
que la compagnie feroir fur la quantité proui-
gteule qui lui fourmlTenc prelque pour rJCn ies
co ornes de 1 elt, la dédommagerait amplement
«e ce Licnfice. Par cette coauunaiion , elle le
trouverait feule ou prelque leule en polleihon
( une epicerie dont l’ufage elt devenu general lur'
a p us grande partie de notre globe.
vuoiqu il en loir de ces fpéculations , les Hoi«
. an ois sapperçurent au milieu de leurs luccès
Sel fr mv,n"lU°1C Un Jieu de reIâche où ceux
vailleaux qui alfoient aux Indes ou qui
2ZTÏÏ7 r*T des «mJL
2. et0* embarralië du choix , jorfque
JL QHIÇ ][t '
17S Hifloirc
le chirurgien Van-Riebeek propofa en \6^o le
cap de Bonne - eipérance qui avoir été méprifé
mal-à-propos par les Portugais. Un féjour de
quelques lemames avoir mis cet homme judi¬
cieux en état de voir qu’une colonie ferait bien
placée à cette extrémité méridionale de l’Afrique >
pour fervir d’entrepôt au commerce de l’Europe
avec l’Ahe. On lui confia le foin de former cet
établifiement. Ses vues furent dirigées fur un
bon plan. Il fit régler qu’il feroit donné foixante
acres de terre à tout homme qui s’y voudroit fi¬
xer. On devoit avancer des grains , des beftiaux
ôc des uftenfiles à ceux qui en auroient befoin :
des jeunes iernmes tirées des maifons de charité
leur feroient alfociées pour adoucir leurs fatigues
îc les partager. Il étoit libre à tous ceux qui dans
trois ans ne pourroient pas fe faire au climat
de revenir en Europe , & de difpofer de leurs
poffefllons comme ils le voudraient. Ces arran-
gemens pris , on mit à la voile.
La grande contrée qu’on fe propofoit de mettre
en valeur étoit habitée par les Hottentots , peuples
pafteurs , qui ne connoifloient de bien que leurs
troupeaux & leur liberté} peuples Amples, à qui
la nature a voit donné des moeurs allez douces ,
la fuperftition infpiré des coutumes atroces , &
l’ignorance laiffé des ufages barbares dont on ne
connoifioit pas l’origine. Us étoient comme tous
les peuples pafteurs , remplis de bienveillance ,
Sc tenoient quelque chofe de la mal-propreté ôc
de la ftupidité des animaux qu’ils conduifoienr.
La guerre contre les lions ■& les tigres étoit pref-
que la feule qu’ils connu fient. Ils avoient inftitué
un ordre dont on honoroit ceux qui avoient
vaincu quelqu’un de ces animaux deftru&eurs
de leurs bergeries} & ils révéroient leur mémoire.
philoj £> phi que & politique. jja
L apothéoie d’Hercule avoit eu la même origine.
Riebeek Ce conformant aux idées malheuieu!
femenc reçues , commença par s emparer du ter¬
ritoire qui étoit à fa bienlëance, 6c il longea,
enfuite à s’y affermir. Cette conduite déplut aux
naturels du pays. Pourquoi, dit leur envoyé à
ces étrangers , avez-vous Je mé nos terres? Pour¬
quoi les employez vous à nourrir vos troupeaux ?
•De quel œil verriez vous ainfi ufurper vos champs ?
Vous ne vous fortifiez que pour réduire par cl. grès
les Hottentots à l’efclavage. Ces reprélëntations
furent fuivies de quelques hoftilités , qui rame¬
nèrent le fondateur à des principes qui étoienc
dans fon ame. Il acheta le pays qu’il vouloit oc¬
cuper quarante-cinq mille florins , qu’on paya en
marchandifes. Tout fut pacifié, Sc il n’y a eu nul
trouble depuis.
Il eft prouvé que la compagnie a dépenfé
depuis vingt-trois millions de florins pour élever
la colonie à ! état où elle eft aujourd’hui. Quel¬
ques détails feront juger de l’emploi de ces pro-
rufions. r
, °n comPte au Cap environ douze mille Euro-
ou réfugiés Fran-
çois. Une pâme de cette population eft concen-
tree dans a capitale & dans deux bourgs aflêz
confiderables : le refte eft difperfé dans les cam-
pagnes, & s étend jufqu à cent cinquante lieues
mi chef-lieu de la colonie. Le fol fabloneux des
Hottentots n eft bon que par intervalles : & les
colons ne veulent Ce fixer que dans les lieux où
ils trouvent réunis l’eau , le bois , un terrein
f-ernle: trois avantages qui Ce trouvent rarement
enlemble.
La compagnie droit autrefois de Madagafcar
des e.claves qui foulagcoient les blancs dans
M z
»
"s
iSo Hiftoirt
leurs travaux. Elle a interrompu cette navigation
depuis que la concurrence des François a rendu
mauvais ce commerce. Les colons font réduits
aujourd'hui à quelques Malais amenés de l’Inde
qui le font difficilement au climat, 3c qui ne
font guere propres aux ouvrages qu’on en exige.
Si les Fiottentots pouvoienc le fixer , ce feroit
un grand avantage. Leur caraéfere ne permet
pas de l’efperer. On n’eft encore parvenu qu'à
déterminer les plus milérables d’entr’eux à un 9
deux , trois ans de lervice. Ils font dociles j
ils le prêtent au travail qu’on exige d’eux > mais 5
a 1 expiration de leur engagement, ils prennent le
bétail qu'on eft convenu de leur donner pour
falaire i ils vont rejoindre leur horde l Ôc on
ne les revoit que lorfqu'ils ont des bœufs ou des
moutons à troquer contre des couteaux , du tabac
3c de l'eau-de-vie. La vie indépendante 3c oihve
qu’ils mènent dans leurs déferts a pour eux des
charmes inexprimables : rien ne peut les en
détacher. Un d’eux fut pris au berceau : on
l'éleva dans nos mœurs 3c dans notre croyance.
Ses progrès répondirent aux foins de fon édu¬
cation. Il fut envoyé aux Indes , 3c utilement
employé dans le commerce. Les cir confiances
l’ayant ramené dans fa patrie , il alla vifiter fes
parens dans leur cabane. La fknplicité de ce
qu’il voyou le frappa. Il fe couvrit d’une peau
de brebis, 3c alla reporterait fort fes habitsEuro-
péens. Je viens ^ dit-il au gouverneur , renoncer
four toujours au genre de vie que vous ni aviez
fait embraffer. Ma réfoluticn cft de fuivre jufqità
la mort la religion & les ufages de mes ancêtres.
Je garderai pour V amour de vous le collier &
l'épée que vous m'avez donnés : trouvez bon que
j'abandonne tout le refis . Il s’attendit point d#
philojoph ique & politique
• ,*) . . r 1
p ■/ j, ^ ^ ^ ^ ^ 1 ^ ^ y u • Je. O ^
rcponfe : il fe déroba par la fuite , & on ne
le revit jamais.
Quoique le caraétere des Hottentots me loit pas
tel que les Hollandors le delîreroient , la corn*
pagnie tire des avantages folides de fa colonie.
A la vente , la dîme du bled & du vin quelle
perçoit ; fes douanes & fes autres droits ne lui
rendent pas au-delà de cent vingt mille florins.
fcüe n’en gagne pas plus de vingt mille furies
gros draps , les toiles communes de fil & de
coton , la elinquaillerie , & le charbon de terre ,
déb'^UeS aU:ieS °^îers Peu importans qu’elle y
' Ses bénéfices font encore moindres fur foixante
ecres de vm rouge , & quatre-vingt ou quatre-
vingt-dix de blanc quelle porte tous les ans en
un ope. Le lecre pele environ douze cens livres.
Uetix feules habitations contiguës à Confiance
produijent ce vm. Il devroit entrer tout entier &c
a très-bas prix dans les caves de la compagnie.
v eureulement le gouverneur trouve fon intérêt
a permettre que les cultivateurs ne le livrent que
mele avec ceiui des vignes voifines. Le vin fr
renomme qui leur refie par cet arrangement ,
excellent vin pur du Cap eft vendu deux florins
la bouteille aux vaifleaux étrangers que le hafard
con mt fur ces côtes : il eft ordinairement meilleur
que cehu que la tyrannie arrache , parce qu’on
obtient jamais rien de bon que de la volonté.
Les depenfes inféparables d’un fi grand établif-
fement abforbent au moins ces petits profits réu¬
nis. A ufli fon utilité a-t-elle une autre bafe.
6S. vai eaux Hollandois qui vont aux Indes
ou qui en reviennent , trouvent au Cap un afyle
sur, un ciel agréable, tempéré & pur, les nou¬
velles importantes des deux inondes. Ils y prennent:
Mj
i § 2, Hijloire
du beurre , des farines , du vin , une grande
abondance de légumes faiés pour leur navigation
& pour les befoins de leurs colonies. Les reflour-
ces y feroient encore plus confidérables fi , par
une avidité aveugle , la compagnie n’arrêtoit con¬
tinuellement l’induftrie des colons. Elle les force
de lui livrer leurs denrées à un prix fi vil, qu’on •
les a vus long-tems hors d’état de fe procurer
des vêtemens , leurs autres befoins les plus effen-
tiels.
Cette tyrannie feroic peut-être Supportable , fi
ceux qui en font la viétime étoient autorifés à
vendre le fuperflu de leurs produ&ions aux navi¬
gateurs étrangers que la pofition & d autres raifons
attireraient dans leurs ports. La jaloufie du com¬
merce qui eft un des plus grands fléaux qui affli¬
gent l’humanité , les a privés de cette reflource :
on s’eft long-tems flatté qu’en refufant cette com¬
modité aux nations rivales , on parviendrait a les
dégoûter des Indes : l’expérience contraire n’a rien
fait changer , quoiqu il fut aife de voir que toutes
les richefles qui entreraient dans la colonie re¬
viendraient tôt ou tard a la compagnie. Le gou¬
verneur feul a été aurorifé à fournir aux néceifités
les plus urgentes de ceux qui aborderaient au
Cap. Cet arrangement vicieux a été, comme il
le devoit être, la fource de mille vexations.
Il faut rendre juftice à M. Tulbach qui, dans
le teins où nous écrivons , donne des loix à
cet établiffemenr. Cet homme généreux a montré
durant la derniere guerre une humanité, un
défintéreffement dont aucun de fes prédéceffeurs
ne lui avoir lai(Té l’exemple. Allez éclairé pour
s’élever au-deflus du préjugé, allez ferme pour
s’écarter des ordres abfurdes qu’il recevoir , il a
encouragé les nations qui travailloient a fe fup-
philofopkique & politique . i S 5
planter , à venir chercher des fubhftances dans
la colonie. Elles les obtenoient à un prix allez
modéré pour ne fe pas rebuter , aflez fort
pourtant pour donner de l’aélivité au cultivateur.
Puiiïe ce fage adminiftrateur jouir long-tems de
la douce facisfa&ion d’avoir fait la fortune de
fes concitoyens , ôc de la gloire d’avoir négligé
kr 0 OO
tienne.
Si la compagnie adopte fes vues , elle fuivra
lefprit de fes fondateurs , qui ne faifoient rien
au hazard , & qui n’avoient pas attendu les évé-
nemens heureux dont nous avons rendu compte,
pour s’occuper du foin de donner un centre à
leur pui (Tance. Ils avoient jette les yeux fur Tille
de Java.
Le peuple de cette ide qui peut avoir trois
cens lieues de tour > fe croyoit originaire de la
Chine , quoiqu’il n’en eut plus ni la religion ,
ni les mœurs. Un Mahométifme fort fuperfti-
tieux en etoit le culte dominant. Il y avoir encore
dans l’intérieur du pays quelques idolâtres , &
c etoient les feuls hommes de l’ifle qui ne fufîenc
point parvenus au dernier dégré de la dépra¬
vation. L’ide autrefois foumife à un feul monar¬
que fe trouvoit alors partagée entre pluüeurs
fouverains qui etoient continuellement en guer¬
re les uns avec les autres. Ces difcenfions éter¬
nelles avoient entretenu chez ces peuples l’oubli
des mœurs & lefprit militaire. Ennemis de l’étran¬
ger, fans confiance entr eux, on 11e voyoït point
de nation qui parut mieux fentir la haine. C’efMa
que 1 homme écoic un loup pour l’homme. Il
fembloit que l’envie de fe nuire , Sc non le befoin
de s aider , les eut raffemblés en fociété. Te
Javanois n abordoit point Ton frere , fans avoir le
poignard à la main , toujours en état de fe
M4
î $4 Hi foire
défendre d'an attentat qu’il étoit toujours prêt
a commettre, & qu’il avoit toujours à craindre.
Les grands avoient beaucoup d’elclaves qu’ils
achetaient , qu’ils faifoient à la guerre , ou qui
s’engageoient pour dettes. Ils les traitoient avec
inhumanité : estaient les efclaves qui cultivoient
la terre , & qui taifoient tous les travaux pénibles.
Le Javanoxs mâchoit du bétel, fumoitde l’opium ,
vivoit avec fes concubines , combattoic ou fe
rcpoloit. On trouvoit dans ce peuple beaucoup
d’elprit ; mais il y reftoit peu de traces des
principes moreaux. Il fembloit moins un peuple
peu avancé , qu’une nation dégénérée. C etoient
des hommes qui , d’un gouvernement réglé ,
étoient pallés à une efpece d’anarchie , ëc qui
le iivroient fans frein aux mouvemens impétueux
que la nature donne dans ces climats.
Un caraétere fi corrompu ne changea rien
aux vues de la compagnie fur Java. L’obftacle
qu’y pouvoient mettre les Anglois alors en poflef-
fion d’une partie du commerce de cette ifle, fut
bientôt levé. La foiblefie de Jacques I , 8c la cor¬
ruption de fon confeil rendoient les Anglois 11
timides , qu’ils fe lailferent fupplanter fans faire
des efforts dignes de leur courase. Les naturels
du pays privés de cet appui le laifferent aflervir.
Ce fut l’ouvrage du teins & de fa dre fie : mais il
faut le dire ; la perfidie , la cruauté furent auffî
les moyens qu’ernployerent les Hollandois.
Le gouvernement de Lille qui avoir pour unique
bafe Ses loix féodales, fembloient appeller la dif-
corde. On arma le pere contre le fils, le fils contre
le pere. Les prétentions du foibie contre le fort ,
du fort contre le foibie , furent appuyées fui van r
les circonftances. Tantôt on prenoit îe parti da
monarque , 8e tantôt celui des v diaux. Si quel-
philofopkique ô politique.
qu'un montrent fur le trône des talens redouta¬
bles , on lui fufeitoit des concurrens. Ceux que
l'or ou les promefles ne féduifoient pas étoient
fubjugués par la crainte. Chaque jour amenoic
quelque révolution , toujours préparée par les
tyrans , & toujours à leur avantage. Ils fe trouvè¬
rent enfin les maîtres des portes importans del’in-
téneur , ôc des forts bâtis fur les côtes.
L'exécution de ce plan d’ufurpation n’étoit enco*
re qu’ébauchée, lorsqu’on établit à Java un gou¬
verneur qui eut un palais, des gardes, un exté¬
rieur impofant. La compagnie crut devoir s’écarter
des principes d’economie qu’elle avoit fuivis juf-
qu’alors. Elle étoit perfuadée que les Portugais
avoient tiré un grand avantage delà cour brillante
que tenoient les vice-rois de Goa ; qu’on devoit
éblouir les peuples de l’orient pour mieux les
fubjuguer ; Ôc qu’il falloir frapper l’imagination
ôc les yeux des Indiens , plus aifés à conduire par
les fens que les habitans de nos climats.
Les Hollandois avoient une autre raifon pour
fe donner un air de grandeur. On les avoit peints
à PA fie comme des pirates, fans patrie, fans
loix ôc fans maître. Ce qu’ils avoient dit pour
faire tomber ces calomnies n’avoit pas réulîî
dans des régions foumifes au defpotifme , ôc qui
n’a voient, ni ne pouvoient fe former aucune idée
d’un gouvernement populaire. Ils propoferent a
plufieurs états voifins de Java d’envoyer des
ambafladeur au prince Maurice d’Orange. L’e¬
xecution de ce projet leur procura le double
avantage d’impofer aux Orientaux , ôc de flatter
l’ambition du Stadhouder , dont la protection
leur étoit néceflaire pour les raifons que nous
allons dire.
Lorfqu’on avoir accordé à la compagnie fora
Hiftoire
privilège exclufif , on y avoit allez mal-à-pro¬
pos compris le détroit de Magellan , qui ne devoir
avoir nen de commun avec les Indes orientales,
licite Lemaire , un de ces négocians riches & en-
trep: enans , qu on devroit regarder par-tout com¬
me les bienfaiteurs de leur patrie , forma le pro¬
jet de pénétrer dans la mer du fud par les terres;
auftrales, piufque la feule voie connue alors pour
y arriver étoit interdite. Deux vaiffeau» qu’il ex¬
pédia paflerent par un détroit qui depuis a porté
fon nom , fituc entre le cap de Horn 8c Pille des
Etats, 8c furent conduits par les événemens à
Java. Ils y furent confifqués , 8c ceux qui les mon¬
taient envoyés prifonniers en Europe.
Cet a Ctt de tyrannie révolta les efprits déjà
prévenus contre tous les commerces exclufifs. Il
partir abfurde , qu’au lieu des encotiragemens que
mentent ceux qui tentent des découvertes , un
état purement commerçant mit des entraves à leur
induftrie. Le monopole que l’avarice des particu-
liers fouffiroit impatiemment , devint plus odieux »
quand la compagnie donna plus d’étendue qu’el¬
les n en dévoient avoir , aux concédions qui lui
avoient ete faites. On fentoit que Ion orgueil &c
&n crédit augmentant avec fa puiflànce , les
interets de la nation feroient facrifiés dans la
fuite aux intérêts , aux fantaifies même de ce
corps devenu trop redoutable. Il y a de lap-
parence qu il auroit fiiccombe fous la haine pu¬
blique , 8c qu’on ne lui auroit pas renouvellé fon
privilège qui alloit expirer , s’il n avoir été fou-
tenu par le prince Maurice , favorifé par les étacs-
généraux , 8c encouragé à faire tête à l’orage par
la confiftance que lui donnoit fon établiflement
de Java.
Quoique divers mou ve mens , plufiçurs guerres.
philofophique & politique. jty
quelques confpirations ayent troublé la tranquil¬
lité de cette ifle , elle ne lai(Te pas d’étre aflu-
jettie aux Hollandois de la maniéré dont il leur
convient qu’elle le foit.
Bantam en occupe la partie occidentale. Un
de fes monarques qui avoir remis la couronne
à fon fils , fut rappellé au trône par fon inquié¬
tude & par une faCtion puiflante. Son parti pré*
valut par la protection que lui accordèrent les
Hollandois } mais il fe trouva hors d’état de payer
à fes protecteurs les fournies immenfcs auxquel¬
les ils faifoient monter les fecours qu’ils lui
avoient fournis pour foutenir la guerre. Cette
impoflibilité le força de fe mettre dans leur
dépendance, en leur accordant un commerce
exclufif dans fes états. Elle eft fi entière, qu’un
de fes fuccefleurs fut envoyé en 1749 en exü i
Amboine par les intrigues de fa femme , qui
obtint du confeil de Batavia le fceptre pour un
de fes parens qu’elle efpéroit de gouverner. Les
peuples mécontens de cette difpofition fe fou-
leverent; mais on les battit. Pour achever cepen¬
dant de les calmer , on éloigna la reine &: fon
favori : on plaça fur le trône un prince de la
famille royale banni depuis long-tems à Ceylan.
La compagnie maintient cette autorité avec trois
cens foixante-huit hommes diftribués dans deux
mauvais forts , dont l’un fert d’habitation à fon
gouverneur , &: l’autre de palais au roi. Cet éta-
blidement ne lui coûte que cinquante mille flo¬
rins , quelle rerrouve fur les marchandées qu’elle
y débite. Elle a en pur bénéfice ce qu’elle peut
gagner fur trois millions pefant de poivre qu’on
s’eft obligé de lui livrer à douze florins feize
fols le cent.
G eft peu de chofe5 en comparaifon de ce
* ^ ^ Hijîoire
que la compagnie retire du pays de Tjàribon ;
qu elle a réduit fans efforts , fans intrigue 3c fans
depenfe. A peine les Hollandois s’étoient-ils éta¬
blis a Java, que le fultant de cet état refïerré ,
rnais tres-fertile, fe mit fous leurprotedion , pour
éviter le joug d’un voifm plus puifïant que lui. II
leur livre annuellement mille laft de ris à trente-
huit florins huit fols le laft : chaque laft pefe trois
mille trois cens livres * un million pefant de lucre ,
dont le plus beau eft paye flx florins quatorze fols
<Sc demi le cent : un million deux cens mille
livres de caffe a deux fols la livre : cent quintaux
de poivre à deux fols un tiers la livre ; cette cul¬
ture ne fait que de naître : trente mille livres
de fil de coton , dont le plus beau n’eft payé que
quatorze fols la livre : fix cens mille livres d’are-
que a üx florins le cent* Quelques injuftes que
foient ces prix , ils n’ont jamais mis les armes à
la main du peuple de Tjeribon, le plus doux,
le plus civilifé de rifle. Cent Européens fuffifent
pour le tenir dans les fers. La dépenfe de cet
établiflement ne monte pas au deflus de vingt
mille cinq cens florins qu’on gagne fur les toiles
qu’on y porte.
Il eft plus difficile de maintenir dans la dépen¬
dance l’empire de Mataran ou de Java, qui don¬
nait autrefois des loix à toute Me. On cher-
ehoit les moyens de l’aflervir % lorfque la mort
de fon fouverain excita l’ambition de plufieurs
concurrens. La compagnie favorifa le plus inca¬
pable : elle le plaça fur le trône : elle choifït le
lieu où il devoit fixer fa cour, 3c s’aflura de lui
par une citadelle , par une garde qui n’avoit de
fondion apparente que celle de veiller à fa confer-
vation. Après toutes ces précautions , elle fe fit
un art de l’endormir dans le fein des voluptés
philof ophique & politique .
4'amiifer ion avance par des prélens , de flatter
fa vanité par des ambalïades éclatantes. Depuis
cette époque > le prince de fes iuccefleurs , aux¬
quels on a donné une éducation convenable au
rôle qu’ils doivent jouer, n ont été que les vils
inftrumens du delpotiime de la compagnie. Elle
n’a befoin pour le foutenir que de trois cens cava¬
liers de de quatre cens foldats , dont l’entretient ,
avec celui des employés , coûte trois cens quatre-
vingt mille florins.
On eft bien dédommagé de cette dépenfe par
les avantages qu’elle allure. Les ports de cet étar
font devenus les chantiers où Ton conftruit tous
les petits bâtimens , toutes les chaloupes que la
navigation de la compagnie occupe. Elle y trouve
toutes les boiferies néceflaires pour fes diftérens
établiflemens de l’Inde , de pour une partie des
colonies étrangères. Elle y charge encore les pro¬
ductions que le royaume s'efl: obligé à lui livrer ,
c eft-a-dire , cinq mille laft de ris à vingt- quatre
florins le laft j tout le fel qu’elle demande à qua¬
torze florins huit fols le laft ; cent mille livres de
poivre à neuf florins douze fols le cent ; tout
l’indigo qu’on cueille à un florin & demi la livre j
le cadjang dont fes vailleaux ont befoin à trente-
huit florins huit fols le laft j le fllde coton depuis
fix jufqu a quinze fols la livre , fuivant fa qualité j
le peu qu on y cultive de cardamome à un prix
honteux. r
L îfle de Madure qui n’eft leparée des ports du
Mataran que par un canal étroit y eft forcée par
une garnifon de quinze hommes d’y livrer fou
ris a un prix très-foible. Elle éprouve ainfi que
les autres peuples de Java une vexation plusodieufe
encore. Les commis de la compagnie fe fervent
4e fauffes mefures3 qui grolliflent la quantité de
if o Hifîoire
denrées qu’on doit fournir. Cette infidélité dont
ils profitent feuls , n'a pas été punie , 8c rien ne
fait efpérer qu’elle puitle l’être un jour. Il n’y a
dans Tille de Java que le pays de Balambourgqui
ne foit pas expofé à ces iniquités. Les Hoilan-
dois qui l’ont dédaigné parce qu’il ne fournifioit
point d’objet de commerce, n’y ont formé au¬
cune liaifon.
Du refte , la compagnie contente d’avoir dimi¬
nué l’inquiétude des Javanois , en fappant peu-
à-peu les mauvaifes loix qui Tentreterioient , de
lès avoir forcés à quelque agriculture , de s’être
aüiiré d’un commerce entièrement exclufif, n’a
pas cherché à acquérir des propriétés dans l’ifle.
Tout fon domaine fe réduit au petit royaume de
Jacatra. Les horreurs qui accompagnèrent la con¬
quête qu’en firent les Hollandois , 8c la tyrannie
qui la fui vit en firent un défert. Il refta inculte. Les
deux derniers généraux Jmohff 8c Mo (Tel frappés
de ce défordre , ont cherché à y remédier. Pour
y réufiir , ils ont vendu à des Chinois , à des
Européens, pour un prix léger, les terres que
l’oppreflion avoir mifes dans les mains du gou¬
vernement. Cet arrangement n’a pas produit tout
le bien qu’on s’en étoit promis. Les nouveaux
propriétaires n’ont guere hazardé fur leurs habi¬
tations que des troupeaux, dont ils trouvent un
débit facile , sûr 8c avanrageux. On fe feroit li¬
vré a la culture , qui demande plus de foins ,
d’avances 8c de bras , fi la compagnie n’exigeoit
pas qu’on lui livre les denrées aux mêmes prix
qu’elle les paye dans le refte de Tifle. Dans le
tems ou nous écrivons , toute la population fe ré¬
duit à cent cinquante mille efclaves diriges par
un petit nombre d’hommes libres. Leurs fueurs
fournirent deux millions pefant de cafté , cenr
philofophique ô politique. i y j
cinquante mille livres de poivre, vingt-cinq mille
livres de coton , dix mille livres d’indigo , dix
millions de fucre , & fix mille leggers d’areque.
Les deux derniers objets ont été poulies avec plus
de vivacité que les autres , parce que les parti¬
culiers pouvant les acheter & les exporter , les
payent vingt pour cent plus cher que la compa¬
gnie.
Ces produits , ainli que tous ceux de Java ,
font portés à Batavia , bâtie fur les ruines de l’an¬
cienne capitale de Jacatra.
Une ville qui devenoit un entrepôt fi confi-
dérable a dû s’embellir fuccellivement. Elle eft
bien bâtie. Les maifons , fans être magnifiques,
font agréables , commodes & bien meublées. Ses
rues font larges , tirées au cordeau , bordées de
grands arbres , percées de canaux , & toujours
propres , quoique la crainte d'augmenter la cha¬
leur par la réverbération ait fait prendre le parti
de ne les point paver. Tous les édifices publics ont
de la grandeur • & la plupart des voyageurs re¬
gardent Batavia comme une des plus belles villes
du monde.
La population , en y comprenant celle des faux-
bourgs & de la banlieue , ne pâlie pas cent mille
âmes. Les elclaves en forment la plus grande par¬
tie. On y voit aufii des Malais , des& Javanois ,
des Macafiars iibres, allez parefieux , & des Chi¬
nois qui exercent prefque exclufivement tous les
métiers , & conduisent tontes les manufaéf ures.
Il peut y avoir dix mille Européens. Quatre mille
d entr eux nés dans 1 Inde ont dégénéré à un point
qu’on a pente à croire. Cette étrange dégrada¬
tion peuc erre attribuée à l’ulage généralement
reçu , d abandonner leur éducation à des efclaves.
La corruption de Batavia a été exagérée. Les
ï 9 2. Histoire
moeurs n’y font pas plus libres que dans Us autres
établiflemens que nous avons formés en Afie. On
y boit à la vérité beaucoup : mais le nœud du ma¬
riage y eft fort refpe&é. 11 n y a que des hommes
fans engagement qui fe permettent d’avoir des
concubines , le plus fouvent efclaves. Les prêtres
avoient cherché à rompre le cours de ces liaifons
toujours obfcures , en refufant de baptifer les
enfans qui leur dévoient le jour : ils font devenus
plus traitables , depuis qu’un charpentier de la
compagnie qui vouloir que fon fils eut une reli¬
gion 5 fe mit en difpofition de le faire circoncire.
Le luxe a fait plus de réfiftance encore que
le concubinage. Les femmes qui ont toutes l’am¬
bition de fe diftinguer par la nchefîe des habits ,
par la magnificence des équipages , pouffent à
l’excès ce goût pour 1 éclat 8c pour le faite. Elles
ne fortent jamais qu’avec un cortege nombreux
d efclaves > traînées dans des chars magnifiques 5
ou portées dans des fuperbes palanquins. Leurs
xobes font d’un riffu d’or ou d’argent , ou de beaux
fatins de la Chine , avec des roieaux d’or pour
bordure. Leur tête eft chargée de perles , de dia-
mans 8c d’autres pierres précieufes. Le gouverne¬
ment voulut en 1758 modérer ces profufions >
en proportionnant l’état au grade. Ses réglemens
furent reçus avec mépris : ou on les éluda, ouonfe
fournit à une amende , 8c il ne fe fit aucun change¬
ment. C’eût été en effet une étrange Angularité 5
que l’ufage des pierreries fût devenu étranger au
pays même où elles naiffent , <5c que les Hol«
îandois euffent réulîî à régler aux Indes un luxe
qu’ils en apportent pour le répandre , ou pour l’aug¬
menter dans route l’Europe.
La chaleur qui devoir être naturellement excef-
fiVQ à Batavia ? y eft tempérée par un vent de
mer
t
ptiilofopfiiqiié & politique. 1
tner fort agréable , qui s’élève tous les jours à
dix heures, 8c qui dure jufqu’à quatre. Les nuits
iont rafraîchies par des vents de terre, qui tombent
à l’aurore. Peut-être les vapeurs d’un fol maréca¬
geux y peuvent-elles altérer la falubrité d un ciel
pur & ferain. On n’y voit pas cependant beau¬
coup de maladies. La mortalité qui régné parmi
les foldats 8c les matelots doit être plutôt attri¬
buée à la débauche , à la mauvaife nourriture 8c
à la fatigue , qu’aux intempéries du climat.
Rien n’eft plus agréable que les environs de \&
ville, à7 une ou deux lieues. La campagne y efk
couverte de maifons riantes, de bofquets'qui don¬
nent un ombrage délicieux , des jardins fort ofnés
& de très* bon goût. Il eft du bon air d’v vivre
toute l’année ; 8c les gens en place ne vont à. Bata¬
via que pour les affaires du gouvernement. Ces
retraites charmantes dévoient autrefois leur tran¬
quillité à des forts placés de diftance en diftance,
pour arrêter lescourfes des Javanois. Depuis que
ces peuples ont contradé l’habitude de fefdava-
ge ces efpeces de redoutes ne fervent que de
quartier de ra frai chiffe ment aux recrues qui arri¬
vent fatiguées par un long voyage*,
Batavia eft fituée dans l’enfoncement d’une
baye profonde , couverte par plufieurs ifles de
grandeur médiocre , qui rompent l’agitation de
k mer. Ce n’eft proprement qu’une rade ; mais
on y eft en sûreté par tous les vents & dans toutes
les faifons y comme dans le meilleur port. Le feul
inconvénient qu’on éprouve y c’eft la difficulté
d aller dans les gros tems à bord des vaiffeanx
obligés de mouiller à une affez grande diftance.
Les batimens reçoivent les réparations dont ils
ont befoin dans la petite ifle Donruft , qui ,.
qMoiqu’éloignée de deux lieues & demie, eft une
Tome L jq.
î 94 H i fi o Ire
de celles qui contribuent le plus â la bonté de îa
rade. C’eft un excellent chantier, bien fortifié ,
qui n’eft jamais lans trois ou quatre cens char¬
pentiers Européens, 8c où la facilité des charge-
mens a fait former les magafins des groffes mar¬
chandées qu’on deftinc à être exportées. Une ri¬
vière affez conlidérable qui, après avoir fertilifé
le s terres & embelli Batavia , le jette dans la mer ,
fert à la communication des vaiffeaux avec la ville,
& de la ville avec les vaiffeaux. Les Allégés qui
formoient autrefois cette liaifon , pouvoient tirer
environ douze pieds d’eau : elles font réduites à la
moitié. Des fables 8c des immondices ont formé
un banc qu’on ne peut pas laiffer accroître fans fe
jetterdans des embarras , dans des dépendes fort
conlidérablcs. L’importance de Batavia, ce chef-
lieu des colonies Hollandoifes, mérite bien qu’on
s’occupe férieufement de tout ce qui peut foutenir
l’éclat 8c l’utilité de fa rade. Elle eft la plus con-
fidérable de l’Inde.
On y voit aborder tous les vaiffeaux que la
compagnie expédie d’Europe pour l’Afie , & à
l’exception de ce qui part directement de Bengale
8c de Ceylan ; ils s’y chargent en retour de tous
les objets qui forment ces riches ventes qui nous
caufent tant de furprife 8c d’admiration.
Les expéditions pour les différentes échelles
de l’Inde ne font guère moins confîdérables , le
font peut-être davantage. On y emploie les bâti-
mens Européens durant le féjour force qu’ils font
réduits à faire dans ces mers éloignées.
Cette double navigation a pour bafe celle qui
lie tous les établiffemens Holîandois avec Bata¬
via. Ceux de l’effc , à raifon de leur fituatiojn^
de la nature de leurs denrées & de leurs befoins ,
y entretiennent des lifffons plus vives que les au-
, i , . & politique. îf)ç
très. Il faut à tous des paffèports. Les bâtimens
particuliers qui régligeroient cette précaution
imaginée pour empêcher les verfcmens f.muiu leux,
feroient failis par des chaloupes quirroifent con¬
tinuellement dans ces parages. Lorfqu’üs font
arrivés a leur deftination , ils livrent à la com¬
pagnie celles de leurs productions dont elle s’cft
réfeivéle commerce exclufif, & vendent les autres
a qui bon leur femble. La traite des cfclaves for¬
me une des branches principales de ce dernier
commerce : on en porte au moins ftx mille tous les
ans des deux lexes a Batavia, defîincs au iervice
domeftique , au travail des terres, des manufac¬
tures, & à partager la couchedcs Chinois. qui ne
peuvent ni amener, ni faire venir aucune femme
de leur patrie.
Ces importations font groffies annuellement
par celles d’une douzaine de jonques Chinoifes
parties d’Aymuy, de Limpo & de Canton. Leur
■charge peut valoir un million & demi de florins;
eile conflüe en porcelaines, en étoffe de foie &
de coton qui fe confomment à Batavia & dans
les autres colonies Hollandoifes ; en foies écru-s
que la compagnie acheté, fi elles forment un objet
un peu confidérable : lorfqu’il y en a peu , elLs
font vendues a ceux qui veulent'les faire palfer à
Macaffar, a Sumatra , où on en fait des pagnes
pour les grands : en thé, dont la compagnie fe
chargeoit autrefois , mais qui eft abandonné au-
jOUid , Particuliers ; ils l’en vovent en Fmo-
pe, ou il eft vendu par la compagnie , qui retient
quaiante pour cent pour fon droit de fret : ce
tneett communément mauvais, & de la derniers
quinte , en camphre : le camphre eft une fubftance
olanche tramparente, volatile, irvflamraabl.
d un goût amer & piquant ; "
A
. ^
te pa r o 1 1 co m p oi.ee
* ~ z
N
i$6 Hiftoîre
d’une terre fort fubtile , & cîe fort peu d’eaux
celui qu’on tire de Bornéo & de Sumatra eft une
gomme que jette le vieux camphrier , dans ccs
deux iiles feulement. Il eft fi rare & fi cher ,
que les Chinois & les Japonais qui le regardent
comme le premier des rcmedes, rachètent jufqu’à
quatre cens florins la livre. Le camphre que les
Chinois portent à Batavia eft tiré des racines de
l’arbre qu’on a fait bouillir dans l’eau : les Gen¬
tils s’en fervent dans toute h A fie pour les feux
d’artifices qui y font communs; & les Maho-
inctans le mettent dans la bouche de leurs morts
lorfqu’ils les enterrent : on en transporte en Hol¬
lande , le fcul pays de l’univers où jufqu’ici on
ait fu le rafiner : il fe re'nand delà dans toute
l’Europe , où il eft employé quelquefois dans la
médecine , & très- fréquemment dans la chirur¬
gie : mêlé avec de l’effence de mirrhe 8c d’aloès,
il eft excellent pour arrêter le progrès de la can-
grene, la carie des os, ou pour déterger les plaies.
Les longues qui , indépendamment des objets
dont on a parlé, portent deux mille Chinois
amenés régulièrement à Java par l’efpérance d’y
faire fortune , s’en retournent avec des nerfs de
cerfs , & des nageoires de requin , dont on fait
un mets très-déheat à la Chine. Elle reçoit de
plus à Batavia du tripam , dont elle prend tous
les ans deux mille picles. Chaque picle qui pefe
cent vingt -cinq livres , fe vend de fix à vingt
florins , fuivant fa qualité. Le tripam eft une
cfpece de champignon qui a la forme d’un cer-
velat. Sa rondeur & fa noirceur décident de fa
perfection. Il ne croit qu’à deux pied de la mer
fur les roches ftériles des ifles de l’Eft & de la
Cochinchine, d’où il eft porté à Batavia avec ces
nids fi renommés dans tout l’orient qu’on trouve
philofophîque & politique. i p7
3ans les mêmes lieux. Le picle de cette derniere
marchandée fe vend de fept à quatorze cens flo¬
rins; & les Chinois en emportent mille picles. Ces
nids , de figure ovale , d’un pouce de profondeur „
de trois pouces détour, & du poids d’environ une
demi-once , font l’ouvrage d’une efpece d’hiron¬
delle , qui a la tête , la poitrine, les aîles d’un
beau bleu , & le corps d un blanc de lait. Elles les
compofe de fiay de poifTon , ou d’une écume
gluante que 1 agitation de la mer fo~me autour
des rochers ^auxquels elles les attache par le bas
de par le cote. .Afîaifonnes de fel 8c d’epiceries,
c’eft une gelée nourriiïante , faine 6e délicieufe
qui fait le plus grand luxe de la table des orien¬
taux Mahométans. Leur délicateffe dépend de leur
blancheur. Les oifeaux ne font pas bons ; 8c on fe
garde bien de fe priver du fruit de leur induftrie ,
en les prenant, ouenlesfaifantpérir. Les Chinois
emportent auflî du câlin Ôc du poivre , quoique
la compagnie s’en foit réfervé l’exportation. Ses
principaux agens jugent pour leur avantage, que
cette extraction n eft nullement nuifible au corps
qui leur a confié fes intérêts.
Le trafic des Chinois à Batavia leur vaut ,
putre les marchandifes qu’ils en exportent , une
folde en argent. Cette richeffe eft groflle par les
femmes confidérables que les Chinois établis à
Java font paffer à leurs familles , & par celles
qu emportent avec eux ceux qui, contcns de
leur fortune, s’en retournent dans leur patrie
qu ils perdent rarement de vue.
Les Européens ne lent pas aufil bien traités à
Batavia que les Chinois. On n’y reçoit comme
negocian s que les Efpagnols. Ils viennent de Ma¬
nille avec de 1 or, qui eït une production de l’ifle
A A t T A A / 1 . 1 * t 1 .-v 1 ./-a
meme
avec de la cochenille 8c des piaft
N
res an-*.
JL
2
y
portées du Mexique. Ils reçoivent en échange
des toiles pour eux & pour Accapulco , de la
cannelle, dont biffage du chocolat qui efl: généra!
dans le nouveau monde , a extrêmement étendu
la confommation. Depuis que les Anglois <3 c les
François ont pris la route des Philippines , la
première branche de ce commerce eft fort tom¬
bée : la derniere a fouffert de l’altération en 175*9.
Jurqu’alors on avoit livré aux Efpagnols la can¬
nelle à un prix allez modère : à cette époque , on
voulut la leur vendre îe prix qu’elle valoit en
Europe, Cette nouveauté mit de la froideur entre
les deux colonies. Les fuites de cette brouillerie
ne nous font pas connues.
Ce que nous favons , c’èft que les F rançois ne
vont guere à Batavia que pendant la guerre. Ils
y prennent duris fk de l’arrak pour leurs vaifféaux,
pour leurs établiffemens, qu’ils payent avec de l’ar¬
gent , ou en lettres de change.
Les Anglois s’y montrent davantage. Tous
ceux de leurs va i fléaux qui vont d’Europe en
Chine, y relâchent, fous prétexte de renouvelîer
leur eau, mais en effet, pour fc défaire de leur
pacotille , qu’ils ne vendaient pas au terme de
leur voyage Elle cil compofée de draps , de quin-
quaillerie , de miroirs , d’armes , de vin de Made-
re „ d’huile de Portugal, & de beaucoup d’autres
choies qiffls donnent à bien meilleur marché que
la compagnie. Ils en tirent quatre ou cinq cens
mille florins, qu’ils emploient à la chine à fê¬
lai re une nouvelle pacotille. Ils préféroient d’être
payés avec du poivre & du câlin, fur le (quels ils
feraient encore un bénéfice ; mais les adminiftra-
teurs rfofent fe permettre cette infidélité , qui fe¬
rait du bruit. D’ailleurs , les Chinois qui tiennent
n ferme les douanes de Batavia nefavoriferôient
«
pfiilofophique & politique. *cr}
pas volontiers une contrebande, dont eux-mêmes
& les navigateurs de leur nation tirent de fi grands
avantages.
Outres les vaiffeaux d’Europe ü, on voit tous les
ans à Batavia trois ou quatre bâtimens Anglois
expédiés de différentes parties de l’Inde. Ils ont
tenté d’y vendre de l’opium & des toiles ; mais
ils ont été obligés de renoncer à une importation
trop contrarié par les intérêts particuliers pour
être foufterte. Leur commerce fe borne à acheter
du fucre , qu’ils répandent par-tout , & de l’arrak ,
dont il fe fait une confommation irnmenfe dans
leurs colonies. L’arrak eft une eau-de-vie faite
avec du ris, du firop , du fucre & du vin de
cocotier , qu’on laifïe fermenter enfemble , &
qu’enfuite on diflile. c’eft une des branches de
commerce que l’induftrie des Hollandois a enlevé
à la pareffe des Portugais. La manufacture del’ar-
rak établie originairement à Goa , a paffë en
grande partie à Batavia.
Cette ville leve fur toutes les marchandises
qu’ellelaifîe entrer ou fortir un droit de cinq pour
cent. Le produit de la douane eft affermé huit cens
Joixante-quatre mille florins. Il ne faudroit pas
-juger de l’étendue du commerce par cette réglé ,
qui pourtant eft conftamment la plus sure/ Les
gens en place ne paye que ce qu’ils jugent à
propos ; & la compagnie ne paye rien , parce
qu’elle fe payerait à elle-même. Quoiqu’elle foie
I\ comme ailleurs le plus grand négociant de rifle ,
le gain quseUe fait fur les productions propres à
Batavia n’en couvre pas les dépenfes , qui mon ¬
tent à trois millions de florins.
C’eft fans doute trop, quoique la ville foit le
fejour a un confeil qui donne des loix à tous les
mbiiiïemens de l’Inde 5 qui en dirige toutes les
Hïftoîre
•affaires. Il eft compofé du général , du directeur-
général, de cinq confeillecs ordinaires , & d’au
-petit nombre de confcillers extraordinaires, qui
xi ont point de voix , mais qui remplacent les
confeillers ordinaires morts, jufqu’à ce qu’il en
fait autrement ordonné.
C’eft la direction d’Europe qui nomme à ces
places. Quiconque a de l’argent eft parent ou
protégé du général, y peut arriver. Lorfque le gé¬
néral meurt, le diredeur 6c les confeillers ordi¬
naires lai donnent provifoirement un fuccefleur
cjui ne manque guere d’être confirmé. S’il ne
l’étoit pas, il n’entreroit plus au confeil; mais il
jouiroit de tous les honneurs qu’on accorde aux
généraux retirés..
Le général rapporte au confeil toutes les affai¬
res de l’ifie de Java , 3c chaque confeiller celles de
ïa province des Indes qui lui eft confiée. Le direc¬
teur a l’infpeétion de la caiffe & des maga¬
sins de Batavia qui verfent dans tous les autres
établiiTemens. Tous les achats, toutes les ventes
font de Ton reffort. Sa fignature eft indiipenfabic
4a ns toutes les opérations du commerce.
Quoique tout doive fe décider dans le confeil
à la pluralité des voix , il eft rare que le général
n’y foit pas abfolu. Il doit cette autorité à la pré¬
caution qu’il prend de n’y faire entrer que des
gens médiocres, & à l’intérêt qu’ils ont de lui
plaire pour l’avancement de leur fortune 3c de
leur créatures. Si dans quelque occafion il éprou-
•voit une réfiftance qu’il lui déplut trop , il fer oit
le maître de £uivr.e ion avis* en fc chargeant de
l’événement.
Le général comme tous les autres n’eft mis m
place que pour cinq ans. Communément il y
jette toute fa vie. On en a yu autrefois oui abdi?
philofophique & politique. zot
quoientks affaires pour -couler à Batavia des jours
paifibles; mais les dégoût que leur donnoient leurs
fuccefleurs ont fait réfoudre les derniers généraux
à mourir dans leur porte. Ils font la plupart trop
âgés pour pafler en Europe, où ils languiroient
/d’ailleurs dans une obfcurité qui les blefferoit-
Autrefois ils avoient une grande repréfentation.
Le général Jmhofï la fupprima comme inutile&
embarrafTante, .Quoique tous les ordres puiflent
ipifpirer à cette dignité , aucun militaire n’y eft
jamais parvenu , & on n’y a vu que peu de gens
de loi. Elle eft toujours remplie par des mar¬
chands , parce que l’efprit de la compagnie eft pu¬
rement mercantile. Ceux qui font nés dans l’Inde
ont rarement allez d’intrigue ou de talent pour y
arriver. Le général aétuel n’eft pourtant jamais
venu en Europe.
Les appointemensde ce premier officier font
médiocres. Il n’a que mille florins par mois , de
une fubfiftance égale à fa paye. La liberté qu’il a
.de prendre dans les magafins tout ce qu’il veut
au prix coûtant, & celle qu’il fe donne de faire
je commerce qu’il lui convient , font la meffire
de fa fortune. Celle des eonfeillers eft aufti tou¬
jours fort confidérable , quoique la compagnie ne
leur donne que deux cens florins par mois , Sc
des denrées pour une pareille fomme.
Le confeilne s’affemble que deux fois la femai-
•ne , à moins que des événemens extraordinaires
n exigent un travail plus fuivi. Il donne tous les
emplois civils & militaires de l’Inde , excepté ceux
d’écrivain & de fergent qu’on a cru pouvoir aban¬
donner fans inconvénient aux gouverneurs parti-
Jiers. Tout homme qui eft élevé à quelque porte ,
eft oblige de jurer qu’il n’a rien promis ni rien
4pnné pour obtenir la place. Cec ulage qui eft
ï®i Hijtoire
fort ancien , rend les faux fermens communs 7
ne met aucun obftacle à îa corruption.
Toutes les combinaifons de commerce , fans
èn excepter celles du cap de Bonne-efpérance ,
lotit faites par le confeil, Sc leréfultat en revient
toujours à fa connoiffance. Les vaiffeaux même
qui partent diredement de Bengale & de Ceylan ,
21e portent en Europe que les fadures de leurs car-
gailons. Leurs comptes comme tous les autres fe
Tendent à Batavia , où on tient le livre général
de toutes les affaires.
Le confeil des Indes n’eft pas un corps ifolé ni
indépendant. Il eft fubordonné à la diredion qui
fublifte dans les Provinces-unies. Quoiqu’elle foie
une dans toute la rigueur du terme, le foin de
vendre deux fois l’an les marchandifes eft partagé
entre les fix chambres intéreffées dans ce com¬
merce. Leurs opérations font proportionnées au
fonds qui leur appartient.
L’afïemblée générale qui dirige les opérations
de la compagnie eft comoofée des diredeurs de
toutes les chambres. Amfterdam en nomme huit,
la Zelande quatre , les autres chambres un cha¬
cune, St l’état un feul. On voit qu>Amfterdam
ayant la moitié des voix , n’a beloin que d’en
gagner une pour donner la loi dans les délibéra¬
tions où tout fe décide à la pluralité des fuffrages*
Ce corps compofe de dix>fept perfonnes, s’al-
Temble deux ou trois fois l'année , pendant fix ans
à Amfterdam , & pendant deux ans à Middel-
bourg. Les autres chambres font trop peu con-
lîdérabîes pour jouir de cette prérogative. L’ex¬
périence ayant appris que le fuccès dépendoit
fouvent du fecret, on imagina un peu après le
milieu du dernier liecle de choiftr entre les dix»
t députés quatre des plus éclairés pour les rçvê-
philofophique & politique. 20%
tir du droit de tout régler pour l’Europe & pour
les Indes, fans l’aveu de leurs collègues, fans
obligation même de les confulter.
Il eft vrai que le myflere de leurs operation;
& les fuites qu’il a eu ne peuvent pas être long-
tems caches. Les vailfeaux qui à la fin de l’été
reviennent en flotte , apportent régulièrement le
bilan de l’Inde. On le compare à celui d’Europe.
La balance générale de l’état de la compagnie eft
toujours rendue publique au mois demai. Chaque
intéreflé fait combien on a gagné ou combien on
a perdu. Le gain eft communément confidérable.
Les premiers fonds de la compagnie ne furent
que de fix millions quatre cens cinquante-neuf
mille huit cent quarante florins. Amfterdam en
fournit trois millions fix cens foixante-quatorze
mille neuf cens quinze : la Zelande un million
trois cens trente-trois mille huit cens quatre-ving-
deux : Delft quatre cens foixante & dix mille°:
Roterdam cent foixante & dix-fept mille quatre
cens : Horn deux cens foixante-fix mille huit cens
foixante- huit : Enchuifen cinq cens trente - fix
mille fept cens foixante 3c quinze.
Ce fonds fe divifa par fommes de trois mille
flor ins 5 qu on nomma aélions. Leur nombre Fut
de deux mille cent. Cependant depuis 1692, les
bénéfices fe divifent en deux mille cent trente.
A cette époque , la compagnie qui avoit toujours
été protégée par la maifon d’Orange , & qui avoir
encore befoin de fon appui, fitpréfent auStad-f
bouder du revenu de trente aâions.
Indépendamment des fommes immenfes que
les aeü* nnaires ont reçues , les fonds de la com-
rx 1 ^ m f* si I o, i- 1- A i n •
*
so4 Hiftolre
mille cinq cent florins. Elle en vaut moins actuel¬
lement.
Ce prix cju’qfî peut regarder comme le vrai
thermomettre de la fïtuation de la compagnie a
i ou vent varie. Des combinaifons plus ou moins
Jages , plus ou moins heureufes , des concurren¬
ces nouvelles , les evenemens inféparablcs d’un
commerce tres-etendu, la tranquillité ou les trou¬
bles de l’Inde auroient fuffi pour opérer des chan¬
geons alfe2. confidérables. Les diffenfions de
l’Europe ont eu cependant une influence bien
plus marquée.
Quoique les répartitions qui fe font fur le pied
de l’ancien capital n’ayent pas été toujours les
mêmes , on peu les évaluer une année dans l’au¬
tre à vingt pour cent. Un bénéfice fi confiJérable
doit avoir beaucoup enrichi les premiers proprié¬
taires des actions; les familles où elles -fe font
perpétuées ; mais pour ceux qui les achètent
aujourd’hui, ils retirent rarement plus de trois 8c
demi de l’intérêt de leur argent.
Les aétions fe vendent comptant ou a crédit
comme toutes les marchandifes. Les formalités
fe réduifent à fubftituer le nom de l’acheteur à
celui du vendeur fur les livres de la compagnie ,
feu! titre qu’ayent les actionnaires. L’avidité 8c
fefprit du commerce ont imaginé une autre
maniéré de prendre part à ce trafic. Des hommes
qui n’ont point d’aCiions à vendre, des hommes
qui n’en veulent pas acheter, s’engagent récipro¬
quement, les uns à en livrer, les autres à en
recevoir un nombre détermine, à un prix convenu
8c à un tems fixe. A cette époque , l’on fait la
balance de ce que les aétions ont été vendues
8c de ce qu’elles valent ; on lolde avec de l’ar¬
gent, & la négociafioî] eft finie, défit de gagner
philo fophiqtie & politique. loÿ
!a crainte de perdre dans ces fpéculations caufe
une grande fermentation dans les efprits. On
invente de bonnes ou de mauvaifes nouvelles;
on accrédite ou on combat celles qui fc répan¬
dent ; on cherche à furprendre le fecret des cours,
ou on acheté celui des miniftres étrangers. Ces
divers intérêts ont louvent troublé la tranquil¬
lité publique. Les chofes ont étéfouvent pouffées
ii loin , que la république sffift vue forcée de pren¬
dre des mefures pour arrêter l’excès de cet agio¬
tage. La plus efficace a etc , de déclarer que toute
vente d’aélions à terme feroit nulle , à moins qu’il
ne fut prouvé par les livres de la compagnie
que le vendeur dans le tems du marché en croît
propriétaire. Les gens d’honneur ne fc croyent
pas difpenfés par cette loi de tenir leurs engnge-
mens ; mais elle doit rendre y 2c elle rend en effet
ces opérations plus rares.
Elles le deviendroient encore davantage , fi
1 état des affaires etoit bien connu. Il eft démontré
qu a la clôture des livres en 175:1 , le capital de
la compagnie ne montoit aux Indes qu’à trente-
cinq millions cinq cens mille florins. La flotte
en chemin pour l’Europe coûtoit neuf millions
fix cens mille florins , 2c les vaiffeaux expédiés
pour l’Inde quinze cens mille. On devoit aux Indes
fept millions de florins ; 2c en Europe , on étoit
en arrière de onze millions deux cens mille :
par conféquent la fortune de la compagnie , fans
y comprendre les fortifications, ne s’élevoit pas
au deffus de vingt-huit millions quatre cens mille
florins.
Dans cette fomme , toute foible qu’elle étoit ,
il ne fe trouvoit que onze millions fept cens mille
florins en effets commerçâmes , c’eft-à-dire , en
argent comptant, en marchandées & en bonnes
- ° 6 Hifloirt
créances, Le furplus confiftoit en dettes deTefpê-
fées pour la valeur d’un million & demi de florins;
en provifions de bouche & en boiffons , pour
quatre millions; en canons de fonte pour fept
cens mille ; en canons de fer , en boulets 8c en
baies , pour deux cens cinquante mille; en fufils
8c en munitions de guerre, pour neuf cens mille;
en argenterie, pourcent mille; en efclaves, pour
cent cinquante mille ; en beftiaux & en chevaux ,
pour cent mille ; en bonnes dettes pafiives, pour
trois millions trois cens mille; en marchandifes
expédiées de différentes contrées de l’Inde pour
Batavia, pour cinq millions fix cens mille. Nos
calculs paroîtront juftes à ceux qui voudront pren¬
dre la peine de les vérifier.
Il refte à examiner quels bénéfices avec de iî
foibles capitaux la compagnie a le talent de Faire.
Ses gains , autant qu’il eft poffible de les fiuivre ,
montent annuellement à douze millions fept cens
mille florins ; mais fes dépenfes ordinaires dans
l’Inde montent à neuf millions trois cens mille
florins, à quinze cens mille en Europe , 3c fon
dividende à feize cens foixante-cinq mille. Par
conféquent il ne lui refie que deux cens vingt-cinq
mille florins pour faire face aux guerres , aux
incendies des magaflns , aux pertes des vaiffeaux ,
à tant d’autres malheurs que la prudence humaine
UG peut ni prévoir , ni empêcher.
Cette pofltiondoit paroîtrefi peu vraisembla¬
ble à ceux qui ne voyent les choies que de loin ,
que nous n’aurions jamais ofé en garantir la vérité,
fi nous n’avions fous nos yeux la correfpondan.ee
du général Moffel avec la direction. Ce négociant
habile, & le plus habile peut-être qu’on ait jamais
vu dans l’Inde, ne fait monter qu’à fix cens
paille florins ce que nous réduirons à deux cens
pîiilofophique & politique. 207
cinquante mille, & ilell acculé par les lup^rieurt
d’exagération.
Qu’on liippofe cependant que Moffel n’a rien
•enflé, tou jours fera- 1- il certain que la compagnie
■eft hors d’état de foutenir la moindre dépenfe
extraordinaire. De l’aveu du fage adminiftrateur
qui nous fert principalement de guide, on doit
le regarder comme un corps épuifé qui ne Te fon¬
dent que par des cordiaux. C’eft fuivant fon ex-
prelfion un vailfeau qui coule bas , & dont lafub-
merfîon eft retardée par la pompe.
Cette lîtuation défe'péréc qui réduira la com¬
pagnie à prendre fur fes capitaux, ou à diminuer
fon dividende au premier malheur qu’elle éprou¬
vera, doit avoir eu des caufes & de nrandes
caufes. Nous ferons nos efforts pour les démêler
après avoir développé la marche de la profpérité *
oe la puiffance , les plus fingulieres qui avent
peut-être jancais exifié. ^
Les Hollandois durent leurs premiers fuccès au
'bonheur qu’ils eurent de s’emparer dans moins
d un demi-fiecle de plus de trois cens vaiffeaux
Portugais. Ces bâtimens , dont les uns étoient
demnes pour l’Europe , & les autres pour diffé»
rentes echelles de l’Inde, étoicn.t chargés des dé¬
pouilles de l’Afie. Ces richeffesque les** équipages
avoientla probité de ne pas détournerà leu. pro
nt, formoient a la compagnie des retours tmtnen-
ies , ou fervoient à lui en procurer. De cette ma¬
niéré les ventes étoient fort confiderables , quoi-
que^les envois fuffent très-médiocres. 1
L’affoiblillement de la marine Portugal enhar-
uita attaquer les étabiiflemens de cette nation
f en tacihta extrêmement la conquête. On trouva
des fortereffes folidement bâties, munies d’une
artillerie nombreufe , approvifionnées de tout ce
1 0
qu’un gouvernement vainqueur & de riches DP"
ticuüers avoient dû naturellement raffembler.
Pour iugerfainem'ent de cet avantage, il ne faut
que faire attention à ce qu’il en a coûté aux au¬
tres: peuples pour obtenir la permiffîon de fe fixer
où leur intérêt les appelïoit , pour bâtir des mai-
fons , des magafins ,• des forts , pour acquérir l’ar-
rondiffcment nécelfaire à leur confervation ou à
leur commerce.
Lorfque la compagnie fie vit en poffe ffîon de
tant de riches, de tant de folides étabîiffemens
elle ne fe livra pas à une ambition trop vafte.<
C’eft fon commerce qu’elle voulut étendre &
non les conquêtes. On n’eut guere à lui repro¬
cher d’injuftiees que celles qui fembîoient nécef-
faires àfa puiffancc. Le fang des peuples de l’orient
ne couloir plus comme au tems où l’envie de
fe diftinguer par des exploits guerriers, par la
manie des converfions , par la vengeance , par le
point d’honneur & le brigandage , mettoient aux
Portugais les armes à la main.
Les Hollandois fembîoient être venus plutôt
pour venger, pour délivrer les naturels du pays',
que pour les fubjuguer. Ils n’eurent des guerres
contre eux que pour en obtenir des étabîiffemens
fur les côtes , & pour les forcer à des traités de
commerce. A la vérité ce n’étoit pas pour l’avan¬
tage de ces peuples, qui y perdoient même une
grande partie de leur liberté : mais d’ailleurs les
dominateurs plus humains que les conquérans
qu’ils avoient chafies, laiffoient ces Indiens fe
gouverner eux-mêmes , & ne les contraignaient
pas à changer leurs loix, leurs mœurs & leur
religion.
Par la maniéré de placer, de diftribuer leurs
forces ; ils furent contenir les peuples que leur
conduite
philosophique & politique. zoy
èonduice leur avoir d’abocd conciliés. A l’excep¬
tion de Cochin ôc de Malaca ? ils n’eurent fur
le continent que des comptoirs 8c des petits forts.
C’eft dans les ifles de Java & de Ceylan qu’ils
établirent leurs troupes & leurs magafins ; c’eft
delà que leurs vailleaux foutenoient leur autorité
8c protégeoi eut leur commerce dans le refte des
Indes. . ,
i H y étoit très-confidérable depuis que la ruine
des établiflemens Portugais avoient mis dans leurs
nifUtis les epiceries. Piles ont trouve un débit plus
ou moins étendu fuivant les circonftances. Actuel¬
lement on vend chaque année cent cinquante
mille livres de girofle dans les Indes , & trois'
cens cinquante mille en Europe ; le prix en eft
également fixé dans les deux mondes à cens fols
la livre. Quoique les Hollandois ne la payent que
quatre fols quelques deniers la livre , elle leur
revient à quarante-trois fols , à raifon des frais &
des non - valeurs. L’Inde ne confomme que cent
mille livres de mufeade , & l’Europe en con-
fomme deux cens cinquante mille. On ne l’acheté
pas tout-à-fait , un fol la livre 5 & les dépenfeé
néce flaires la font monter à vingt-cinq'. Elle eft:
vendue foixante - quinze fols en deçà du Cap ,
& cinquante-fix feulement au delà ; cette diffé¬
rence n’infpirera à aucun navigateur la tentation
de nous apporter de la mufeade , pàrcé que les
noix qu’on reprend dans l’Afiefont maigres , man¬
quent d’huile, & fe corrompent fouvent. Dix mille
livres de macis fuffifent pour l’approvifionnement
de l’Inde, & cent mille pour celui de l'Europe.'
La livre eft payée huit fols & un quart , revient
a cinquante-quatre , & eft vendue par - tout cent
vingt-huit. A l’égard de la cannelle , }a confom '
imtion n excede pas quatre cens mille livres en
Terne L "
a. i o Hiftoîre
Europe , & ne va pas dans l’Inde à deux cens mille ,
qu’on livre ptefqu’ entièrement à Manille pour
l’Amérique Efpagnole. La compagnie la vend
a&uellement par -tout cent cinq fols la livre ,
quoiqu’elle ne lui revienne pas à fix. La cannelle
qu’elle rebute comme trop groffiere , 8c qu’elle
ne paye pas, eft réduite en huile. On en fait des
préfens aux puiffances de l’Afie , qui ne 1 achete-
roient pas , 8c on en vend parmi nous environ
vingt livres, à vingt-cinq ou trente florins l’once*
Son parfum eft en même tems fi fort 8c fi agréa¬
ble , que l’ufage en deviendrait commun , peut-
être général , fi les Hollandois ne la tenoient à
un prix fi haut , parce qu’il leur eft plus avanta¬
geux de vendre en nature cette épicerie*
Nous ne finirons pas un article fi important 9
fans obferver qu’à mefure que les bénéfices de
la compagnie ont diminué , elle a augmenté le
prix des épiceries dans les Indes 8c en Europe*
Cette pratique mauvaife en elle - même n’a pas
nui , ou a peu nui à la vente du girofle 8c de la
mufcade , que rien ne pouvoir remplacer. Il n’en
a pas été ainfi de la cannelle. La fauffe a pris la
place de la véritable dans plufieurs marchés , 8c la
décadence de cette branche de commerce devient
tous les jours , deviendra encore dans la fuite plus
fenfible.
Ij^n’eft rien que la compagnie n’ait tenté pour
conferver le commerce exclufif du poivre qu’elle
eut quelque tems. Ses efforts n’ont pas eu un
fuccès entier ^ mais elle a réufli à maintenir une
grande fupériorité fur fes concurrens. Elle en dé¬
bite encore parmi nous cinq millions pefant, 8c
trois millions cinq cens mille dans l’Inde. Tout
calcul fait , la compagnie fe le procure à dix-
fiait florins le cent : elle nous le vend cinquante ^
* *
pJiîlofophique & politique. 2 1 E
& depuis vingt-quatre jufqu a trente-fix aux Afia-
îiques.
La plus grande partie des affaires de l’Inde de-
. voit tomber naturellement dans les mains des Hol-
îandois par la vente des épiceries. La née effité
de les exporter les aida à s’approprier beaucoup
d autres branches du commerce. Avec le tems ils
parvinrent à s’emparer du cabotage de l’Afiè com
™ üs étoient en poffeflion de celui de iw£
Ils occupoient à cette navigation un grand nom¬
bre de vaiffeaux & de matelots qui', fans rien
coûter a la compagnie , faifoient fa sûreté.
Des avantages fi décififs écartèrent long-tems les
nations qui auraient voulu partager le commerce
de ces régions éloignées , ou les firent échouer
Nous reçûmes les productions de ce riche pays
. es mal‘is desHollandois. Ils n éprouvèrent même
jamais dans leur patrie les gênes établies depuis
par-tout ailleurs. Le gouvernement inftruit que la
pratique des autres états ne devoir ni ne pouvoir
lui fervir de réglés , permit conftamment à la
compagnie de vendre librement & fans limitation
Les marchandées à la métropole. Lorfque ce corps
fut établi , les Provinces - unies n’avoient ni
manufactures , ni matières premières pour en le-
ver. Ce n’étoit donc pas alors un inconvénient
c croit plutôt une grande fagefTe , de permettre
aux citoyens ^ de les engager même à s’habiller de
toiles & des étoffés des Indes. Les différais genres
d înduftrie que la révocation de l’édit de Nantes
procura a la république , pouvoient lui donner
lidee de ne plus tirer de fi loin fou vêtement •
mais la paflion qu’avoir alors l’Europe pour les
modes de France, préfentant aux travaux des
réfugiés des débouchés avantageux , on n’eut
pas feulement la penfée de rien changer à l'ancien
O ^
a i z Hiftoire
ufage. Depuis qüe la cherté de la main d’œuvfe
qui eft une fuite néceffaire de l’abondance de de
l’argent a fait tomber les manufa&ures , de réduit
la nation à un commerce d’économie , les étoffes
de l’Afîe ont été plus favorifées que jamais. On
a fenti qu’il y avoit moins d’inconvénient à enri¬
chir les Indiens , que les Anglois ou les Fran¬
çois , dont la prolpérité ne fauroit manquer d’ac¬
célérer la ruine d’un état qui ne fe foutient que
par l’aveuglement , les guerres ou l’indolence des
autres puiffances.
Une conduite fi fage a retardé la décadence de
la compagnie j mais cette révolution eft enfin arri¬
vée par un concours de plufieurs caufes. La plus
fenfible de toutes a été cette foule de guerres qui
fe font fuccédées fans interruption.
A peine les habitans des Moluques étoient
revenus de l’étonnement que leur avoient caufé
les vi&oires des Hollandois fur ce peuple qu’on
regardoit comme invincible, qu’ils parurent impa¬
tiens du joug. La compagnie qui craignit les
fuites de ce mécontentement , fit là guerre au
roi de Ternate , pour le forcer à confentir qu’on
extirpât le girofle par-tout , excepté à Amboine.
Les infulaires de Banda furent tous exterminés ,
parce qu’ils ne vouloient pas être fes efclaves.
Macaffar qui voulut appuyer leurs intérêts, occupa
long-tems des forces confidérables. La perte de
Formofe entraîna la ruine des comptoirs de Tonkin
& de Siam. On fut obligé d’avoir recours aux
armes pour foutenir le commerce exclufif de
Sumatra. Malaca fut afliégé, fon territoire ravagé ,
fa navigation interceptée par des pirates. Negapa-
taii fut attaqué deux fois. Cochin eut à foutenir
les efforts des rois de Calicut de de Travancor.
Les troubles ont été prefque continuels à Ceylan *
philofophique & politique. z 13
anfïî firéquens 3c plus vifs encore a Java , ou Ion
n’aura jamais de paix folide , qu’en mettant un
prix raifonnable aux denrées qu’on en exige. 0a
a eu des démêlés fanglans avec une nation Euro¬
péenne dont la pu i Han ce augmente tous les jours
dans l’Inde , 3c dont le caradtere n’eft pas la
modération. Toutes ces guerres ont été ruineu-
fes , &: plus ruineufes qu’elles ne dévoient l’être ,
parce que ceux qui étoient chargés de les con¬
duire n’y vouloient voir qu’une occafion de s’en¬
richir.
Ces diiïenfions éclatantes ont été fuivies en
beaucoup d’endroits de vexations odieufes. On en
a éprouvé au Japon , en Chine , â Camboge , à
Arrakan , dans le Gange , à Achem , à Coro¬
mandel , à Surate , en Perfe , à Baffora , à Moka ,
dans d’autres lieux encore. On ne trouve dans la
plupart des contrées de l’Inde que des defpotes
qui préfèrent le brigandage au commerce , qui
n’ont jamais connu de droit que celui du plus
fort, 3c à qui tout ce qui eft pofiible paroît jufte.
Les bénéfices que faifoit la compagnie dans les
lieux où fon commerce n’étoit pas troublé , cou¬
vrirent long-tems les pertes que la tyrannie ou
l’anarchie lui occafionnoient ailleurs : les autres
nations Européennes lui firent perdre ce dédom¬
magement. Leur concurrence la réduifit à acheter
plus cher , à vendre meilleur marché. Peut-être fes
avantages naturels Pauroient-ils mife en état de
foutenir ce revers , fi fes rivaux n’avoient pris le
parti de livrer aux négocians particuliers le com¬
merce d’Inde en Inde, Par le commerce d’Inde
en Inde, il faut entendre les opérations nécef-
Paires pour porter les marchandifes d’une contrée
<Je l’Afie à une autre contrée de l’Afie ; de la Chi¬
ne ? de Bengale , de Surate 5 par exemple , aux
O $
1 * 4 , Hiftoirc
Philippines, en Perfe & en Arabie. C’eft par îe
moyen de cette circulation , & par des échanges,
multipliés que les Hollandois obtencient pour
rien , ou prefque rien les riches cargaifons qu’ils
portoient dans nos climats. L’adivité, l’économie*
l’intelligence des marchands libres chaflerent la
compagnie de toutes les échelles où la faveur
étoir égale. Son pavillon fe montra à peine dans
des rades où on voyoit jufqu a huit ou dix vaif-
feaux Anglois.
Cette révolution qui lui montroit fi bien la
route qu’elle de voit fuivre , ne 1 éclaira pas même
fur une pratique ruineufe en commerce. Elle avoir
contracté l’habitude de porter routes les marchan-
difes de l’Inde &. d’Europe à Batavia , d où on
les verfoit dans les diftérens comptoirs où la vente
en étoit avancageufe. Cet ufage occafionnoit des
frais , une perte de tems, dont l’énormité des
bénéfices avoit dérobé les inconvéniens. Lorfque
les autres nations fe livrèrent à une navigation
direéte , il devenoit indifpenfable d’abandonner
un fyftême , mauvais en lui-même* infourena-
ble par les circonftances. L’empire d’une vieille
habitude prévalut encore ; & la crainte que les em¬
ployés n’abufaflent de ce changement empêcha 5
dit-on5 la compagnie d’adopter une méthode donc
tout lui démontroit la nécefiité.
Ce motif ne fut vraifemblablement qu’un
prétexte qui fervoit de voile à des intérêts parti¬
culiers. L’infidélité des commis étoit plus que
tolérée. Les premiers avaient eu la plupart une
conduire exacte. Ils étoient dirigés par des ami-
raux qui parcouraient tous les comptoirs * qui
avaient un pouvoir abfolu dans blinde , 3c qui
àla fin de chaque voyage rendaient compte en
Europe de leur administration. Dès que le gou-
philo fophï que & politique. 1 i y
Vertiement eut été rendu fédenraire , les agens
moins furveilles Te relâchèrent. Ils Te livrèrent à
cette moletfe dont on contracte fi aifément l’habi¬
tude dans les pays chauds. On fe vit réduit à en
multiplier le nombre , 8c perfonne ne fe fit un
point capital d’arrêter un défordre qui donnoit aux
gens puifians la facilité de placer toutes leurs créa¬
tures. Elles paiToient en Ane avec le projet de faire
une fortune confidérabie & rapide. Le commerce
étoit interdit. Les appointemens étoient infuffi-
fans pour vivrez 8c il n’étoit pas polhble de s’en
faire payer dans l’Inde , fans perdre vingt-cinq
pour cent. Tous les moyens honnêtes de s enri¬
chir étoient ôtés. On eut recours aux maiverfa-
tions. La compagnie fut trompée dans toutes fes
affaires par des fadeurs qui n’avoient point d’in¬
térêt à les faire profpérer. L’excès du défordre fit
imaginer d’allouer pour tout ce qui fe vendroit ,
pour tout ce qui s’acheteroit , une gratification
de cinq pour cent , qui devoit être partagée en¬
tre tous les employés fuivant leurs grades. Ils fu¬
rent obligés à cette condition de jurer que leur
compte étoit fidele. Cet arrangement ne fubfifta
que cinq ans , parce qu’on s’apperçut que la cor¬
ruption ne diminuoit pas. On fupprima la grati-,
fication 8c le ferment. Depuis cette époque , les
adminiftrateurs mirent à leur induftrie le prix
que leur didoit leur cupidité.
La contagion qui avoit d’abord infedé les comp¬
toirs fubalternes , gagna peu-à-peu les principaux
établiffemens , 8c avec le tems Batavia même.
On y avoit vu d’abord une fi grande fimplicité 9
que les membres du gouvernement vêtus dans le-
cours ordinaire de la vie comme de fimples ma¬
telots , ne prenoient des habits décens que dans le
lieu même de leurs affemblées. Cette modelKe
04
1;
étoit accompagnée d’une probité fi marquée, qu*a*
syant i G 5 o , il ne s’étoit pas fait une feule fortune
remarquable } mais ce prodige inoui de vertu
pe pouvoir durer. On a vu des républiques guer¬
rières vaincre & conquérir pour la patrie , ôc
porter dans le trefor public les dépouilles des
nations. On ne verra jamais les citoyens d’une ré-
- publique commerçante amafler pour un corps
particulier de^l etat des nchefles dont il ne leur
revient ni gloire ni profit. L’auftérité des princi¬
pes républicains dut céder à l’exemple des peu¬
ples Afiatiques. Le relâchement fut plus fenfible
dans le chef-lieu de la colonie , où les matières
du luxe arrivant de toutes parts , le ton de magni¬
ficence fur lequel on crut devoir monter l’adminifi»
çration , donna du goût pour leschofes d'éclat. Ce
goût corrompit les mœurs * & la corruption des
mœurs rendit égaux tous les moyens d’accumuler
des richefles. Le mépris même des bienféances
fut pouffé fi loin 5 qu’un gouverneur général fe
voyant convaincu d’avoir pouffé le pillage des
finances au-delà de tous les excès , ne craignit point
de juPnfier fa conduite en montrant un plein pou¬
voir figné de la compagnie.
Pour comble de malheur , on n’établit pas des
réglés luffifantes pour juger la conduite des admi-
niftrateurs. Cela n'avoit point d’inconvéniens dans
les commencemens de la république , où les
mœurs étoient pures , frugales & aiifteres;. En gé¬
néral , on voit dans les établifieçnens Hollan-
dois que les loix ont été faites pour des tems ver¬
tueux, Il falloir d’autres loix pour d’autres moeurs.
Le défordre auroit pu être arrêté dans fon oriT
gine , s’il n’avoit dû faire les mêmes progrès en
Europe qu’en Afie. Mais comme un fleuve débordé
pule plus de limon qu’il ne groffiç fe$ eaux a lej|
philo fophique & politique: % i y
vices qu’entraînent les richefles croiflènt encore
plus que 1 es richefles mêmes. Les places de
direéteurs confiées d’abord à des négocians habiles
tombèrent dans la fuite dans des maifons puiiïan-
%cs , & s’y perpetuerent avec les magiftraturcs
qui les y ^voient fait entrer. Ces familles occu¬
pées de vues de poliriquç ou de foins d’adminiftra-
tion , ne virent dans les portes quelles arrachoient
à la compagnie que des émolumensconfidérables ;
Ja facilité de placer leurs parens , quelques - unes
même l’abus qu’elle pouvoir faire de leur crédit.
Les détails , les difcufiîons , les opérations les
plus importantes de commerce furent abandon¬
nées à un fecretaire qui , fous le nom plus impo-
fant d’avocat , devint le centre dç toutes les af¬
faires. Des adminiftrateurs qui ne s’aflembloient
que deux fois l’année , le printemps & l’automne ,
à l’arrivée & au départ des flottes , perdirent
l’habitude & le fil d’ un travail qui demande une
attention continue, ils furent obligés d’accorder
une confiance entière à un homme chargé par état
de faire l’extrait de t®utes les dépêches qui arri-
voient de l’Inde , & de drefler le modèle des
répondes qu’on devoit y porter. Ce guide quel¬
quefois peu éclairé , fotivent corrompu, toujours
dangereux, jetta ceux qu’il conduifoic dans des
précipices , ou les y laiffa tomber.
L’efprit de commerce eft un efprit dfintérêt , 5c
l’intérêt produit toujours la divifion. Chaque cham¬
bre voulut avoir fes chantiers , fes arfenaux , fes
magafins pour les vaiffeaux qu’elle étoit chargé
fl expedier. Les places furent multipliées, & les
infidelites encouragées par une conduite fi vicieufe.
Il n y eut point de département qui ne fe fit une
loi de fournir comme il en avoit le droit des mai-
oiandifes 3 en proportion de fes arméniens. Ces
i'if Hiftoire
marchandifes nétoient pas également propres pouf
leurs deftinations > & on ne les vendit point, ou
on les vendit mal.
Lorfque les circonftances exigèrent des fecours
extraordinaires , cette vanité puérile qui craint de
montrer de la foiblefle en montrant desbefoins,
empêcha de faire des emprunts en Hollande , où
on n’auroit payé qu’un intérêt de trois pour cent*
On en ordonna à Batavia où il coûtoit fix , plus
fouvent encore dans le Bengale, à la côte de Coro¬
mandel , où il coûtoit neuf 3c quelquefois beau¬
coup davantage* Les abus fe multiplioient de tou¬
tes parts.
Les états-généraux chargés d’examiner tous les
trois ans la fituation de la compagnie , de s’aflù-
rer qu’elle fe tient dans les bornes de fon oétroi ,
qu’elle rend juftice aux intérefles , qu’elle fait
fon commerce d’une maniéré qui n’eft pas préju¬
diciable à la république , auroient pu 3c dû arrêter
ce défordre. Quelle qu’en foit la raifon , ils ne
font fait en aucun tems. Cette conduite leur a
fait efluyer l’humiliation de voir les actionnaires
fe réunir pour conférer au dernier Stadhouder la
fuprême direction de leurs affaires en Europe &
dans les Indes, fans prévoir le danger qui pouvoir
réfulter de l’influence d’un chef perpétuel de l’état
fur un corps riche 3c puifTant. Cependant , à cette
époque , le dividende eft devenu plus fort , 3c
le prix des aétions plus confidérable. Une mort
prématurée a fait oublier le plan de réforme qui
avoit été dreflé. La néceflîté le fera reprendre ,
mais fans doute avec des précautions fages contre
1 abus de la puiflance qu’on a cru devoir reclamer.
On commencera par abandonner en Alie tous
les établiflemens qui ne font pas d’une néceflîté
indifpenfable , ceux même qui ne font que d’une.
philofophique & politique.
utilité médiocre. Il y auroit de la préfomption
à les indiquer. La compagnie ne doit pas manquer
d’adminiftrateurs allez éclairés pour la bien con^
duire dans un objet de cette importance.
Dans les comptoirs fubalternes que les interets
de fon commerce la détermineront à conferver *
elle détruira les fortifications inutiles * elle fuppri-
mera les confeils que le faite plutôt que la nécef-
iité lui a fait établir- elle proportionnera le nombre
de fes employés à l’étendue de fes affaires.
Ses colonies principales même feront réformées ^
& réformées avec plus de foin que les autres 9
parce que les abus qui s’y font gliffes y ont des
fuites bien plus funeftes. Il faudroit fur-tout con¬
gédier cette fouled’ouvriers, fermer ces immenfes
magafins qui fervent aux travaux , aux réparations»
Les malverfations des chefs 8c de ceux qui leur
font fournis font fi confidérables, qu’il y auroit
deux tiers à gagner à tout exécuter par entreprife.
Ces arrangemens purement intérieurs en amè¬
neront de plus confidérables. La compagnie établit
dès fon origine des réglés fixes ôc précifes dont iî
n croit jamais permis de s’écarter pour quelque
raifon, ni dans quelque occafion que ce put être.
Ses employés étoient de purs automates dont elle
avoit monté d’avance les moindres mouvemens.
Cette direétion abfolue &: univerfelle lui parut
néceffaire pour corriger ce qu’il y avoit de vicieux:
dans le choix de fes agens , la plupart tirés d’un
état obfcur, 8c communément privés de cette
éducation foignée qui étend les idées. Elle- même
ne fe permettait pas le moindre changement, 8c
elle attribuoit à cette invariable uniformité le fuc-
ces de fes entreprifes. Des malheurs allez fréquens
qu’entraîna ce fyftême ne le lui firent pas aban¬
donner 3 8c elle fut toujours opiniâtrement fidele
Pfijtoîre
à fon premier plan. Ce n etoient pas des prin*
çipes réfléchis qui la guidoient , c était une rou¬
tine aveugle. Aujourd’hui qu’elle ne peut plusfaire
impunément des fautes , il eft néceffaire qu’elle
^vienne fur fes pas. Il faut que laffe de lutter avec
défavantage contre les négocians libres des autres
nations , elle fe détermine à livrer le commerce
d’Inde en Inde aux particuliers. Cette heureufe
nouveauté rendra fes colonies plus riches Sc plus
fortes. Elle-même tirera plus de profit des droits
qu’on payera dans fes comptoirs , qu’elle n’en
tiroit des opérations languiffantes d’un commerce
expirant. T out , j ufqu’aux vailfeaux que leur vetufté
empêche de renvoyer en Europe , doit tourner à
fon avantage. Les navigateurs fixés dans fes éta-
hîiffemens , feront trop heureux de pouvoir s’en
fervir dans ces mers paifibles.
Peut-être la compagnie devrait - elle pouffer
fa réforme plus loin encore ? Ne lui conviens
droit-il pas d’abandonner aux particuliers le com¬
merce des toiles deftinées pour l’Europe ? Ceux
qui font inftruits de fes opérations favent bien
qu’elle ne gagne pas au-delà de trente pour cent
fur cet article , qui lui eft toujours vendu chère¬
ment par fes agens , quoiqu’il foit acheté avec
fon argent. Qu’on déduife de ce bénéfice les ava¬
ries, f intérêt de fes avances, les appointemens
des commis, les rifques de mer, & on trouvera
qu’il refte peu de chofe. Un fret de vingt pour
cent que les marchands libres payeroient avec
piaifir ne feroit-il pas plus avantageux à la com¬
pagnie ?
Libre alors des foins , des entraves que lui donne
ce commerce , elle ouvriroit fon port de Batavia
à toutes les nations. Elles y chargeraient les mar-
chandifes venues d’Europe , les denrées que 4
■ TC1--'7 v : ; '
v- ' - -V ■ V-.
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pîülofophique & politique, nï
compagnie obtient à bas prix des princes Indiens
avec lefquels elle a des traites exclufifs , les
épiceries deftinées pour toutes les échelles de l’Afie,
où la confommation augmenteroit néceflairemenr*
Elle fe verroit bien dédommagée du facrifîce
qu’elle feroit à la liberté générale du commerce ,
par la vente sûre , facile 3c avantageufe des épice¬
ries en Europe. La corruption feroit néceflairemerit
arrêtée par une adminifiration fi (impie, 3c l’ordre
fe trouveroit afiez folidement établi pour fe main¬
tenir avec des foins médiocres.
La nécellîté de faire les arrarigem ens intérieurs
que nous propofons eft d'autant plus urgente ,
que la compagnie eft continuellement menacée de
fierdre la bafe de fa puiffance , de fe voir enlever
e commerce des épiceries.
Il pafle pour confiant qu'on ne trouve plus le
giroflier qu’à Amboine. C’eft une erreur. Avant
que les Hollandois fe fuflent emparés des Mo lu-
ques proprement dites , toutes les ifles de cet archi¬
pel étoient couvertes de cet arbre. On l’arracha 3
3c on continue d’y envoyer tous les ans deux
chaloupes , chacune chargée de douze foldats ,
dont la fonction fe réduit à le couper par-tout où
il repoüfiè. Mais , outre la bafiefie de cette ava¬
rice qui lutte contre la prodigalité de la nature ,
quelle que foir l’aéfivité de ces deftrufteurs , ils ne
peuvent exécuter leurs ordres que fur la côte. Trois
cens hommes occupés continuellement à parcourir
les forêts ne fuffiroient pas pour remplir cette com-
miflion dans toute fon étendue. La terre rebelle
aux mains qui la dévaftent , femble s’obftiner
contre la méchanceté des hommes. Le girofle
renaît fous le fer qui l’extirpe, 6c trompe la dureté
des Hollandois , ennemis de tout ce qui ne croît
pas pour eux feuls, Les Anglois établis à Sumatra
TT T' * if*"** *
Hijtoirc
ont envoyé il y a quelques années à leur mêtB©^
pôle du girofle fourni par les habicans de Bali ,
qui lavoient tiré des lieux où Ion prétend qu’il
n en exifte plus.
Le mufcadier n’eft pas non plus concentré à
Banda : il croît dans la nouvelle Guinée & dans
les illes fituées fur les côtes. Les Malais qui feuls
ont quelque liaifon avec ces nations féroces ? ont
porté de fon fruit à Batavia. Les précautions qu’on
a prifes pour dérober la connoiflance de cet événe¬
ment , n’ont fervi qu’à le conftater davantage } 6e
fa certitude eft appuyée fur tant de témoignages 5
qu’il n’eft plus pollîble d’en douter.
Mais quand on révoqueroit en doute des faits
auflï certains : quand on croiroit par habitude
ou par révélation que les Efpagnols des Philip¬
pines qui ont un fi grand intérêt, une fi grande
facilité à fe procurer le giroflier 6c le mufcadier,
ne fortiront jamais de leur indolence, il faudra
toujours qu’on convienne qu’il eft arrivé dans ces
mers éloignées un événement qui mérite une at¬
tention férieufe. Les Anglois ont découvert le dé¬
troit de Lombok. Cette découverte les a conduits
à Saffara , fituée entre la nouvelle Guinée 6c les
Moluques. Ils ont trouvé dans cette ifle la même
attitude, la même terre, le même climat ‘que
dans celles où croiflent les épiceries , 6c y ont
formé un établi (Ternent. Croit-on que cette nation
aétive 6c opiniâtre perdra de vue le feul objet
quelle puifle s’être propofé? Croit-on qu’elle fera
rebutée par les obftacles quelle trouvera ? Si la
compagnie connoifloit fi mal le caraéfere de fes
rivaux , fa fituation celferoit d’être équivoque ,
elle feroit défefpérée.
Indépendamment de cette guerre d’induftne ,
les Hollandois en doivent craindre une moins
plûlofophîque & politique . 12$
lente 8e plus deftru&ive. Tout , mais fingulié-
rement la maniéré dont ils compofent leurs forces
de mer 3c de terre , doit encourager leurs enne¬
mis à les attaquer,
La compagnie a un fonds d’environ cent navi¬
res de fix cens à mille tonneaux. Tous les ans
elle en expédie d’Europe vingt-huit ou trente ,
en reçoit quelques-uns de moins. Ceux qui
font hors d’état de faire leur retour naviguent dans
l’Inde , dont les mers paifibles , fi on excepte celles
du Japon , n’exigent pas des bâtimens folides,
Lorfqu’on jouit d’une tranquillité bien allurée »
les vaifleaux partent féparément * mais pour reve¬
nir , ils forment toujours au Cap deux flottes qui
arrivent par les Orcades , où deux vaifleaux de
la république les attendent 3c les efcortent jufqu’en
Hollande. On imagina dans des tems de guerre
cette route détournée pour éviter les croifieres
ennemies j on a continué à s’en fervir en tems
de paix pour éviter la contrebande. Il ne paroiffoic
pas aifé d’engager des équipages qui fortoienfc
d’un climat brûlant à braver les frimats du nord.
Deux mois de gratification furmonterent cett©
difficulté. L’ufage a prévalu de la donner , lors
même que les vents contraires ou les tempêtes
pouflent les flottes dans la Manche. Une fois feule¬
ment les direéteurs de la chambre d’Amfterdam
ont voulu eflayer de la fupprimer. Ils furent fur
le point d’être brûlés par la populace qui , comme
toute la nation , défapprouve le defpotifme de
la compagnie , 3c gémit de fon privilège exclufif,
La marine de la compagnie eft commandée par
des officiers qui ont tous commencé par être
matelots ou moufles. Ils font pilotes , ils font
manœuvriers } mais ils n’ont pas la première idée
des évolutions navales. D’ailleurs les vices de
ii4 tîijtoiré
leur éducation ne leur permettent ni de concevoir
l’amour de la gloire , rri de l’infpirer à l’efpecè
d’hommes qui leur font fournis.
La formation des troupes de terre éft encore
plus mauvaife. À la vérité , les foldats déferteurs
de toutes les nations de l’Europe devroient avoir
de l’intrépidité ; mais ils font fi mal nourris , fi
mal habillés, fi fatigués par le fervice , qu’ils
n’ont aucune volonté. Leurs officiers,- la plupart
Originairement domefiiques des gens en place T
©u tirés d’une profeffion vile où ils ont gagné dé
quoi acheter des grades , ne font pas fait pour leur
communiquer l’efprit militaire. Le mépris que
le gouvernement entièrement marchand apourdes
tommes voués par état à une pauvreté forcée ,
achevé de les avilir , de les décourager. A toutes
ces caufes de relâchement , de foiblefte <§c d’indif*
cipline , on peut en ajouter une qui eft commune
aux deux fervices de terre 8c de rùer.
Il n’exifte pas peut-être dans les gouvernemens
les moins libres une maniéré de fe procurer des
matelots 6c des foldats , plus blâmable que celle
dont fe fert la compagnie depuis fort long-terns*
Dans toutes les villes où il y a une maifon des
Indes, on trouve des gens’ le plus fouvent cabare-
tiers ; auxquels le peuple a donné le nom dé
vendeurs d* curies . Ces fcélérats par eux - mêmes,'
dans les lieux où ils font fixés , ou loin , 6c fur
les frontières , par des inftrumens encore plus vils
qu’eux , preflent les ouvriers Sc les déferteurs quils
trouvent de s’engager pour les Indes , où on les
allure qu’ils ne fauroient manquer de faire une
fortune rapide 8c confidérable. Ceux que cet appas
féduit font enrôlés, fans favoir le plus5 fouvent
en quelle qualité, 8c reçoivent de la compagnie
deux: mois devance , qui font livrés à l’embau-
cheur s
philosophique & politique . 22 j
cheur. Iis rorment à cette époque un engagement'
de cent cinquante florins , au profit ne leur
féducteur, chargé par cet arrangement ce leur
former un équipage qui peut monter au dixième
de cette valeur. La dette eft conftatée par un billet
de la compagnie qui n’eft payé que dans le cas
où les débiteurs vivent allez iong-tems pour que
leur folde y puifle fuffire.
Une fociété qui fe foutient malgré ce mépris
four la prof eflion militaire , & avec des foldats
ii corrompus , doit faire juger des progrès qu’a
fait 1 art de la négociation clans ces derniers fiecles.
Il a fallu fuppléer fans cefle à la force par des trai¬
tés, de la patience , de la modeflie de de l’adrefle;
mais on ne fauroit trop avertir des républicains
que ce ne fi: là qu’un état précaire , de que les
moyens les mieux combinés en politique neréfiftenc
pas toujours au torrent de la violence de des cir-
conftances. Il faut que la compagnie aye des trou¬
pes compofées de citoyens , de cela n’eft pas im~
polîible. Elle ne parviendra pas à leur infpirer
cet efprit public , cet enthoufiafme pour la gloire
qu’elle n’a pas elle-même. Un corps eft toujours à
cet égard dans le cas d’un gouvernement qui
ne doit jamais conduire fes troupes que par les
principes fur lefquels porte fa conftitution. L’amour
du gain , l’œconomie font la bafe de l’admi-
niftration de la compagnie. Voilà les motifs qui
doivent attacher le lpldat à fon fervice. Il faut ,
qu’employé dans des expéditions de commerce ,
il foit aftiiré d une rétribution proportionnée aux
moyens qu’il employera pour les faire réuflïr ,
de que la folde lui foit payée en actions. Alors
les intérêts perfonnels , loin d’affoiblir le reflort
général , lui donneront de nouvelles forces.
Que ü nos réflexions ne déterminent pas la
Tonie L " ^ P
225 Hiftoire
compagnie à porter la réforme dans cette partie
importante de fon adminiftration , quelle fe
réveille du moins à la vue des dangers qui la
menacent. Si elle étoit attaquée dans l’Inde , elle
fe verroit enlever fes établifiemens en moins de
rems qu elle n’en a mis pour les conquérir fur les
Portugais. Ses meilleures places n ont ni chemins
couverts , ni glacis , ni ouvrage extérieurs , de
ne tiendroient pas huit jours. Elles ne font ja¬
mais approvifionnées de vivres, quoiqu’elles regor¬
gent toujours de munitions de guerre. Il n’y a
pas dix mille hommes Elans ou noirs pour les
garder , de il en faudrait plus de vingt mille.
Ces défavantages ne feroient pas compenfés par
les reflou-rces de la marine. La compagnie n’a
pas un feul vaifieau de ligne dans fes ports , de
il ne feroit pas poflible d’armer en guerre les vaif-
feaux marchands. Les plus gros de ceux qui retour¬
nent en Europe n’ont pas cent hommes } &c en
réunifiant ce qui fe trouve épars fur tous ceux
qui naviguent dans les Indes , on ne trouveroit
pas de quoi former un feul équipage. Tout homme
accoutumé à calculer des probabilités ne craindra
pas d’avancer que la puififance Hollandoife pour-
roit être détruite en Afie avant que le gouverne¬
ment eut pu venir au fecours de la compagnie.
Ce col o fie d’une apparence gigantefque a pour
bafe unique les Moluques. Six vaifleaux de guerre
de quinze cens hommes de débarquement feroient
plus que fuffifans pour en affurer la conquête.
Elle peut être l’ouvrage des François de des
Angiois.
Si la France formoit cette entreprife , fon efea-
dre après s’être rafraîchie fur la cote du B refil ,
gagneroit par le cap de Horn les Philippines ,
' eu Oïl lui fourniroit de quoi fe réparer. Delà
VV i -'SS! fyW V- '
philosophique & politique . 227
elle fonderoit furTernate, ouïes hoftilités por¬
teraient la première nouvelle de fon arrivée dans
ces mers. Un fort fans ouvrages extérieurs , &
gui peut etre battu de deflus les vailfeaux , ne
feroit pas une longue reiiftance* Amboine qui
avoit autrefois un rempart , un mauvais folle ,
quatre petits bafluons , a etc fi. fouvent boulverfé
par des tiembiemens de terre, qu’il doit être hors
d état daireter deux jours un ennemi entrepre¬
nant» Banda prelente des difficultés particulières*
Il n’y a point de fonds autour de ces files , & il
régné des courans violens , de forte que fi on
manquoit deux ou trois canaux qui y conduifent,
on ferait emporté fans refiource au-defious du
vent. Mais cet obftacle feroit aifément levé par
les pilotes d Amboine. On n’auroit qu’à battre
Un mur fans folle , ni chemin couvert y feulement
deffendu par quatre baftions en mauvais état, un
petit foi t bâti fur une hauteur qui commande la
place , ne prolongeroit pas la défenfe de vmc?t«
quatre heures. D
Tous ceux qui ont vu de près ôc bien vu les
Molucques , s accordent a dire, quelles ne tien—
droient pas un mois contre les forces qu’on vient
d’indiquer. Si , comme il efi: vraifemblable , les
garnifons trop foibles de moitié , aigries par les
traite mens qu elles éprouvent , refufent de fe
battre, ou fe battoient mollement, la conquête
feroit plus rapide. Pour lui donner le dé<mé de
lolidité dont elle feroit digne , il faudroit s’empa-
rer de Batavia ÿ ce qui feroit moins difficile qu’il
ne dose ie paroitre. L’efcadre , avec ceux de fes
foldats quelle n’auroit pas lailfcs en o-arnifon ,
avec la partie des troupes Hollandoifes qui fè
feroit donnée au parti vainqueur , avec huit ou
seul cens hommes quelle recevroit à tems des
P z
22,8 Hiftoire
îlles de France 6c de Bourbon , viendroit sûr&4
ment a bout de cette entreprife. Il fuffat pour en
être convaincu d’avoir une idée jufte de Batavia,
L’obftacle le plus ordinaire au fiege des places
maritimes , eft la difficulté du débarquement :
rien n’eft plus facile à la capitale de Java. Inuti¬
lement le général Jmhof qui fentoit cet incon¬
vénient, chercha à y remédier, en conftruifant un
fort à Fembouchure du fleuve qui embellit la
ville. Quand meme ces ouvrages conduits à grands
frais par des gens fans aucun talent auroient été
portés à leur perfection , on n’auroit pas été dans
une fituation beaucoup meilleure. La defcente
qu’on auroit rendue impraticable dans un point ,
auroit été toujours ouverte par plufieurs nvieres
qui tombent dans la rade , 6c qui font toutes navi¬
gables pour des chaloupes.
L’ennemi formé à terre ne trouveroit qu’un®
cité immenfe fans chemin couvert , deffendu par
un rempart 6c par quelques baftions bas 6c irrégu¬
liers , entourée d’un folle forme d un cote par une
riviere , 6c de l’autre par des canaux marécageux
qahl feroit aifé de remplir d’eau vive : elfe étoit
protégée autrefois par une citadelle j mais Jmhof,
en élevant entre la ville 6c la place des cafernes
valtes 6c fort élevées , interrompit cette commu¬
nication. On lui fit remarquer après coup cette
bévue , 6c il n’imagina rien de mieux poui la
réparer , que de détruire deux demi baftions du
fort qui regardoient la ville. Depuis ce tems-la
ils font joints l’un à l’autre.
Mais quand les fortifications feroient auffi par-
faites quelles font vicieufes; quand l’artillerie
qui eft immenfe feroit dirigée par des gens habi¬
les j quand on fubftitueroit Cohorn ou Vauban
aux hommes tout-à- fait ineptes chargés de la con-
philofoph Ique & politique . 1 29
Milite des travaux , la place ne pourroit pas tenir:
elle auroit au moins befoin de quatre mille hom¬
mes pour fe défendre , Sc elle en a rarement
plus de fix cens. Audi les Hollandois ne font-ils
pas affez aveugles pour mettre leur confiance dans
une garnifon fi foible : ils comptent bien davan¬
tage fur les inondations que des éclufes qui enchaî¬
nent plufieurs petites rivières les mettent en état
qe fe procurer. Ils penfent que les inondations
retarderoient les opérations d’un fiége , Sc feroient
périr les afiîégeans par la contagion quelles eau-
ieroient. Avec plus de réflexion , 011 verroit qu’a¬
vant que ces faignées n’euflent produit leur effet >
la place feroit emportée.
Le plan de conquête que pourroit former la
France conviendrait également aux intérêts de
la Grande-Bretagne , avec cette différence , que
les Anglois pourraient l’exécuter en paffant par
les détroits de Bali ou de Lombok ’7 après avoir
commencé par fe rendre maîtres du cap de Bon-
ne-efpérance , relâche excellente dont ils ont
befoin pour leur navigation aux Indes*
Le cap peut être attaqué par deux endroits :
le premier efl la baie de la Table 5 à l’extrémité
de laquelle efl fi tué le fort. C’eft une rade ouverte ,
ou la violence de la mer n’efl rompue que par
une ifle, où les exilés de la colonie 3 quelques-
uns même de Batavia font occupés à tuer des
chiens marins , Sc à ramafier des coquillages >
dont on tait la chaux. Elle efl; fi mauvaife dans
le mois de juin ? juillet , août Sc feptembre , qu’on
y a vu périr vingt-cinq vaifleaux en 1722 , Sc fept
en 1736* Quoique les commodités qu’on y trouve
la, faflent préférée dans les autres faifons de Pan-
nee par tous les navigateurs , il efl vraifemblable
quon n’y tenterait pas la defeente , parce que
i3° Hi (taire
les deux côtes du port font couverts de batteries.,
qu’il ferait rifqueux, & peut-être împoffiblede faire
taire. On préférerait fans doute la baye falfe
qui éloignée de la première de trente lieues par
mer , n’eft cependant du côté de terre qu’à trois
lieues de la capitale. Le débarquement fe féroit
paifiblement dans cet afyle sûr ^ & les troupes
arriveroient fans obflacle fur une hauteur qui
domine le fort. Comme cette citadelle d’aib
leurs fort refferrée n’eft défendue que par une
garnifon de trois cens hommes , de quatre cens
au plus , on la réduiroit en moins d’un jour avec
quelques bombes. Les colons difperfés dans une
efpace immenfe , &c féparés les uns des autres par
des déferts , n’y auroient pas le tems de venir
à fon fecours. Peut-être ne le voudroient-ils pas
quand ils le pourroient ? Il doit être permis de
ioupçonner que l’oppreflion dans laquelle ils
gémilfent leur faitdefirer un changement de domi¬
nation. La perte du Cap mettroit peut-être la
compagnie dans l’impollibilité de faire palfer aux
Indes les fecours néceffaires à la défenfe de fes
établilfemens, rendrait au moins ces fecours moins
sûrs & plus difpen dieux. Par la raifon contraire*
les Anglois tireraient de grandes commodités de
cette conquête , des avantages meme immenfes ,
fi on pouvoir fe détacher de cet efprit de mono¬
pole contre lequel la raiion ôc fhumanite récla¬
mèrent toujours.
Les colonies Angloifes de l’Amérique fepten-
trionale ont du fer, des bois, du ris , du fucre»
cent objets de confommation qui manquent tota¬
lement au Cap. Elles pourraient les y porter ,
& recevoir en échange des vins & des eaux-
d«-vie. Le terrein de cette partie de l’Afrique eft
fi propre 5 & le climat fi favorable à cette cul-
philo fophi que - & politique . 23 ï
ture , qu’on peut lui donner une e tendue immen.c»
Qq’oii ouvre des débouches , 6e on veria un ci—
pace de deux cens lieues couvert de vignes.^! a
tolérance, la douceur du gouvernement ; lei-
pérance d’une lituation commode attireront des
cultivateurs de tous les côtés : ils trouveront aife-
ment des crédits pour fe procurer les elclaves né-
ceflaires à tous leurs travaux. Bientôt ils feront
en état de fournir des boiilons faines , agréables ,
abondantes à l’Amérique Angloife , & peut-être
que la métropole elle- même puifera un jour les
liennes à la même four ce.
Sr la république de Hollande ne regarde pas
comme imaginaires le,s dangers que 1 amour
du bien général des nations nous fait prelfentir
pour fou commerce , elle ne doit rien oublier pour
les prévenir: il faut quelle ne perde pas de vue
que la compagnie , depuis fon origine, jtifquert
1721, a reçu environ quinze cens vaifleaux 5
dont la charge coûtait dans l’Inde trois cens cin¬
quante de un million fix cens quatre-ving-trois
mille florins , &c a été vendue plus du double en Eu¬
rope : qu’en envoyant trois millions de florins dans
l’Inde , elle parvient a fe procurer des retours
annuels de vingt millions de florins , dont le cin¬
quième au plus fe confomme dans les Provin-
ces-uniesq qu’au renouvellement de chaqueochoi *
elle a donné des fommes confidcrables à la répu¬
blique } quelle a fecouru l’état lorlque l’état a
eu befoin d’être fecouru^ qu’elle a élevé une mul¬
titude de fortunes particulières qui ont prodigieu-
fement accru les riçhefTes nationales '> enfin qu’elle
a doublé , triplé peut-être l’aftivité de la métro¬
pole , en lui prefentant fréquemment l’occaflon
de former de grandes entreprifes.
Toute cette profpérké eft prête à s évanouir *
gouvernement qui a cherché à entretenir dans fon
iein une multitude de citoyens , 3c à n en em¬
ployer qu’un petit nombre dans fes établiffemens
éloignés. C ’eft aux dépens de l’Europe entière
que la Hollande a fans ceffe augmenté le nom¬
bre de fes fujets : la liberté de confcience dont
on y jouit > 3c la douceur des loix , y ont attiré
tous les hommes qu opprimoient en cent endroits
l’intolérance & la dureté du gouvernement.
Elle a procuré des moyens de fubfiftance à
quiconque vouloir s’établir 3c travailler chez elle:
on a vu en différons tems les habitans du pays
que dévaftoit la guerre, aller chercher en Hollande
tm azyle 3c du travail.
L’agriculture n’y a jamais pu être un objet
confidérable , quoique la terre y foit cultivée
auili parfaitement qu’elle puiffe l’être. Mais la
pcche du hareng lui tient lieu d’agriculture. C’eft
un nouveau moyen de fubfiftance , une école de
matelots. Nés fur les eaux, ils labourent la ruer :
ils en tirent leur nourriture : ils s’aguerriffent aux
tempêtes , où ils apprennent fans rifque à vaincre
les dangers.
Le commerce de tranfport qu’elle fait conti¬
nuellement d’une nation de l’Europe à l’autre,
eft encore un genre de navigation qui ne con-
fomme pas les hommes , 3c les fait fubfifter par
le travail.
Enfin , la navigation qui dépeuple une partie
de l’Europe , peuple la Hollande. Elle eft comme
une production du pays. Ses vaiffeaùx font fes
fonds de terre , quelle fait valoir aux dépens
de l’étranger.
On conno'it chez elle le luxe de commodité ;
philofophique & politique. 2^
il y eft fans recherche. On y connoît celui de
la bienfeance ; il s’y trouve avec modération.
La Hollande ignore celui de la fantaifie. Un
efprit d’ordre , de frugalité , d’avarice meme régné
dans toute la nation 8c il y a été entretenu avec
foin par le gouvernement.
Les colonies font gouvernées par le même
efprit. On ne les peuple guere que de la lie de
la nation , ou d’étrangers ; mais des loix fève-
res , une adminiftration j ufte , une fubfiftance
facile , un travail utile donnent bientôt des mœurs
à ces hommes renvoyés de l’Europe , parce qu’ils
n’en avoient pas.
Le même delfein de conferver fa population
prédde à fon ceconomie militaire , elle entretient
en Europe un grand nombre de troupes étran*
gérés } elle en entretient dans les colonies.
Les matelots en Hollande font bien payés ,
6e des matelots étrangers fervent continuellement
ou fur fes va idéaux marchands , ou fur fes vaif*
féaux de guerre.
Pour le commerce , il faut la tranquillité an
dedans, la paix au dehors. Aucune nation , excep¬
té les Suiiîes , ne cherche plus à fe maintenir en
bonne intelligence avec fes voifins, 8c plus que
les Suilfes elle cherche à maintenir fes voidns
en paix.
La république conferve l’union entre les citoyens
par de très-belles loix qui indiquent à chaque
corps fes devoirs , par une adminiftration prompte
8c dédntéreflée de la juftice , par des réglemens
admirables pour les négocians.
Pour le commerce , il faut de la bonne fol.
Aucun gouvernement ne l’afture comme celui de
la Hollande. L’état en a dans les traités, & les
négocians les marchés.
^34 Hiftoîre
Enfin , nous ne voyons en Europe aucune
nation qui ait mieux combiné ce que fa fituation ,
fes forces, fa population lui permettent d’entre¬
prendre 3 de qui ait mieux connu oit fuivi les
moyens d’augmenter fa population de fes forces.
Nous n’en voyons aucune qui, ayant pour objet
lin grand commerce de la liberté , qui s’appel¬
lent 3 s’attirent de fefoutiennent , fe foie mieux
conduit poijr conferver l’un d c l’autre.
"Mais combien ces mœurs font déjà déchues de
dégénérées. Les intérêts perfonnels qui s’épurent
pat leur réunion , fe font ifolés entièrement ,
de la corruption eft devenue générale. 11 n’y a
plus de patrie dans le pays de l’univers qui de-
vroit infpirer le plus d’attachement à fes habi¬
tai! s. Quels fentimens de patriotifme ne devrait-
on pas en effet attendre d’un peuple qui peut fe
dire à lui-même : cette terre que j’habite , c’eft moi
qui l’ai rendue féconde } c’eft moi qui l’ai embel¬
lie, c’eft moi qui l’ai créée. Cette' mer menaçante
qui couvroit nos campagnes , fe brife contre les
digues puiftantes que j’ai oppofées à fa fureur.
J’ai purifié cet air que des eaux croupiftantes
remplifloient de vapeurs mortelles. C’eft par moi
que des villes fuperbes preffent la tfafe de le limon
que portoient l’océan. Les ports que j’ai confiants,
les canaux que j’ai creufés reçoivent toutes les
productions de l’univers que je difpenfe à mon gré.
Les héritages des autres peuples ne font que des
pofTeftions que l’homme difpute à l’homme ; celui
que je laiiferai à mes enfans , je Fai arraché aux
élémens conjurés contre ma demeure , de j en
fuis relié lemaître. C’eft ici que j’ai établi un
nouvel ordre phyfique , un nouvel ordre moral
J’ai tout fait où il n’y avoit rien. L’air , la terre 3
le gouvernement , la liberté ; tout eft mon ouvra-
philosophique & politique. *.%£
•*e. Je jouis de la gloire de palTé , & lorfcpe je
porte mes regards fur l’avenir , je vois avec fa-
tisfadhon cjuc mes cendres repoferont rrancjuil—
lement dans les mêmes lieux ou mes peres voyoïent
ie former des tempêtes. Que de motifs pour
idolâtrer fa patrie ! Cependant il n’y a plus def-
prit public en Hollande : c’eft un tout dont les
parties n’ont d’autre rapport entr’elles que la place
qu’elles occupent. La bafleffe , l’avililfement 8c
la mauvaife foi font aujourd’hui le partage des
vainqueurs de Philippe. Ils trafiquent de leur
ferment comme d’une denrée } 8c ils vont deve¬
nir le rebut de l’univers qu’ils avoient étonné
par leurs travaux 8c par leurs vertus.
Hommes indignes du gouvernement où vous
vivez , frémilfez du moins des dangers qui vous
environnent. Avec l’ame des efclaves , on n’effc
pas loin de la fervitude. Le feu facré de la liberté
ne peut être entretenu que par des mains pures.
Vous n’êtes pas dans ces tems d’anarchie, où
tous les fouverains de l’Europe également con¬
trariés par les grands de leurs états , ne pocr-
voient mettre dans leurs opérations ni fecret,
ni union , ni célérité ; où l’équilibre des puiffan-
ces ne pouvoit être que l’effet de leur foiblefie
mutuelle. Aujourd’hui l’autorité devenue plus indé¬
pendante affure aux monarchies des avantages
dont un état libre ne jouira jamais. Que peuvent
oppofer des républicains à cette fupériorité redou¬
table ? Des vertus } 8c vous n’en avez plus. La
corruption de vos mœurs 8c de vos magiftrars
enhardie par tous les calomniateurs de la liberté;
8c votre exemple funefte refferre peut-être les
chaînes des autres nations. Que voulez-vous que
nous répondions à ces hommes qui , par mauvaife
foi 3 ou par habitude 3 nous difent tous les jours:
£ 3 £ Hïftoïre*
le voilà ce gouvernement que vous exaltez fi fort
dans vos écrits : voilà les fuites heureufes de ce
fyftême de liberté qui vous eft fi cher. Aux vi¬
ces que vous reprochez au defpotifme , ils ont
ajouté un vice qui les furpafie tous , Pimpuif-
fance de reprimer le mal. Que répondre ? Ce
que nous venons de dire. Que la corruption des
républiques a un terme affreux , le paffage de la
licence à l’efclavage , & qu enfin elles tombent
pour toujours dans la claffe des peuples fournis
dont la corruption n’a plus de terme. On va voir
à quel pçint l’Angleterre eft éloignée d’un pareil
danger*
Fin du fécond Livre *
*37
I S T O ï R E
PHILOSOPHIQUE
E T
POLITIQUE,
Des établijfemens & du commerce des
Européens dans les deux Indes .
' LIVRE TROISIEME.
N ne connoît ni l’époque qui a peuplé
les ifles Britanniques , ni l’origine
de leurs premiers habitans. Tout ce
que les monumens historiques les plus
dignes de foi nous apprennent , c ’eft
quelles furent fuccelîivement fréquentées par les
Phéniçiens , par les Carthaginois ôc par les Gau¬
lois. Les négocians de ces nations y alloient échan¬
ger des vafes de terre , du fel , toutes fortes
cfinftrumens de fer & de cuivre contre de«s peaux,
des efclaves, des chiens de ch a fie Sc de combat,
fur-tout contre de l’étain. Leur bénéfice étoit tel
à peu près qu’ils le vouloient avec des peuples
*3^ _ Hiftoîrë
fauvages qui ignoroienc également le prix (3s ce
quon leur portoit, le prix de ce qu’ils livroient.
A ne confulcer qu’une fpéculation vague , on
feroit porte à penfer que les infulaires ont été
les premiers hommes policés. Rien n’arrête les
excurfions des habitant du continent : ils peuvent
trouver à vitre , de fuir les combats en même
tems. Dans les illes , la guerre de les maux d’une
fociété trop reflerrée doivent amener plus vite la
néceilité des loix de des conventions. Cependant
quelqu’en foit la raifon , on voie généralement
leurs mœurs de leur gouvernement formés plus
tard de plus imparfaitement. Toutes les tradi¬
tions fatteftent en particulier pour la Bretagne.*
La domination Romaine ne fut pas allez lon¬
gue , de fut trop difputée , pour beaucoup avancer
i’induftrie des Bretons. Le peu même de progrès
que pendant cette époque avoient fait la culture
de les arts , s’anéantit aufti-tôt que cette fiere
puiffancefe fut décidée à abandonner fa conquête.
L’efprit de fervitude que les peuples méridionaux
de la Bretagne avoient contraéfé , leur ôta le
courage de rélifter d’abord au refoulement des
Piétés leurs voihns , qui s’étoient fauvés du joug ,
en fuyant vers le nord de l’ille , de peu après aux
expéditions plus meurtrières , plus opiniâtres de
plus combinées de brigands qui fortoient en
foule des contrées les plus feptentrionales de
l’Europe.
Tous les empires eurent à gémir de cet horrible
fléau , le plus deftructeur peut-être dont les anna¬
les du monde ayent perpétué le fouvenir ; mais
les calamités qu’éprouva la Grande-Bretagne font
inexprimables. Chaque année , plulieurs fois l’an¬
née, elle voyoit fes campagnes ravagées , fes mai-
fops brûlées , fes femmes violées , fes temples dé-
philofophique & politique. z$9
pouillés , fes habitans maifacrés , mis a la torture ,
ou amenés en efclavage. Tous ces malheurs fe fuc-
çédoient avec une rapidité qu’on a peine à fui-
vre. Lorfque le pays fut détruit , au point de ne
plus rien ofrir à l'avidité de ces barbares , ils s’em¬
parèrent du pays même. A une nation fuccédoit
une nation. La horde qui furvenoit , chalîoit ou
exterminoit celle qui étoit déjà établie ; Sr. cette
foule de révolutionsperpétuoit l’inertie, la défiance
&c la mifere. Tout porte à penfer que, dans ces
tems de découragement , les Bretons n’avoient
guère de liaifon de commerce avec le continent.
Les échanges étoient même fi rares entreux , qu’il
falloir des témoins pour la moindre vente.
Telle étoit la iituation des chofes , lorfque
Guillaume le Conquérant fubjugua la Grande-
Bretagne un peu après le milieu du onzième fiecle.
Ceux qui le fuivoient arrivoient de contrées un
peu mieux policées , plus aétives, plus induftrieu-
fes que celles où ils venoient s’établir. Cette com¬
munication dévoit reéhfier, étendre naturellement
les idées du peuple vaincu. Si cela n’arriva pas , il
faut l’attribuer à l’introduétion du gouvernement
féodal qui étoit alors à la fois l’unique fondement
de la fiabilité Ôc des défordres de la plupart des
gouvernemens monarchiques de l’Europe. Sous
ces vicieufes inftitutions, l’état continue à languir.
Il ne fut guere moins travaillé par les troubles
civils , qu’il l’avoit été autrefois par les incurfions
des barbares.
Le commerce entier étoit entre les mains d$p
Juifs & des banquiers Lombards qu’on favorifoit
&c qu’on dépouilloit , qu’on regardoil comme des
hommes néceffaires , & qu’on faifoit mourir, qu’al-
ternativement on chaffoit de on rappelloit. Ces
défordres étoient augmentés par l’audace des pira-
2.4O _ Uijtoire
tes qui , quelquefois protégés par le gouvernement
avec lequel ils partageoienc leur proie , courraient
indifféremment fur tous les vaifleaux , & en
noypient fouvent les équipages. L’intérêt de l’ar¬
gent étoit de cinquante pour cent. Il ne fortoit
d’Angleterre que des cuirs , des fourures , du
beurre , du plomb , de l’étain , pour une fomme
modique , 3c trente mille facs de laine qui ren-
doient annuellement une fomme plus confidé-
rable. Comme les Anglois ignoroient encore alors
entièrement l’art de teindre les laines , 3c celui de
les mettre en œuvre avec élégance , la plus grande
ptirtie de cet argent repaffoit la mer. Pour remé¬
dier à cet inconvénient , on appella des manu-
faécuriers étrangers , & il ne fut plus permis de
s’habiller qu’avec des étoffes de fabrique nationale.
Dans le même tems , on défendoit l’exportation
des Lines manufaft urées &: du fer travaillé ,
deux loix tout-à-fait dignes du fîecle qui les vit
naître.
Henri VII permit aux barons d’aliéner leurs
terres, 3c aux roturiers de les acheter. Cette loi
diminua l’inégalité qui étoit entre les fortunes des
feigneurs 3c celles de leurs vaffaux. Elle mit
entr’eux plus d’indépendance ; elle répandit dans
le peuple le defir de s’enrichir avec l’efpérance
de jouir de fes richeffes.
Ce defir , cette efpérance étoient traverfés par
de grands obftacles. Quelques-uns furent levés. Il
fut défendu à la compagnie des négocians établis
à Londres d’exiger dans la fuite la fomme de
foixante-dix livres de chacun des autres marchands
du royaume qui voudraient aller trafiquer aux
grandes foires des Pays-bas. Pour fixer plus de
gens à la culture, on avoir ftatué que perfonne ne
pourrait mettre ion fils ou fa fille en aucun ap-
r prentiffage ,
pJülofophiqtie & politique. 24 £
pr en tillage , fans avoir vingt fchelms de rente en
fonds de terre : cette loi ablurde £nr mitigée.
• ^ O
Malheureufement on lama lublilter en ion en¬
tier celle qui régioit le prix de toutes les choies
comefiibles , de la laine , du lalaire des ouvriers ,
des étoffes , des vêtemens. De mauvaifes combi-
iiaifons firent même ajouter des entraves au com¬
merce. Le prêt à intérêt Ôc les bénéfices du change
furent févérement profcrits , comme uiuraires ,
ou comme propres à introduire fufure. Il fut
défendu d’exporter l’argent fous quelque forme
qu5il put être } ôc pour que les marchands étran¬
gers ne pulfent pas Remporter clandefimement ,
on les obligea à convertir en marchandifes Angloi-
fes le produit entier des marchandifes qu’ils avoient
introduites en Angleterre. La fortie des chevaux
fut prohibée. On n’étoit pas allez éclairé pour voir
que cette prohibition feroit négliger d’en multi¬
plier , d’en perfectionner l’efpece. Enfin , on
établit dans toutes les villes des corporations ,
c’eft-à-dire , que Pétat autorifa tous ceux qui En¬
voient une même profeilîon , a faire les régie-
mens qu’ils jugeroient utiles . à leur conferva-
non, à leur profpéricé exclufive. La nation gémit
encore d’un arrangement fi contraire à Pinduftrie
tihiverfelle , ôc qui réduit tout à une efpece de
monopole.
En voyant tant de loix bizarres, on feroit tenté
de penfer que Henri n avoit que de l’indifférence
pour la profpérité de fon empire , ou qu’il man-
quoit totalement de lumières. Cependant il eft
prouve que ce prince , malgré Ion extrême avan¬
cé , prêta louvent fans intérêts des fommes con-
ildérables à des négocians qui manquoient de
fonds fuffifans pour les encreprifes qu’ils fe
propofoient de faire. La fa g elfe de fon oouverne-
Tome h 6
%4Z Hijioire
mène eft d’ailleurs n bien conftatée . qu’il paffe
avec raifon pour un des plus grands monarques
qui le loir adis iur le trône d’Angleterre* Mais ,
malgré tous les efforts du génie, il faut plufîeurs
fiecies à une fcience avant quelle puiiïe être ré¬
duite a des principes Amples. Il en eft des théories
comme des machines qui commencent toujours
par être très-compliquées , & quon ne dégage
qu'avec le tems par i’obfervation & l’expérience des
roues paralites qui en multiplioient le frottement.
Les lumières des régnés fuivans ne furent pas
beaucoup plus étendues fur les matières qui nous
occupent. Des Flamands habitués en Angleterre
en étoient les feuls bons ouvriers. Ils étoient pres¬
que toujours infultés & opprimés par les ouvriers
Anglois , jaloux fans émulation. On fe plaignoit
que toutes les pratiques alloient à eux , 3c qu’ils
faifoient haulfer le prix du grain. Le gouverne¬
ment adopta ces préjugés populaires, & il défen¬
dit à tous les étrangers d’occuper plus de deux
hommes dans leurs atteliers. Les marchands ne
furent pas mieux traités que les ouvriers , 3c
ceux mêmes qui s’étoient faits naturalifer fe virent
obligés de payer les mêmes droits que les mar¬
chands forains. L’ignorance étoit fi générale ,
qu’on abandonnoit la culture des meilleures terres
pour les mettre en pâturages dans les tems mêmes
que les loix fixoient à deux mille le nombre des
mourons dont un trbupeau pourrait être com-
pofé. Toutes les liaifons d’affaires étoient con¬
centrées dans les Pays-bas. Les habitans de ces
provinces achetoient les marchandifes Angloifes ,
3c les faifoient circuler dans les différentes par¬
ties de l’Europe. Il eft vraifemblable que la na¬
tion n’auroit pris de long-tems un grand ellorc ?
faas le bonheur des circonftances.
philo fophique & politique. 243
Lgs cruautés du duc d/i.ibc ment palîei en
Angleterre d’habiies tabriquans > qui tranipo te-
rent à Londres i art des bcii.es xxianuiadtuies de
ïlandres. Les perfecutions que les i étonnés épruu-
voient en France donnèrent des ouvriers de toute
efpece à l’Angleterre. Elifabeth qui ne lavoit pas
elluyer des contradidions , mais qui vouloit le
bien 6c le voyoit j delpote 6c populaire } éclairée
& obéie , Elifabeth le iervit de la fermentation
des efprits , qui étoit générale dans les ^etats
comme dans le relie de i’Lurope j 6c tandis que
cette fermentation ne produiioit chez les autres
peuples que des difputes de théologie , des guerres
civiles ou étrangères , elle ht naître en Angleterre
une émulation vive pour le commerce 6c pour les
progrès de la navigation.
Les Anglois apprirent à conftruire chez eux
leurs vailfeaux , qu’ils achetoient auparavant des
négocians de Lubek 6c de Hambourg. Bientôt
ils rirent feuls le commerce de Moicovie par la voie
d’Archangel qu’on venoit de découvrir , 6c ils ne
tardèrent pas à entrer en concurrence avec les villes
anféatiques en Allemagne 6c dans le nord, ils
commencèrent le commerce de Turquie. Plu¬
sieurs de leurs navigateurs tentèrent , mais lans
fruit, de s’ouvrir par les mers du nord un pallage
aux Indes. Enfin , Drake, Stepens , Cawendish ,
6c quelques autres , y arrivèrent les uns par la
mer du fud , les autres en doublant le cap de
Bonne-efpérance.
Le fruit de ces voyages fut allez grand pour
déterminer en 1600 les plus habiles négocians
de Londres à former une fociété. Elle obtint un
privilège exclufif pour le commerce de l’Inde.
L’ade qui le lui donnoit en fixoit la durée à
quinze ans. Il y étoit dit , que ri ce privilège
paroilioit nuifible au bien de l’état 3 il feroit aboli,
^ compagnie fupprimée , en avertiffant les
alloués deux ans d’avance.
Cette réferve dut ion origine au chagrin qu'a-
voient récemment témoigné les Communes d'une
conceiiion pareille, j^a reine ctoit revenue lur
fes pas 3 3c avoir parlé dans cette occaiion d'une
maniéré digne de fervir de leçon à tous les fou-
verams.
35 Meilleurs , dit-elle aux membres de la cham-
55 bre chargés de la remercier ? je fuis très-tou-
33 chée de votre attachement de de l'attention que
33 vous avez de m’en donner un témoignage au-
33 then tique. Cette afreélion pour ma perfonne
33 vous avoir déterminés à m'avertir d’une faute
33 qui m’étoit échappée par ignorance 3 mais où
33 ma volonté n’avoit aucune part. Si vos foins vi-
33 gilans ne m’avoient découvert les maux que
33 mon erreur pouvoir produire , quelle douleur
33 n'aurai-je pas retienne , moi qui n’ai rien de
33 plus cher que l’amour 3c la confervation de
33 mon peuple ? Que ma main fe delfeche tout-à-
33 coup 3 que mon cœur foi frappé d'un coup mor-
33 tel , avant que j’accorde des privilèges particu-
33 liers dont mesfujets aient à fe plaindre. Lafplen-
33 deur du trône ne m'a point éblouie au point de
33 me faire préférer l’abus d’une autorité fans bor-
>3 nés à i’ufage d'un pouvoir exercé par la jufHce.
33 L'éclat de la royauté n'aveugle que les princes
33 qui ne connoiflènt pas les devoirs qu’impofe
33 la couronne. J’ofe penfer qu'on ne me comptera,
?3 point au nombre de ces monarques. Je fais que
23 je ne tiens pas le fceptre pour mon avantage
a> propre , 3c que je me dois toute entière à la
s? fociété qui a mis en moi fa confiance. Mon
bonheur eft de voju: que l’état a profpéré juf-
pîdlo fophi que & politique. 245
qu’ici par mon gouvernement, 8c que j'ai pour
>5 iujets des hommes dignes que je renon çafie
n pour eux au trône & à la vie. Ne m’imputez
35 pas les fauffes me! tires où Ton peut m’engager,
** ni les irrégularités qui peuvent fe commettre
33 fous mon nom. Vous favez que les minières
33 des princes font trop fouvent conduits par des
33 intérêts particuliers , que la vérité parvient rare-
33 ment aux rois , & qu obligés dans la foule des
33 affaires qui les accablent de s’arrêter fur les plus
33 importantes , ils ne fauroient tout voir par
33 eux-mêmes. 33
Les fonds de la compagnie ne furent d’abord
que de trois cens foixante-neuf mille huit cens
quatre-vingt-onze livres cinq fehelings fterlings .
L’armement de quatre vaiflêauxqui partirent dans
les premiers jours de 1601 , en ablorba une par¬
tie. On embarqua le refte en argent 8c en mar¬
chandées.
Les premiers établiéemens que cette fociété
fit dans les Indes fe formèrent du confente-
ment des nations. Elle ne voulut pas faire d’a¬
bord cfes conquêtes.. Ses expéditions ne furent
que les entreprifesdes négocians humains & juftes.
Elle fe fit aimer • mais cet amour ne lui valut
que quelques comptoirs , & ne la mit pas en état
de foutenir la concurrence des nations qui fe
faifoient craindre.
Les Portugais 8c les Hollandois pollédoient de
grandes provinces , des places bien fortifiées 8c de
bons ports. Ces avantages aiTuroient leur commerce
contre les naturels du pays 8c contre des nou¬
veaux concurrens } ils facilitoient leurs retours
en Europe ils leur donnoient les moyens de fe
défaire utilement des marchandées qu’ils por-
toient en Afie, d’obtenir à un prix honnête celles
^4-6 Hiftoiré
qu’ils vouloient acheter. Les Anglois au contraire
üépendans du caprice des faifons 3c du peuple ,
fans force & fans azyle , ne tirant leurs fonds
que de l’Angleterre même , ne pouvoient faire
un commerce avantageux. Ils fentirent qu’on ac-
quéroit difficilement de grandes richeffes fans
de grandes injuftices , ôc que pour furpaffer ou
même balancer les nations qu’ils avoient cen¬
trées , il falloit imiter leur conduite.
Le projet de faire des établiflemens folides Sc
de tenter des conquêtes , paroiffoient au-deflus
des forces d’une fociété naillante ? 3c elle fe
Hatca qu'elle feroit protégée , parce qu’elle étoic
utile à la patrie. Ses efpérances furent trompées.
Elle ne put rien obtenir de Jacques I , prince
foible , infeété de la faillie philofophie de fon
iïecle , bel efprit , fubtil 3c pédant , plus fait
pour être à la tête d’une univerfité que d’un em¬
pire. La compagnie , par fon aftivité , fa perfévé-
rance ,1e bon choix de fes officiers* 3c de fes fac¬
teurs , fuppléa au fecours que lui refufoit fon fou*
verain. Elle bâtit des forts , elle fonda des co¬
lonies aux ides de Java , de Pouleron, d’Amboine
3c de Banda. Elle partagea ainfi avec les Hollan-
dois le commerce des épiceries, qui fera toujours
le plus folide de l’orient , parce que fon objet eft
devenu d’un befoin réel. Il étoit encore plus im¬
portant dans ce tems-Là , parce que le luxe de
fantâifie n’avoit pas fait alors en Europe les pro¬
grès qu’il a fait depuis , 3c que les toiles des
Indes y les étoffes , les thés , les vernis de la Chine
n’avoient pas le débit prodigieux qu’ils ont au¬
jourd’hui.
Les Hollandois n’avoient pas chaffé les Portu¬
gais des ifles où croiffent les épiceries , pou-
y laiffer établir une nation dont la puiffance ma-
philofophique & politique. 2.47
rltime , le caraétere Sc le gouvernement rendoient
la concurrence plus redoutable» lis avoicnt de.>
avantages fans nombre fur leurs rivaux • de pui(-
fautes colonies , une marine exercée , des allian¬
ces bien cimentées , un grand fonds de richei-
fes , la connoiflance du pays & celle des princi¬
pes <S c des détails du commerce , tout cela man-
quoit aux Anglois , qui furent attaques par la
rufe & par la force. Ils fuccomboient , lorfque
quelques efprits modérés cherchèrent en Europe ,
où le feu de la guerre ne s’étoit pas communiqué
des moyens de conciliation. Le plus bizarre fut
adopté par un aveuglement dont il ne feroit pas
aifé de trouver la caufe.
Les deux compagnies lignèrent en i<5ip un
traité , qui portoit que les Molucques , Amboine
ëc Banda appartiendroient en commun aux
deux nations : que les Anglois auroient un tiers ,
ëc les Hollandois les deux tiers des produirions
dont on fixeroit le prix : que chacun contribueroit
â proportion de fon intérêt à la défenfe de cesi
îfles : qu’un confeil compofé de gens expéri¬
mentés de chaque côté régleroit à Batavia toutes
les affaires du commerce : que cet accord garanti
par les fouverains refpeétifs dureroit vingt ans,
ëc que s’il s’élevoit dans cet intervalle des difté-
rens qui ne pufïent pas être accommodés par les
deux compagnies , ils feroienr décidés par ie roi
de la Grande-Bretagne & les états généraux des
Provinces-unies. Entre toutes les conventions
politiques dont l’hiftoire a confervé le fou venir ,
011 en trouveroit difficilement une plus extraordi¬
naire. Elle eut le fort qu’elle devoit avoir.
Les Hollandois n’en furent pas plutôt inftruits
aux Indes , qu’ils s’occupèrent des moyens de
la rendre nulle. La fituation des chofes favori-
Q 4
2 4 8
Hiftoire
, — - f 1 * V
ieu leurs vue$. Les Elpagnols &r les Portugais
a voient profite de la divilion de leurs ennemis
P°ur s établir de nouveau dans les Molucques.
IîS P°uvoient 5 y affermir a & il y avoir du dan¬
ger à leur en donner le rems. Les c'ommiffair es
Anglois convinrent de 1 avantage qu’il y auroit
â les attaquer fans délai ; mais ils ajoutèrent
qu ils n’a voient rien de ce qu’il falloir pour y
concourir. Leur déclaration qu’on avoir prévue
fut^ enregifliee , 6c leurs affociés entreprirent
une expédition dont ils fe réferverent tout
le Luit. 11 ne reftoit aux agens de la compagnie
ae nollande qu un pas à faire pour mettre tou¬
tes les épiceries entre les mains de leurs maîtres ,
c croit de chalfer leurs rivaux d’Amboine. On y
réuffit par une voie bien extraordinaire.
Ln Japonois qui étoit au fervice des Ho!-
Jaadois dans Amboine fe rendit fufpeét par une
curiofité indifcrete. On l’arrêta 3 & il confelfa
qu il s croit engage avec les foldats de fa nation
à livrer la forterelfe aux Anglois. Son aveu fut
confirme par celui de fes camarades. Sur ces dif-
poii rions unanimes , on mit aux fers les auteurs
de la confpiranon ? qui ne la démentirent pas,
qui la confirmèrent même. Une mort honteufie
termina la carrière de tous les coupables. Tel eft
le récit des Hollandois.
Les Anglois n’ont jamais vu dans cette accufation
que l’effet d’une avidité fans bornes. Ils ont fou¬
teau qu’il étoit abfurde de fuppofer que dix fac¬
teurs Sc onze foldats étrangers ayent pu former
le projet de s’emparer d’une place où il y a voit
une garnifon de deux cens hommes. Quand même
ces malheureux auroient vu la portabilité de faire
réuffir un plan fi extravagant , n’en auroient-îls
pas etc détournés par l’impoflibilité d’être fecomus
philofophique & politique. 149'
contre les forces ennemies qui les auroient allé¬
gées de coures parts 11 faudrait pour rendre vrai-
fiemblable une pareille trahifon d’autres preuves
qu’un aveu des accufés arraché à force de tor¬
tures. Elles n’ont jamais donné de lumières que
furie courage ou la foibleiïe de ceux qu’un pré-
juge barbare y condamnoit. Ces confidérations
appuyées de plulieurs autres à peu prèsaulli prcf-
fantes, ont rendu le récit de la confpiration d’Am-
boine li fulpeét , quelle n’a été regardée com¬
munément que comme un voile dont s’étoit enve¬
loppée une avarice atroce.
Le miniftere de Jacques I , & la nation oc¬
cupés alors de fubtilirés eccléfiaftiques , & de la
diicuffion des droits du roi «S c du peuple , ne s’ap-
perçurent point des outrages que le nom' An-
gloisrecevoit dans l’orient. Cette indifférence pref-
crivoit une circonfpe&ion qui dégénéra bientôt
en foibielTe. Elle ne pouvoit qu’augmenter durant *
le débordement des dilfenfions civiles & religieu-
fes qui inondèrent tout l’état de fang , qui y étouf¬
fèrent tous les fentimens , toutes les lumières.
De plus grands intérêts firent oublier totale¬
ment les Indes ; & la compagnie opprimée ,
découragée , netoit plus rien au moment de la
mort inlfrudive & terrible de Charles I.
Cromwel irrité que les Hollandois euffent été
favorable aux malheureux Stuards , & donnaffent
un azyle aux Anglois qu’il avoir profcrit: indigné
que la république des Provinces- unies affe&âc
l’empire des mers ; fier de fes fticcès , fentant
fes forces & celles de la nation à laquelle il
commandoit , voulut la faire refpcéter & fe ven¬
ger. Il déclara la guerre à la Hollande. De toutes
les guerres maritimes , dont l’hiftoire ait fait
mention , c eft la plus Lavante , la plus
f Hiftoire
par la capacité des chefs & le courage des foL
dats , la plus féconde en combats opiniâtres de
meurtriers. Les Anglois eurent 1 avantage , de
ilsie durent à la grandeur de leurs vaifleaux que
le refte de l’Europe a imitée depuis.
Le proteéfeur qui donna la loi ne fit pas pour
les Indes tout ce qu'il pouvoir. Il fe contenta
d’y affurer la liberté du commerce Anglois , de
faire défavouer le maflàcre cFAmboine , de de
preferire des dédommagemens pour les defeen-
dans des malheure ufes victimes de cette adion
horrible. On ne fit nulle mention dans le traité
des forts que les Hollandois a voient enlevés
à la nation dans l’ifle de Java de dans plufieurs
des Molucques. A la vérité , la reftitution de Fille
de Pouleron fut ftipulée ; mais les ufurpateurs fe-»
condés par le négociateur Anglois qui s était
lailTe corrompre , furent fi bien éluder cet article
qui pouvoit de devoit leur donner un concurrent
pour les épiceries , qu’il n’eut jamais d’exécution.
Malgré ces négligences , dès que la compa¬
gnie eut obtenu du proteéfeur le renouvellement
de , fon privilège , de qu’elle fe vit foîidement
appuyée par l’autorité publique, elle montra une
vigueur que fes malheurs pafies lui avoient fait
perdre. Son courage s’accrut avec l’extenfion
qu’on donnoit à fes droits.
Le bonheur qu’elle avoit en Europe la fuivit
en Afie. Elle y reprit avec fuccès le commerce
quelle avoit ouvert autrefois dans le golfe Perfi-
que , de la maniéré que nous allons dire.
Tandis que l’ Anglois luttoit avec défavantaga
contre les Hollandois dans les Molucques , il
croit attaqué fur la côte de Malabar par les
Portugais. Ses fuccès contre une nation qui avoit
paflë jufqu’^lors dans Fefprit des Orientaux pour
philojophîque & politique. 251
invincible, lui donnèrent un très -grand éclat.
Le bruit de fe s viétoires pénétra jufqu’en Perfe ,
où régnoit alors Abas I , furnommé le Grand.
Ce prince avoit conquis le Kandahar * plufieurs
places importantes fur la Mer Noire , une partie
de l’Arabie , 8c chaffé les Turcs de la Géorgie ,
de l’Armenie , de la Méfopotamie , de tous les
pays qu’ils avoient conquis au-delà de l’Euphrate.
Ces avantages lui avoient donné allez d’autorité
pour abailfer les grands , 8c pour réprimer Pinfo-
lence de la milice , en polTeflion de difpofer du
trône fuivant fon caprice. Un defpotifme peut-
être plus ablolu qu’en aucune contrée de PA fie,
remplaça cette anarchie. Le Grand Abas fut
allier à ce gouvernement opprelfeur quelques
vues d’utilité publique. Une colonie d’Armeniens
transféré à Ifpahan , porta au centre de l’empire
l’efprit de commerce , l’abondance , 8c des arts
inconnus aux Perfans. Le Sophi s’aflocioit lui-
même à leurs entreprifes , 8c leur avançoit des
fommes confîdé râbles , qu’il faifoit valoir dans-
les marchés les plus renommés de l’univers. Ils
étoient obligés de lui. remettre les fonds aux
termes convenus , s’ils les avoient accrus
par leur induftrie , il leur accordoit quelque
récompenfe.
Les Portugais qui s’apperçurent qu’une par¬
tie du commerce des Indes avec l’Afie 8c avec
l’Europe , alloit prendre fa direélion par la Perfe ,
y mirent des entraves. Us ne foudroient pas que
le Perfan achetât des marchandifes ailleurs que
dans leurs magalins. Ils en fixoient le prix , 8c
s’ils lui permettoient d’en tirer quelquefois du
lieu de la fabrication , c’étoit toujours fur leurs
vaiffeaux , 8c en exigeant un fret 8c des droits
énormes. Cette tyrannie révolta le Grand
M2* # Hljtoire
qui , înflruît du rellenciment des Anglois , leur
propofa de réunir leurs forces de mer à fes for*
ces de terre pour a'flîéger Ormuz. Cette place
&t attaquée par les armes combinées des deux
nations, & prife en 1622 après deux mois de
combats. Les conquerans s’en partagèrent le
butin qui fut imtnenfe ? & la ruinèrent enfuite
de fond en comble.
A trois ou quatre lieues delà étoit dans le
continent un port nommé jufqu’alors Gom-
bron , & depuis Bender-aballi. La nature ne
paroilloit pas l’avoir deltiné à être habité. Il eft
Iitué au pied de montagnes exceffivement élevées
qui en font un des lieux de l’univers les plus
étouffés. O11 y refpire un air embrafé qui dévore
fans jamais exciter de tranfpiration. Des vapeurs
mortelles s’élèvent continuellement des entrailles
de la terre. Les campagnes font noires & arides,
comme fi le feu les avoit brûlées. Les eaux de four-
ce ou de citerne y font auffî ameres que celles de
la mer. Malgré ces inconvéniens , l’avantage
qu’il avoir d’être placé à l’entrée du golfe , le fit
fervir par le monarque Perfan pour fervir d’en¬
trepôt au grand commerce •qu’il le propefoit de
faire aux Indes. Les Anglois furent affociés à ce
projet. On leur accorda une exemption perpétuelle
de tous les droits , 8c la moitié du produit des
douanes , à condition qu’ils entretiendroient con¬
tinuellement au moins deux vailfeaux de guerre
dans le golfe. Cette précaution parut efientieile
'pour rendre vain le relfentiment des Portugais,
dont la haine étoit encore redoutable.
A cette époque , Bender-abalîi qui n’avoit été
jufqu’alors qu’un vil hameau de pêcheurs , devint
une ville floriffante. Les Anglois y portoient les
épiceries , le poivre 3 le fucre 3 de l’Orient , le fer
• •" _
philo fophique & politique. a
& le plomb 3 d'Europe. Ils ajoutèrent depuis à
leurs cargaifons les draps que la Perfe recevoit au¬
paravant de leur compagnie de Turquie. Le bé¬
néfice qu’ils faifoient fur ces marchandifes croit
fort gro/îï par un fret excellivement cher que leur
payorent les Arméniens , qui reftoient encore en
pofieilion delà plus riche branche du commerce
des Indes.
Ces négocians 3 peut-être les plus intelligent
de 1 univers , avoient entrepris depuis long-tems
le commerce des toiles. Ils n’avoient été fupplan-
tés ni par les Portugais qui n’étoient occupés
que de pillage, ni par les Anglois & les Üol-
landois , dont les épiceries avoienc fixé toute
l’attention. Ces deux dernieres nations avoienc
fi peu porté leurs regards fur ces précieufes ma-
nulaét rires , qu’ils n’avoient point formé d’éta-
blillement dans les contrées où la nature avoir
comme fixé cette heureufe invention de l’induf-
rie & de Part. Peut-être en avoient-elles été dé¬
tournées par rimffolîibiiité de foutcnir la concur¬
rence d’un peuple également riche , induftneux
ttéfil , œconome. Les Arméniens faifoient alors ce
qu’ils ont toujours fait depuis. Ils palfoient aux
Indes. Ils y achetoient du coton, ils le diftri-
buoient aux fileufes. Ils faifoient fabriquer les
toiles fous leurs yeux. Ils les portoienc à liender-
abalïï , d’où elles palfoient à Ifpahan. Delà elles
fé diftribuoient dans les différentes provinces de
la monarchie, dans les états du Grand Seigneur,
& jufqu’en Europe, où on contraéla l’habitude
de les appeller perfes , quoiqu’il ne s’en foie jamais
fabriqué ailleurs qu’à la côte de Coromandel.
En échange des marchandifes qu’on portoit
a la Perfe , elle donnoic les productions de fon
cm ou le fruit de fojj induftri
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Hîftoire
Le maroquin qui étoit toujours apprêté avec ds
îa chaux. On fe fervoit dp fel & de noix de
gaie , au lieu de fan , dont l’ufage étoit inconnu
aux Perfans.
Le chagrin fait avec la peau dè la croupe
d'âne. Au lieu de la graine de moutarde employée
ailleurs pour legramer , on fe fervoit de la grai¬
ne de casbin.
Les brocards d’or d’un prix fupérieur à tout
ce qu’ont produit les plus célébrés manufactures.
Autour du métier qui fervoit à la fabrique de
ces grandes pièces d’étoffe , cinq ou fix hommes
faifoient rouler vingt-cinq ou trente navettes à la
fois. De ces labyrinthes de l’induflrie fortoient
des rideaux, des portières & des carreaux ma
gnifiques.
Les tapis qu’on a depuis fl bien imités en
Europe , de qui ont été long-tems un des plus
riches meubles de nos appartemens.
Les turquoifes qui étoient plus ou moins parfai¬
tes , fuivant les mines dont on les tiroit. Elles
entroient autrefois dans la parure de nos fem¬
mes.
La laine de Caramanie qui reffembloit beau»
coup à celle de Vigogne. Elle étoit employée
avec fuccès dans les manufactures de chapeaux
de dans quelques étoffes. Les chevres qui la don¬
nent ont cela de particulier , que leur toifon
tombe d’elle-même au mois de mai.
Le poil de chevre , fa foie , l’eau rofe, les gom¬
mes pour la médecine , les racines pour les tein¬
tures , les dattes , plufieurs fortes de fruits ;
enfin, les chevaux de autres chofes, dont les
unes fe vendoient dans les Indes , de les autres
étoiept portées en Europe.
Quoique les Hollandois futïenç parvenus à
philosophique & politique. 255
s'approprier tout Je commerce de i’Afie orien¬
tale , ils ne virent pas fans jaloufie ce qui fe
pafiToit en Perfe. il leur parut que les privilèges
dont leur rival jouilloit dans la rade de Bender-
abaîïi y pouvoient être compenfés par l’avantage
qu’ils avoient de polléder une plus grande quantité
d’cpiceries , & ils entrèrent avec lui en concur¬
rence.
Leur commerce s établit d’abord fur un fyftême
peu lucratif. Ils étoient obligés de dépofer leur
cargaifon dans les magafins du prince , qui
leur donnoit en échangé des marchandées du
pays. Peu-a-peu on bailla il fort le prix de leurs
denrees , on haufla 1 1 fort le prix de celles du
monarque , qu’ils perdoient confidérabiement.
Cette opprellion finit durant les guerres civiles
d’Angleterre. Ils conclurent alors avec la cour
d’Ifpahan un traité qui portoit que la compagnie
de Hollande pourront faire entrer tous les ans
dans 1 empire pour un million de marchandées
qui 9 libres de tous droits , ieroient vendus où
& a qui elle voudroit 9 8c que fi elle en portoit
davantage , elle payeroit pour le furplus les droits
accoutumes. Pour prix du facnfice qu’on lui
faifoit , elle s obligea d’acheter tous les ans du
gouvernement fix cens baies de foie crue de deux
cens feize livres chacune 3 à raifon de cinq cenç
cinquante fiorins la balle j ce qui étoit le double
du prix de la foie dans toute la Perfe. Mais elle fe
dedommageoit avec les particuliers des pertes
e e faifoit avec la cour. Le retour des Anglois
que les François ne tardèrent pas à fuivre . fut
caufe qu on les ménagea moins. Bientôt les trois
nations éprouvèrent des vexations plus odieufes,
p us deftruéhves les unes que les autres. Le
îtfone hit CQntüiuellement occupé par dos tyrans
1 awg
V
'a $4 Hiftoire
ou des imbécilles dont les cruautés 3c les injufticês
affoibliifoient les liaifons de leurs lujets avec les
autres peuples. L’un de ces defpotes étoit fi féroce 5
qu’un grand de la cour difoit 5 que toutes les fois
quil fortoit de la chambre du roi , il tcîtoit fa tête
avec fes deux mains pour voir fi elle étoit encore
fur fes épaules. Lorfqu’on annonçoit à fon fuccef*
Leur que les Turcs envahiffoient les plus belles
provinces de l’empire , il répondoit froidement :
qu’U s êmbarraiffoit peu de leurs progrès ? pourvu
quils lui laiffaffent fa ville d’Ifpahan. Il eut un
fils li baffement livré aux petites pratiques de fa
religion , qu’on Vappelloit par dérifion le moine
ou le prêtre Hujfein : caractère moins odieux
peut-être pour un prince , mais bien plus dan¬
gereux pour fes peuples que celui d’impie ou
d’ennemi des dieux. Sous ces vils fouverains , les
affaires devenoient tous les jours plus langu if-
fan te s à Bender-abaffi. Les Âghuans les rédui-
firent à rien.
Ces Aghuans font un peuple de Kan-dahar ,
pays monteux , fitué au nord de l’Inde. On les
a vus tantôt fournis aux Mogols , tantôt aux
Perfans , 3c le plus fouvenr indépendans. Ceux
qui n’habitent pas la capitale vivent fous des
tentes , à la maniéré des Tartares. Le maître ,
les efclaves , les chevaux 3c le bétail y font mêlés
enfemble. Leur ufage eft d’avoir les jambes & les
bras nuds. Ils font petits 3c mal faits , mais
nerveux , robuftes , adroits à tirer de l’arc , à
manier un cheval , endurcis aux fatigues. Leur
maniéré de combattre eft remarquable. Des fol-
dats d’élite partagés en deux troupes fondent
d’abord fur l’ennemi , n’obfervant aucun ordre,
3c ne cherchant qu’à faire jour à l’armée qui les
fuit. Dès que le combat eft engagé, ils fe reti¬
rent
philo fophique & politique. 257
ÿent fur les rtancs 6e à l’arriere garde, ou leur fonc-
tion eft d’empecher que perionne ne recule, oi
quelqu’un quitte ion rang 6c le uiipofe a lu auite >
ils tombent fur lui le labre a la muni , 6c le for¬
cent de reprendre fon rang. Un de ces braves
appeixevant un foldat bielle qui vouloit le retirer
pour fe faire panier , l’obligea de rejoindre ion
drapeau : combats de la menu gauche , lui dit— il ,
Ji tu ne peux te jervir de la droite } Ù* Ji tu perds
aujji la maui gauche ? Jèrs-toi de tes dents pour
mordre l'ennemi .
V ers le commencement du fîecle , on vit ces
hommes féroces fortir de leur patrie , fe jetter fur
la Perfe dont ils avoient brifé le joug , y porter
par-tout le fer Se la deftruétion , Se iin r par lui
donner des fers en 1 722. Le fanatilme perpétue les
horreurs dont ils fe font fouillés dans le cours
de la conquête. Un zele dévorant pour les fuper-
ftitions des Turcs, une averiion infurmontable
pour la feéte d’Ali , leur font maflacrer de fang
froid des milliers de Ferfans. Dans le même tems,
les provinces où ils n’avoienr pas pénétré , font
ravagés par les RufTes , les Turcs Se les Tartares.
Thamas-Koulikan réuflît à chafTer de fa patrie
tous ces brigands , mais en fe montrant plus bar¬
bare qu’eux. Sa mort violente devient une fource
nouvelle dé calamités. L’anarchie ajoute aux cruau¬
tés de la tyrannie. Un des plus beaux empires du
monde n’eft plus qu’un vafte cimetiere , monu¬
ment à jamais honteux de l’inftinét deftrucTeur
des hommes Tans police * mais fuite inévitable
des vices du gouvernement defpotique. Le def-
pote eft un pâtre ignorant Se fauvage qui mutile
6e garde des troupeaux pour la voracité des loups.
Dans cette confufion de toutes chofes , les An-
glois font lés feuls qui ofcjit concevoir quelques
Tome L R *
?-5§ Hlftoire
eipérances. Voyant leur commerce avec la Perfe
ruine du côte des Indes , ils imaginent de lui
J O
ouvrir un nouveau cours par la mer Cafpien ne,
dont les bords avoient été un peu moins détruits
que le reite de la monarchie.
Cette îaée n’étoit pas tout-à-fait nouvelle. A
peine les Anglois eurent découvert Archangel,
quhis hazaraerent de porter à travers d’immenfes
contrées quelques marchand ifes dans la Perfe. Ces
[expériences répétées à plufieurs reprifes &c à des
époques très-éloignées les unes des autres, réufiî-
rent li peu , qu’on ne fut pas tenté de les rendre 5
lors meme qu’Ahy étoit invité par de plus grandes
facilités , & par les follicitations de Pierre I. Ce
prince avoir conquis en 1722 quelques provin¬
ces fur les bords de la mer Cafpienne , de en parti¬
culier , celle de Ghilân , où croît la meilleure foie.
Il penfa qu’il ne pouvoir tirer un meilleur parti-
de fes ufurpations , que d’en faire une école où
fes fujets puiîent apprendre le négoce des Anglois ^
comme fes foldats avoient appris la guerre a l’é¬
cole des Suédois. On fe refufa à fes inftances 3
dont on prévit le peu de folidité. En effet 1 im¬
pératrice Anne rendit en 1734 à l’impérieux
Thamas-Koulikan des provinces dont les chaleurs
humides avoient fait le tombeau des Mofcovites.
Pour pouvoir fe livrer à ce commerce avec
quelques efpérances de fuccès , il falloit réunir
les volontés des fouverains de Perfe & de Rufîie.
Un Anglois nommé Elton en vint à bout. Ses
compatriotes entraînés par l’efprit de perfuafion
quil avoir fouverainement , ne balancèrent pas à
adopter fes vues. Avec les fecours qu’ils lui don¬
nèrent , il conftruifit des bâtimens deftinés à rranf-
porter en Perfe par la mer Cafpienne les mar-
chandifes Angloifes qui devaient arriver par
philo fophique & politique. 2 y 9
Perersbourg 3c par le Volga. Ce projet, quoique
compliqué, auroit pu réuiiir , fi celui qui en étoit
l'auteur ne l’eut ruiné lui-même. La grandeur des
vaiifèaux qu’il avoir bâtis , donna ue la jaloulie
auxRulIês, 3c il l’augmenta en le livrant â Kou-
likan , qui vouloit avoir une Hotte pour s’aiiurer
l’empire 3c les bords de la mer Calpienne. Lo
titre d’amiral dont il fut honoré l’éblouit fans
doute , 3c l’empêcha de voir que par ces nou¬
veaux liens il aliénoit la RuHie dont il n’avoir
pas moins hefoin que la cour de Perfe pour le
fuccès du projet qu’il avoit formé. Comme on
ne peut le détacher des intérêts du monarque
Perlan , la Mofcovie révoqua tous les privilèges
quelle avoir accordés. Elle défendit le palfage de
fes états aux caravannes Angloifes. Ainfi tomba
cette grande entreprife qui entraîna la ruine d’un
grand nombre de perfonnes. Elton lui-même en
fut la victime. Les Perfans dont la faveur avoir
excité la jaloulie , le malfacrerent après la more
du tyran qui l’avoit chéri.
Cette révolution fut un grand fujet de triom¬
phe pour la compagnie Angloife des Indes orien¬
tales. Elle s’étoit vivement oppofée , ainfî que
celle de Turquie , au commerce de Perfe par la
Voie de RuHie. Les relTôrts concertés qu’elles
avoient fait jouer n’avoient pas réuffi â rendre
favorable à leurs monopoles le Parlement , ou
la queftion avoit été vivement débattue. Les
événemens les (Jébarralferent de la concurrence *
leur rendirent la tranquillité. Elles travaillèrent
avec une nouvelle chaleur , chacune de ion côté ,
a pouffer leurs avantages. Celle des Indes , quoi-
qu elle n’eut plus de concurrent i voyoit fon com¬
merce de Perfe réduit à la vente de cinq cens bal--
les de lainerie , de deux cens milliers de fer 3c
R z
■■'et
160 H ij taire
ci autant de plomb. Ces objets réunis ne lui ren¬
daient que cinq à fix cens mille roupies payées
en argent. Une h grande langueur la détermina
à aller comme les rivaux chercher à Balïbra les
débouchés que Bender-abalîi lui refufoit.
Baflora eit une grande ville bâtie par les Arabes
dans le tems de leur plus grande proipérité, quinze
lieues au-dellous de la jondhion du Tigre 3c de
BEuphrate , 3c â une diftance égale du golfe Per-
lique , où ces fleuves fe débouchent. Ses murs d’ar¬
gile forment une grande enceinte qui renferme
beaucoup cle jardins, de terres mêmes labourables.
Les mailons y font bâties de brique cuite au foleil.
On leur donne peu de jour pour les rendre plus
fraîches , 3c elles ont toutes des terrafles , fur
lefquelies on couche au grand air pendant les nuits
d’eté. Cinquante mille âmes forment la population
de Baflora. Ce font des Arabes , auxquels fe font
joints environ quinze cens Arméniens 3c un petit
nombre de familles de différentes nations que
Befpoir du gain y a attirées. Son territoire abonde
en grains , en ris , en fruits , en légumes , en
coton , &T ur-tout en dattes. Les moutons y font
excellens , 3c Bon a la même attention pour leurs
belles races , que pour celle des chevaux. Le cli¬
mat eft fain, 3c les grandes chaleurs y font agréa¬
blement tempérées par les vents du nord qui iouf-
flent allez régulièrement durant les ardeurs de
la canicule. Il n’y pleut jamais en été , 3c il n5y
pleut que rarement dans l’hyver. Celui de Baflora
feroit pour nous un printems délicieux. Sa poli-
tion Bexpofe à deux grands inconvéniens. Lorfque
les rivières s enflent, 3c que rompant leurs digues-,
elles font du défert qui neft pas éloigné de la
ville une efpece de mer , il s’élève de cette vafte
plaine des exhalaifons malignes qui remplirent
philo fophîque & politique . 161
k place de fièvres dangereufes. Le dcfert occa-
fi o une un défagrément plus ordinaire. Le vent qui
paffe fur ces fables brûlans amené une pouffiere
horrible. Elle fe leve prefqu’avec le foleil , qu’elle
dérobe à la vue , change le jour en une efpece de
crepufcule , fatigue horriblement les yeux , péné¬
tré dans les appartemens les mieux fermés , 8c ne
tombe que vers le foir. Le ciel qui n’eft jamais
chargé de nuages devient alors d’une beauté frap¬
pante*
Le poit de Baffora où les navires de toute
grandeur trouvent un azyle sur 8c commode >
devint, comme fes fondateurs l’avaient prévu, un
entrepôt célébré. Les nmrehandifes d’Europe y
arrivQÎent par l’Euphrate , qui n’eft qu’à quatre
journées d’Alep , 8-c celles des Indes 8c de la
Chine, par la mer. La tyrannie des Portugais
interrompit cette communication. Elle fe feroit
rouverte dans le tenus de leur décadence , fi ce
malheureux pays n’avoit été perpétuellement le
th éâtre des divi fions des Arabes , des Perfans 8c
des Turcs. Ces derniers , devenus poffeffeurs
paifibles, ont profité des malheurs de leurs voifins
pour y rappeller le commerce. Les affaires qui fe
traitoient- à Bender-abaiïï , fe font maintenant à
Baffora , qui a recouvré fou état 8c fon impor¬
tance.
Ce changement ne s’eft pas fait fans difficulté.
Les gens du pays ne vouloient d’abord recevoir
les Européens avec leurs vaiffeaux que dans la
nviere. Ils prévoyoient que fi ces étrangers a-voient
la permiftion de fe fixer dans la ville , on ne
pourroit pas leur faire la loi , 8c qu’ils garderaient
dans leurs magafins ce qu’ils n’auraient pas pu
vendre pendant une mouçon , pour s’en défaire
plus utilement dans un autre tems. A ces raifou
R î
% 6 - Hiftoîre
d’une avidité mal entendue , fe joignoient de3
principes de fuperftition. On alléguoit que Baffora
étant un lieu facré parmi les Mahométans , un
lieu rempli de tombeaux , de faints 8c de martyrs,
il ne çonvenoit pas que les infidèles y fifïentleur
féjour. Ce préjugé parut arrêter quelque tems le
Pacha de Bagdag. On foupçonna qu’il vouloir de
1 argent. Les nations lui en donnèrent fuccellive^
ment , 8c il leur fut permis de former des comp¬
toirs , de les décorer même de leurs pavillons.
Les révolutions font fi fréquentes en Afie ,
qu’il eft nnpoîlible que le commerce y foit auffî
luivi qu’il l’eft en Europe. Ces événemens joints,
au peu de communication qu’il y a par terre
8c par mer entre les différens états , doivent oc¬
casionner de grandes variations dans l’abondance
8c dans la valeur des denrées. Baffora , très-éloi-
gnée par fa fituation du centre des affaires , doit
fe reffentir plus qu’aucune autre place de cet in¬
convénient. Cependant , en rapprochant les tems j
on peut , fans crainte de s’éloigner beaucoup de
la plus exaébe vérité , évaluer a cinq millions de
roupies les marchandées qui y arrivent annuelle¬
ment par le golfe. Les Anglois y entrent par douze
cens mille , les Hollandois pour huit , &c les Fran¬
çois pour fix ; les Maures , les Banians , les Ara¬
bes pour le refte.
Les cargaifons de ces nations font compofées de
ris , de fucre , des mouffelines unies, rayées 8c
brodées de Bengale, des épiceries de Ceylan 8c des
Molucques , de groffes toiles blanches & bleues
de Coromandel, du cardamome, du poivre , du
bois de fandal, de planches de bois de tek de
Malabar, d’étoffes d’or 8c d’argent , de turbans,
de châles , d’indigo de Surate ; clés perles de Ba«
harem ? 8c du caffe de Moka j du fier , du plomb 9
♦
philo fophique & politique . a ,63
fié draps d’Europe. Quelques articles moins im¬
portons viennent de différents endroits. Quelques-
unes de ces productions font portées tur de petits
bâtimens Arabes ; mais la plupart arrive fur des
vaiffeaux Européens , qui y trouvent l’avantage
d’un fret confidérable.
Les marchand ifes fe vendent toutes argent comp¬
tant. Elles paffent par les mains des Grecs , des
Juifs ou des Arméniens , qui font les agens ordi¬
naires de tous les marchés. On emploie les B:~
niants à changer les fequins & les autres monnoies
courantes en efpeces plus eftimees dans les Indes.
Il eft rare qu’on ait à fe plaindre de leur fidelité 3
de leur zele, de leur intelligence.
Trois canaux s’offrent pour déboucher les dif¬
férentes productions réunies à Baffora. Il en pane
la moitié en Perfe , qui y eft portée par des ca-
ravannes , parce que dans tout l’empire il n y a
pas un feul fleuve navigable. La coufommation
s’en fait dans les provinces feptentrionales un peu
moins maltraitées que les méridionales. Elles fai-
foient d’abord leurs payemens avec des pierreries
que le pillage de l’Inde avoit rendues extrême¬
ment communes. Dans la fuite elles eurent re¬
cours à leurs uftenfiles de cuivre que l’abondance
de leurs mines avoient fort multipliées , & dont
leurs befoins les obligeoient de le défaire. Enfin
011 en eft venu à l’or &c à l’argent , qu’une lon¬
gue tyrannie avoit d’enfouis ? & qui fortent
tous les jours des entrailles de la terre. Si on
ne laiffe pas aux arbres qui fourniffent les gom¬
mes, & qui ont été coupés , le terns d.e croître;
fi les chèvres qui donnaient de fi belles laines
ne fe multiplient pas ; fi les foies qui fuffifent
à peine au peu de manufactures qui reftent en
Perfe 3 continuent à être rares ;j fi cet état ne re-*-
Hijtoire
naît de fes cendres 5 les métaux s’épuiferonü , 8c
il faudra renoncer à cette branche de commerce*
Le fécond débouché eft plus aiLuré. Il fe fait par
Bagdag , par Aiep , Sc par toutes les villes inter¬
médiaires , dont les negocians viennent faire leurs
achats à Ballora. Le caffé , les toiles , les. châles,,
les épiceries , les autres marchandifes qui pren¬
nent cette route , font payées avec de l’argent , de
l’or , des draps François , des noix de galle , de
l’orpiment qui entre dans les couleurs , & dont
les Orientaux font un grand ufage pour épiler
leur poil.
Un autre débouché beaucoup moinsconfidé-
râble , c’eft celui du déferr. Les Arabes voifins de
Ballora vont tous les ans à Alep dans le printems,
pour y vendre de jeunes chameaux. On leur com
fie communément pour deux cens mille roupies
de moufïelines , dont ils fe chargent à très-bon
marché. Ils reviennent dans le mois de feptembre ,
Sc rapportent pour payement des draps du Lan¬
guedoc , des étoffes de foie Sc de coton , fort
connues fous le nom de bourre d’Alep, du co¬
rail , de la quinquaiilerie , quelques ouvrages de
verre Sc des glaces de Venife. Ces marchandifes
arrivent fur deux ou trois cens vieux chameaux ,
qui portent outre cela l’eau Sc les vivres nécef-
i aires à leurs conducteurs qui vont toujours à
pied. Les empires les mieux policés n’offrent pas
de voie plus sûre. Les caravanes Arabes ne font
jamais troublées fur cette route , où on ne trouve
ni ville ni village. Les étrangers memes ne le
feroient pas , s’ils avoient la précaution de fe faire
accompagner d’un membre de chacune des tri¬
bus qu’ils doivent rencontrer. Cette sûreté jointe
à la célérité Sc au bon marché , feroit univer¬
sellement préférer le chemin du défert à celui d©
philofophîqus & politique. -l6%
Bagdag , fi le Pacha de la province qui a établi
des péages en diflerens endroits de Ton gouver—
ne ment ' ne prenoit des précautions extrêmes
pour l’empêcher. Ce n’eft qu’en furprenant la
vigilance de fes lieutenans , qu’on parvient a
charger les Arabes de quelques marchandifes de
peu de volume.
Indépendamment de ces exportations , il fie
fait à Baffora & dans fon territoire une affez
grande confommation , fur-tout de cafte. Ces
objets lont payés avec des dattes , des perles y
de l’eau rofe & des fruits fecs. On y ajoute des
grains, iorfqu’il eft permis d’en livrer à l’étranger.
Il n’eft pas douteux que le commerce dont il
s’agit ici ne groflit conftdérablement , fi on vou—
loit le débaraffer des entraves qui le genent. Les
Mahométans auxquels leur religion & leurs loix
défendent très févérement le prêt à intérêt , ont
naturellement du penchant pour les affaires. Ce
goût eft continuellement traverfé par les vexa¬
tions qu’ils éprouvent par- tout , finguliérement
dans les lieux éloignés du centre de l’empire. Les
etrangers ne font guere moins opprimés par des
commandans qui tirent de leurs brigandages
l’avantage dç fe perpétuer dans leurs portes , Sc
fouvent de conferver leur tête. Si cette foif infa-
tiable de l’or pouvoit fe calmer quelquefois;
elle feroit bientôt réveillée par la rivalité des na-
tions Européennes, qui ne travaillent qu’à fe fup-
planter , Sc qui ne craignent pas d’employer
pour y reuffir les moyens les plus déteftabies. On
vit en 1748 un exemple frappant de cette odieufo
jaloufie.
Monfieur le baron de Kngpauhien conduifoit
le comptoir Hollandoîs de Baffora avec un fuc~*
cis extraordinaire. Les Anglois fe voyoient à l
%
Hi flaire*
veille de perdre la fupériorité qu’ils avoîent acquï-
fe dans cette pi ace , sinfi que dans ia plupart des
échelles de l’Inde. La crainte d’un événement
qui blefloit également leurs intérêts 6e leur
vanité , les rendit injuttes. Ils animèrent le gou¬
vernement Turc contre une induftrie qui lui étoit
utile , 6c firent réfoudre la confifcation des mar-
chandifes 6c des richelTes de leur rival.
Le faéteur Hollandois qui , fous les occupations
d’un marchand , cachoit l’anie d’un homme d’é¬
tat 5 prend fur le champ fon parti en homme
de génie. Il fe retire avec fes gens 6c les débris
de fa fortune à la petite ifle de Karrek , fituée
à quinze lieues de l’embouchure du fleuve, s’y for¬
tifie , 6c en arrêtant les bâtimens Arabes 6c In¬
diens chargés pour la ville, force h gouvernement
à le dédommager des pertes qu’il lui a caufées.
Bientôt la réputation de fon intégrité , de fa capa¬
cité attire à fon ifle les armateurs de Bouher,
port voifin de Perfe , les négocians même de
Baflora , 6c les Européens qui y vont trafiquer.
Cette nouvelle colonie voyoit augmenter tous les
jours fa profpérité , lorfqu’eile fut abandonnée par
fon fondateur. Le fuccefleur de cet habile homme
n’a pas montré les mêmes talens. Il s ’eft laifle
chafler de fa place vers la fin de 1765 parle
corfaire Arabe Mirmahana. La compagnie a perdu
tin polie important , 6c pour plus d’un million
de florins en artillerie, en vivres 6c en mar-
chandifes.
Cet événement a délivré Baflora d’une concur¬
rence qui commencoit à lui déplaire } mais il
lui en eft furvenu un autre bien plus redoutable*
C’eft celle de Mafcate.
Mafcate eft une ville de l’Arabie fituée fur la
toïQ occidentale du golfe Perfique. Le grand AU
plülofophïque & politique. %6y
b uq uerq ne s’en empara en 1 507 , & il en ruina
h commerce qu’on vouloit concenrrer tout en¬
tier à Ormuz. Lorfque les Portugais eurent perdu
ce petit royaume , ils voulurent rappeller les af¬
faires dans Mafcate 5 dont ils étoient reftés les maî-
t;es. Leurs efforts furent inutiles , & les naviga¬
teurs prirent la route de Bender-abaffi. On crai-
gnoit les hauteurs des anciens tyrans de l’Inde,^:
perfonne ne vouloit fe fier à leur bonne foi. Le
port ne voyoit arriver de vaiffeaux que ceux qu’ils
y conduifoient eux-memes. Il n’en reçut mémo
plus d’aucune nation , après que ces maîtres im¬
périeux en eurent été chafïés en 1648, Leur or¬
gueil l’emportant fur leur intérêt , leur ôta l’en¬
vie d’y aller eux-mêmes ; &c ils étoient encore
affez puilfans pour empêcher qu’on y entrât 5 ou
qu’on en fortit.
Le déclin entier de leur puiffance invita l’ha¬
bitant de Mafcate à cette même piraterie dont il
avoit été fi fouvent la victime, il fit des defeen-
tes fur les côte de fes anciens ennemis * Sc fes fuc-
cès l’enhardirent à attaquer les petits bâtimens Mau¬
res ou Européens oui fréquentoient le golfe Per-
iique j mais il fut châtié fi févérement de fes bri¬
gandages par plufieurs nations , par les Anglois
en particulier qu’il fut forcé d’y renoncer. La ville
tomba, alors dans une obfcurité que les troubles
intérieurs & des invafions étrangères firent du-*
rer long-tems. Le gouvernement étant enfin de¬
venu plus régulier dans Mafcate <k dans tous le
pays fournis à £on Iman , fes marchés ont re¬
commencé à être fréquentés vers l’an 1749. Tout
annonce qu’ils le feront toujours de plus en plus.
Son port formé par des rochers fort élevés offre
un azyle sûr. La ville e£t fufffffammenr fortifiée.
Le$ chaleurs exceflives n’empêchent pas qu’il ne
2 o ô 'Hiftoire
tombe toutes les nuits une forte rofée qui rafraî¬
chit la terre , &c qui la rend fertile. Il n’efl: point
de peuple dans l’orient dont on ait loué fi géné¬
ralement la probité , la tempérance Ôc l’humeur
fociale. On n’entend jamais parler d’infidélité
dans le commerce , qu’il n’eft pas permis de
faire après le coucher du foleil. La défenfe de
boire du vin Sc des liqueurs fortes eft fi fidèlement
obfervée , qu’on ne fe permet pas feulement l’ufage
du caffé. Les étrangers de quelque religion qu’ils
foient n’ont befoin ni d’armes ni d’efeortes pour
parcourir fans péril toutes les parties de ce petit
état. Ces mœurs aufteres font bien propres à inf-
pirer de la confiance aux négocians. Audi n’ont-
elles pas été plutôt connues , qu’on a vu ac¬
courir des Indiens , des Perfans , des Turcs , des
Arméniens , des Arabes de divers endroits.
Le pays confomme par lui-mème du ris , des
toiles bleues , du fer , du plomb , du fucre , quel¬
ques épiceries qu’il paye avec de la myrrhe , de
l’encens, de la gomme Arabique &c un peu
d’argent. Cependant cette confommaticn ne feroit
pas fuffifante pour attirer les vaiifeaux , fi Maf-
cate placée a (fez près de l’entrée de la mer Per-
fique , rfétoit un excellent entrepôt pour le fonds
du golfe. Toutes les nations commerçantes com¬
mencent a le préférer à Eaifora , parce qu’il
abrégé leur voyage de trois mois , qu’on n’y
éprouve aucune vexation , que les droits y font
réduits à un de demi pour cent , payés même
par l’acheteur , qui, étant fur les lieux , obtient
plus de rabais de cette taxe que le négociant étran¬
ger. Il faut à la vérité porter enfuite les marchan-
difes à Bafibra , où la douane exige trois pour
cent ; mais les Arabes naviguent à fi bon mar¬
ché fur leurs bateaux > Us ont une telle gdreile
phiiofophîque & politique. i6q
pour frauder les droits , en cachant les marchandi¬
ses fines dans les villages , & en ne montrant
que les groifes , qu’il y aura toujours de l'avan¬
tage a* faire les ventes à Mafcate. D’ailleurs,
les dattes , le meilleur & le plus abondant produit
de B afiora , qui fe gâtent louvent fur de grands
vaifleaux, dont la marche eft lente, arrivent avec
une célérité extrême fur des bâtimens légers au
Malabar Sc dans la Mer Rouge. Une raiion par¬
ticulière déterminera toujours les Anglois qui
travaillent pour leur compte à fe pratiquer Maf¬
cate. Ils y font exempts des cinq pour cent qu’ils
font obligés de payer â Balfora , comme dans
tous les autres lieux où leur compagnie a formé
des établilfemens.
Elle n’a pas fongé â fe fixer dans l’ifle de Baha-
rem , de nous ignorons pourquoi cette ifle fituée
dans le golfe Perfique a fouvent changé de maî¬
tre. Elle palfa fous la domination des Portugais
avec Ormiuz , dont elle recevoit des loix. Ces
conquérans la perdirent dans la fuite , & elle
éprouva depuis un grand nombre de révolutions.
Thamas- Koulikan la rendit â la Perfe , â qui
elle avoit appartenu. Un plan plus étendu occu-
poit fes veilles. Il vouloit régner fur les deux
mers dont il polfédoit quelques bords j mais
s’étant apperçu qu’au lieu d’entrer dans fes vues ,
fes fujets les traverfoient , il imagina , par une
de fes volontés tyranniques qui ne coûtent rien
aux defpotes , de porter fes fujets du golfe Per¬
fique fur la mer Cafpienne , & fes fujets de la
mer Cafpienne fur le golfe Perfique. Cette dou¬
ble tranfmigration lui paroiiïoit propre â rompre
les liaifons que ces deux peuples avoient formées
avec fes ennemis, & à lui 'aflurer , finon leur
attachement , du moins leur fidélité. Sa mort
H' <ï v'* «
ijtoire
anéantie les grands projets , & k confufion ou
tomba fon empire procura à un Arabe entrepre¬
nant la facilité de s’emparer de Baharem , où il
régné encore.
<D _
Cette ifle iorc célébré par fa pêche des perles ,
dans le terns même qu’on en trou voit à Or-
inuz , à Karrelc , à Kefche 3 dans d’autres lieux
du golfe , eft devenue bien plus importante , de-1
puis que les autres bancs font épuifés 3 fans que le
lien ait elluyé une diminution fenfible. Cette
pêche commence en avril , & finit en octobre*
Hile eft renfermée dans l’efpace de quatre ou cinq
lieux. Les Arabes , les feuls qui s’y livrent 3 vont
coucher chaque nuit dans Lille ou fur la côte , a
moins que les vents ne les empêchent de gagner
la terre. Autrefois ils payoient tous un droit à des
galiotes établies pour le recevoir. Depuis le der¬
nier changement , il n’y a que les fujets habi-
tans de Lille qui ayent cette foumiflion pour leur
feheik , trop foible pour l’obtenir des autres.
Le produit annuel de la pêche eft eftime uit
million &: demi de roupies. Les perles inégales
paftent la plupart a Conftantinople de dans le ref-
te de la Turquie. Les grandes y fervent à l’orne¬
ment de la tête , 8c les petites font employées à
des broderies. Il y a vingt ails qu’on a commencé
d’en envoyer de cette efpece en Chine , où elles
fe font bien vendues. Les perles parfaites Sau¬
raient pas procuré le même bénéfice. Elles doi¬
vent être réfervées pour Surate , d’où elles fe
répandent dans tout Llndoftan. On 11e doit pas
craindre d’y en voir diminuer le prix ou la con-
fommation. Ce luxe eft la plus forte paflion des
femmes. Les plus pauvres en portent au moins
aux oreilles , 8c les riches en ont encore aux
marines. La fuperftition augmente le débit de
philofopJiique & politique . 271
cette fuperfluité. 11 n’eft point de Gentil qui ne
fe falEe un point de religion de percer au moins
une perle à fon mariage. Quelque foit le fens
mystérieux de cet ufage chez un peuple où la
morale 8c la politique font en allégories, Sc où
l'allégorie de vient religion , cet emblème de
la pudeur virginale eft utile au commerce des
perles. Celles qui n’ont pas été nouvellement for¬
cées entrent dans l’aj alternent , mais ne peuvent
pas fervir pour la cérémonie du mariage , où
on veut au moins une perle neuve. Auffi valent-
elles conftamment vingt-cinq , trente pour cent
de moins que celles qui arrivent du golfe où elles
ont été pêchées.
Entre ce riche golfe 8a un autre plus célébré
encore , s’avance l’Arabie , l’une des plus grandes
peninfules du monde connu. Elle a pour limite
au nord la Syrie , le Diarbek 8c l’Irak-arabi ; au
midi l’océan Indien } au levant le Sein Perfiquej
au couchant la Mer Rouge qui la fépare de l’Af-
frique. On la divife communément en trois ré¬
gions : l’Arabie petrée , l’Arabie déferte 8c l’Ara*
bie beureufe 5 noms analogues au fol de cha¬
cune de ces contrées.
L’Arabie petrée eft la plus occidentale 8c la
moins étendue des trois Arables. A l’exception de
quelques efpaces alfez bornés 8c affez rares , on
n’y trouve par-tout que des rochers. L’Arabie dé¬
ferte eft remplie de plaines arides > de monceaux
de fable que les vents élevent ? 8c qu’ils difipenc
de montagnes fans verdure coupées de précipices.
Les puits 8c les fontaines y font h rares , que
leur polïeffion a été dans tous les fiecles une oc«
cafion de difpute 8c de guerres. L’Arabie heureuf©
doit moins ce titre important à fa fertilité , com¬
munément médÙQcre , qu’au voifinage des ftérilea
lyt Uiftaîre
contrées qui l’environnent. Toutes les régidiis $
quoiqu’expofées à des chaleurs fort vives 3jouif-
ient d’un ciel conftamment pur 3 conftamment
fer e in.
# Tous les monumens attellent que ce pays étoit
peuplé dans la plus haute antiquité. On croit que
les premiers habitans font venus de la Syrie &c
de la Chaldée. Rien ne nous apprend en quel
rems ils ont commencé à être des peuples poli¬
cés , ni fi leurs lumières leur font venues des In¬
des , ou s’ils les ont acquifes. Il paroît que le Sa-
beifme a été leur religion avant même qu’ils
ayent eu commerce avec les peuples de la haute
Afie. Ils ont eu de bonne heure des idées élé-
vées de la divinité. Ils rendoierit un culte aux
aftres comme à des corps animés par des ef-
prits céleftes. Leur religion n’a été ni atroce , ni
abfurde j & quoique fufceptibles de ces enthou-
fiafmes fubits h communs chez les peuples méri¬
dionaux , il ne paroît pas que le fanatifme les ait
infeétés jufqu’au tems de Mahomet. Les Arabeà
du défert avoient un culte plus greffier. Plufieurs
ont adoré le foleil , & quelques-uns lui ont im¬
molé des hommes. Il y a une vérité qui fe prouve
par l’étude de l’hiftoire Se par Pinfpeftidn du globe
de la terre. Les religions ont toujours été cruelles
dans les pays arides , fujets aux inondations , aux
volcans j & elles ont toujours cte douces dans les
pays que la nature a bien traites. Toutes portent
l’empreinte du climat ou elles font nees.
Lorfque Mahomet eut établi une nouvelle re¬
ligion dans fa patrie ; il ne lui fut pas difficile de
donner du zele à fes fe&ateurs i & ce zele en fit
des conquérans. Ils portèrent leur domination
des mers de l’occident à celles de la Chine , &
4es Canaries aux ifies Molucques. Ils y portèrent *
philofophique & politique . 273
aaffi les arts utiles qu’ils perfe&ionnoient. Ils fu¬
rent moins,, heureux dans les beaux arts , où iis
montrèrent du génie, mais rien de ce goût que
la nature a donné quelque tems apres aux peu¬
ples qui fe font faits leurs difciples.
Peut-être le génie , enfant de l’imagination qui
crée , appartient - il aux pays chauds , féconds
en productions , en fpeéfacles , en événemens mer¬
veilleux qui enflamment Penthouiiafïne j tandis
que le goût qui choifit 8c moiflonne dans les
champs où le génie a femé , femble convenir da¬
vantage à des peuples fobres , doux 8c modérés ,
qui vivent fous un ciel heuréufement tempéré.
Peut-être aufli ce même goût qui ne peut être que
le fruit d’une raifon épurée 8c mûrie par le tems ,
demande-t-il une certaine Habilité dans le gouver¬
nement , mêlée d’une certaine liberté dans les
efprits, un progrès infenlible de lumières, qui
donnant une plus grande étendue au génie , lui
fait faifi des rapports plus juftes entre les objets,
8c une plus heureufe combinai ion de ces fenfa-
tions mixtes qui font les délices des âmes délica¬
tes, Ainfi les Arabes prefque toujours poulies en
des climats brûlans par la guerre 8c le fanatif-
me , n’eurent jamais cette température de gouver¬
nement 8c de fituation qui forme le goût. Mais ils
apportèrent dans les pays de leurs conquêtes les
fciences qu’ils avoient comme pillées dans le cours
de leurs ravages , 8c tous les arts néceflaires à la
profpérité des nations.
Aucun peuple de leurs tems n’entendit le com¬
merce comme eux. Aucun peuple n’eut un com¬
merce aufli vafte. Ils s’en occupoient dans le tems
même de leurs conquêtes. De TEfpagne auTon-
quin , ils avoient des négocians , des manufactu¬
res , des entrepôts } 8c les autres peuples , ceux du
Tome L S
a 74 Hijtoife
moins de l’occident , tiroient d’eux , 8c les lumiè¬
res , 8c les arts , 8c les denrées utiles aux commo¬
dités , à la coniervation 8c à l’agrément de la vie.
Quand la puiffance des Cahphes commença à
décimer 5 les Arabes, à l’exemple de phfiieurs na¬
tions qu’lis avoient foumifes , iecouerent le joug
de ces princes, 8c le pays reprit peu-à-peu 1 ancien¬
ne forme de don gouvernement , ainfi que des
premières mœurs. A cette époque , la nation divi-
lée en tribus , comme autrefois , fous la conduite
de ch^fs difiérens , retombe tout-à-fait dans fou
caractère, dont le fanatifme 8c rambition l’avoient
fait forcir.
Les Arabes , avec une petite taille , un corps
maigre , une voix grêle , ont un tempérammenc
robufte , le poil brun , le vifage bafané , les yeux
noirs 8c vifs , une phifionomie ingénieufe , mais
rarement agréable. Ce contrafte de traits 8c de
qualités qui paroilïoient incompatibles , femblent
s’être réunis dans eux pour en faire une nation
fmguliere , dont la figure 8c le caradere tranchent
a fie z fortement entre les Turcs , les Afriquains 8c
les Perfans, dont ils font environnés. Graves 8c fé-
rieux , ils attachent de la dignité à leur longue
barbe, parlent peu , fans geftes , fans s’interrom¬
pre , fans fe choquer dans leurs expreflions. Ils fe
piquent en tr’eux de la plus exade probité, pac
une fuite de cet intérêt facial qui fait qu’une
nation , une horde , un corps s’eftime , fe mé¬
nage , fe préféré à tout le refte de la terre. Plus
ils confervent leur caradere phlegmatique, plus
ils font redoutables dans la colere qui ies en fait
forcir. Ce peuple a de l’intelligence & même de
l’ouverture pour les fciences j mais il les cultive
peu , foit défaut de fecours , ou même de be-
foms , aimant mieux fouffrir fans doute les maux
phîloj ophique & politique. z-^
de la nature que les peines du travail. Les Arabes
de nos jours n ont aucun monument de génie ,
aucune production de leur înduitne qui les rende
recommandables dans l’hiftoire de l’elpnt humain.
Leur paliion dominante 3 c'eft la jaloufie ,
tourment des aines ardentes 3 foibles , oïlives, à
qui l’on pourroit demander 3 il c’eft par elinne
ou par mépris d’elles-mêmes quelles font méfian¬
tes. C eft des Arabes 3 dit-on 5 que plufieuis
nations de l’Afie 3 de l’Afrique 3 de l'Europe
meme ont emprunte les viles précautions que
cette odieule paliion înlpire. A-ulli— tôt que leurs
fiiles font nees 3 ils rapprochent par une forte de
couture les parties que la nature a féparées , 3c ne
îailfont libres que 1 elpace qui eft nécef faire pour
les écoulemens naturels. Les chairs adhèrent peu-
à-peu , à mefure que l’enfant prend Ion accroifte-
ment 3 de foi te qu on eft obligé de les feu a ter
pai une încifion torique le tems du mariage eft
arrivé. On fe contente quelquefois d’y palier un
anneau. Les femmes font foumifes comme les
filles à cet ufage outrageant pour la vertu. La feule
diffeience eft que 1 anneau des filles ne peut s’ôter y
Sc que celle des femmes a une efpece de fer¬
rure dont le mari feul a la clef. Cette pratique
connue dans toutes les parties de l’Arabie , eft
prefque généralement reçue dans celle qui 'porte
le nom de petrée.
Telle eft la nation en général. La differente
manière de vivre des peuples qui la compofent
a du jetter néceftairement dans leur caradere
quelques fingularites dignes d’être remarquées
Le nombre des Arabts qui habitent le défère
peut monter à deux millions. Ils font partagés
en un grand nombre de hordes , plus ou motfis
nombreufes , plus ou moins confidérables , mais
S z
i yc Hiftoire
toutes indépendantes les unes des autres , ainfi
que de toute puillance étrangère. Leur gouver¬
nement eft fimple. Un chef héréditaire aiiifté de
quelques vieillards termine les différends , punit
les coupables. S’il eft hofpitalier , humain 3c
jufte, on l’adore. Eft-il fier , cruel , avare , on
le met en pièces,. & on lui donne un fucceffeur
de fia familie.
Ces peuples campent dans toutes les fiaifions.
Ils n’ont point de demeure fixe , & ils s’arrêtent
dans tous les lieux où iis trouvent de l’eau ,
des fruits , des pâturages. Cette vie errante a pour
eux des charmes inexprimables , & ils regardent
les Arabes fédentaires comme des eficlaves. Iis
.vivent du lait , de la chair de leurs troupeaux.
Leurs habits, leurs tentes , leurs cordages , les
tapis fur lefquels ils couchent : tout fe fait avec
la naine de leurs brebis , avec le poil de leurs
chèvres &: de leurs chameaux. C’eft l’occupation
djs femmes dans chaque famille } 5e dans tout
le défère , il n’y eut jamais un ouvrier. Ce qu’ils
conformaient de tabac, de caffe , de ris, ue dat¬
tes , eft payé par le beurre qu ils portent fur la
frontière , par plus de vingt mule chameaux
qu’ils vendent annuellement vingt toupies au
moms par tête. Ces animaux fi utiles en orient
étoient conduits autrefois en Syrie. Ils ont pris
la plupart la route de Perfe , depuis que les
guerres continuelles y en ont multiplié le befoin ,
& diminué l’eipece.
Coin me ces objets ne font pas fuffîrans pour
fe procurer les thofes qui leur manquent , ils ont
imaginé de mettre à contribution les caravanes
que la fo perdition me ne dans leurs fables. La
plus nombreuse qui va de Damas a la Mecque ,
acheté la sûreté de (on voyage par un tribut de
philofopkique & politique. 277
cenr bourfes auquel le Grand Seigneur s eft fournis,
8c qui, par d’anciennes conventions, le partage
entre toutes les hordes. Les autres caravanes s ar¬
rangent feulement avec les hordes fur le territoire
defquelles il leur faut pafter.
Indépendamment de cette reftource , les Ara¬
bes de la partie du défert qui eft le plus au nord,
en ont cherché une autre dans leurs brigandages.
Ces hommes h humains , fi fideles , fi defintcref-
fés entr’eux , font féroces 8c avides avec les na¬
tions étrangères. Hôtes bienfaifans 8c gencreux
fous leurs tentes , ils dévaftent habituellement les
bourgades 8c les petites villes de leur voifinagc.
On les trouve bons peres,bons maris, bons maîtres;
mais tout ce qui n’eft pas de leur famille eft leur,
ennemi. Leurs courfes s’étendent fouvent fort loin
8c il n eft pas rare que la Syrie , la Mefopotamie,
la Perfe en foient le théâtre.
Les Arabes qui fe vouent au brigandage s’af-
focient avec les chameaux pour un commerce ou
une guerre dont l’homme a tout le profit , 8c 1 a-
nimalla principale peine. Comme ces deuxetres
doivent vivre eufemble , ils font eleves 1 un pour
l’autre. L’Arabe forme fon chameau dès lanaiflan-
ce aux exercices 8c aux rigueurs qu il doit Rap¬
porter toute fa vie. Il l’accoutume a travailler
beaucoup 8c à confommer peu. L’animal pafte de
bonne heure les jours fans boire , 8c les nuits
fans dormir. On l’exerce à pi ier fes jambes fous
le ventre , pour laifter charger fon dos de fardeaux
qu’on augmente infenfiblement , â rnefure que
fes forces croiftent par l’âge de par la fatigue. Üans
cette éducation finguliere , dont il paroît que les
rois fe fervent quelquefois pour mieux dompter
les peuples , à proportion qu’on double fes tra¬
vaux , on diminue fa fubfiftance. On le forme
2 7 S Hijtoire
a la courfe par l’émulation. Un cheval Arabe eft le
uval qu on pre fente au chameau. Celui-ci moins
piompt 8c moins leger lalfe à la fin fon vain¬
queur dans la longueur des routes. Quand le
maître & le chameau font prêts & dre fies pour
le brigandage , ils partent enfemble , traverfent
les fables du défert , 8c vont attendre fur les
confins le marchand ou le voyageur pour les pil-
1er. L’homme dévafte , maffacre , enleve , & le
chameau porte le butin. Si ces compagnons de
fortune font pourfuivis , iis hâtent leur fuite. Le
maître voleur monte fon chameau favori, poufie
la troupe , fait jiifqu a trois cens lieues en huit
jours, fans décharger fes chameaux, ni leur don¬
ner qu’une heure de repos par jour , avec un
morceau de pâte pour toute nourriture : fouvenrik
paftent tout ce tems-la fans boire , â moins qu’il s
ne fentent par hazard une mare â quelque diftance
de leur route ; alors ils doublent le pas , 8c cou¬
rent â l’eau avec une ardeur qui les fait boire
en une feule fois pour la foif paflee 8c pour la
foif à venir. Tel eft cet animal , fi fouvent célébré
dans la Bible , dans l’Alcoran 8c dans les romans
orientaux.
Ceux des Arabes qui habitent les cantons où
l’on trouve quelque maigres pâturages 8c un fol
propre à la culture de l’orge , nûurriftent des che¬
vaux qui font les meilleurs que l’on connoifie.
De tous les pays du monde , on cherche â fe pro¬
curer de ces chevaux, pour embellir 8c réparer
les races de cette efpece animale , qui, dans aucun
lieu de la terre , n’a ni la vite fie , ni la beauté ,
ni l’intelligence des chevaux Arabes. Les maîtres
vivent avec eux comme avec des domeftiquefr
fur le fer vice , fur l’attachement defquels ils peu-'
vent compter j 8c il leur arrive ce qui eft com-
philofophique & politique. 279
m\xn à tous les peuples nomades , fui -tout a ceux
qm traitent les animaux avec borne 5 les animaux
& les hommes prennent quelque chofe de Tefprit
& tdes mœurs les uns des autres. Ces Arabes ont
de la (implicite , de la douceur , de la docilité >
&c les religions différentes qui ont régné dans ces
contrées , les gouvememçns dont ils ont été les
fujetsou les tributaires, ont altéré bien peu le
caraétere cju’ils avoient reçu du climat ou des
habitudes.
Les Arabes fixés fur l’océan Indien 8c fur la
Mer Rouge , ceux qui habitent ce qu on appelle
l’Arabie heureufe , éroient autrefois un peuple
doux , amoureux de la liberté , content de fon
indépendance , lans fonger a faire des conquêtes. Ils
étoient trop attacliés au beau ciel fous lequel ils
vivoient , à une terre qui fourni floit prefque fans
culture à leurs befoins , pour erre tentés de domi¬
ner fous un autre climat , dans d autres campagnes.
Mahomet changea leurs idées j mais il ne leur refie
plusrieii.de l’impulfion qu’il leur avoir donnée.
Leur vie fp paffe à fumer , à prendre du caffe ,
de l’opium 8c du forbet. Ces plaifirs font précédés
ou fuivis de parfums exquis qu'on brûle devant
eux, 8c dont ils reçoivent la fumée dans leurs
habits , légèrement imprégnés d’une afperfiond eau
rofe.
Avant que les Portugais enflent intercepté la
navigation de la Mer Rouge , les Arabes avoient
plus d’aélivité. Ils étoient les agens de tout le
commerce qui fe faifoit par cette voie. Aden finie
à l’extrémité la plus méridionale de l’Arabie fur
la mer des Indes ,, en étoit l’entrepôt. La fituation
de fon port qui lui procuroit des liaifons faciles
avec l’Egypte , l’Ethiopie , l’Inde 8c la Perfe ,
en avoient fait pendant plufieurs fiecles un des
28o H'fioire
plus floriffans comptoirs de TA fie. Quinze ans
après avoir réfifté au grand Albuquerque qui
vouloir le détruire en 1 5 1 3 , il fe fournit aux
Turcs, qui n en refterentpaslong-temsles maîtres.
Le roi dTIyemen qui polfede la feule portion de
l’Arabie qui mérite d’être appeliée heureufe ,
les en chalfa, & attira toutes les affaires à Moka ,
rade de fes états , qui n’avoit été jufqu’alors qu’un
village.
Elles furent d’abord peu confidérables. La myr¬
rhe , l’encens , l’aloès , le baume de la Mecque ,
quelques aromates ,, quelques drogues propres à
la médecine faifoient la bafe de ce commerce.
Ces objets , dont l’exportation continuellement
arretée par des droits exceffifs ne paffe pas aujour¬
d’hui trois cens mille roupies , étoient dans ces
tems-là plus recherchés qu’ils ne l’ont été depuis :
mais ce devroit être toujours peu de cliofe. Le
cafté fit bientôt après une grande révolution.
Le caffier vient originairement de la haute
Ethiopie , où il a été connu de tems immémo¬
rial , où il eft encore cultivé avec fuccès. M.
Lagrenée de Mezieres , un des agens les plus
éclairés que la France ait jamais employé aux
Indes , a pofifédé de fon fruit, & en a fait fou-
vent ufage. Il l’a trouvé beaucoup plus gros , un
peu plus long , moins verd , & prefque aullî
parfumé que celui qu’on a commencé à cueillir
dans l’Arabie vers la fin du feizieme fiecle.
On croit communément qu’un Mollach , nom¬
mé Chadely, fut le premier Arabe qui adopta
le caffé , dans la vue de fe délivrer d’un affou-
piiTement continuel qui ne lui permettoit pas de
vaquer convenablement à fes prières nocturnes.
Ses Derviches Limitèrent. Leur exemple entraîna
les gens de loi. On ne tarda pas à s’appercevoir
philo fophiquê & politique. i8r
«ue cette boiifon purifioit le fang par une douce
agitation , dillipoit les pefanteurs , cgayoït 1 efprir
&c ceux mêmes qui n’avoient pas befoin de fe
tenir éveillés l’adopterent. Des bords de la Mer
rouge, il pafia à Médine , à la Mecque , 6c par
des pèlerins dans tous les pays Mahomttans.
Dans ces contrées, où les mœurs ne font pas
aufii libres que parmi nous, où la jaloufie des
hommes 6c la retraite auftere des femmes rendent
la iociété moins vive , on imagina d établir des
maifons publiques , où on diftribuoit le caffe. Cel¬
les de Perfe devinrent bientôt des lieux infâmes ,
où des jeunes Géorgiens vêtus en courtifanes
repréfentoient des farces impudiques, Sc fe profti-
tuoient pour de l’argent. Lorfqu’Abas II eut fait
Cefler des diflolutions fi révoltantes, ces maifons
furent un azyle honnête pour les gens oififs , 6c un
lieu de délalfement pour les hommes occupés. Les
politiques s’y entretenoient de nouvelles} les poètes
y récitoient leurs vers , 6c les Mallahs y débi-
toient des fermons qui étoient ordinairement
payés de quelques aumônes.
Les chofes ne fe paderent pas fi paifiblement à
Conftantinople. On n’y eut pas plutôt ouvert des
caffés , qu’ils furent fréquentés avec fureur. On
n’en fortoit pas. Le grand Muphti défefpéré de voir
les mofquées abandonnées, décida que cette boif-
fon étoit comprife dans la Ibi de Mahomet , qui
interdit les liqueurs fortes. Le gouvernement qui
fert fouvent la fuperftition dont il eft quelquefois
la viétime , fit aufii-tôt fermer des maifons qui
déplaifoient fi fort aux prêtres, chargea même les
officiers de police de s’oppofer à l’ufage de cette
liqueur dans l’intérieur des familles. Un penchant
déclaré triompha de toutes ces févérités. On con¬
tinua de boire du caffé } 6c même les lieux où il
3 Si * Hiftoire
fe diftribuoit fe trouvèrent bientôt en plus grand
nombre qu’auparavant.
Au milieu du dernier fiecle , le Grand Vifïr
Kuproli fe tranfporta déguifé dans les principaux
caftes de Conftantinople. Il y trouva une foule
de gens mécontens qui , perfuadés que les affaires
du gouvernement font en effet celles de chaque
particulier , s’en entretenoient avec chaleur , &
cenfuroient avec une hardie (Te extrême la con¬
duite des généraux 3c des miniftres, Il paffa delà
dans les tavernes où l’on vendoit du vin. Elles
atoienr remplies de gens fimples , la plupart foldats ,
qui , accoutumés à regarder les intérêts de l’état
comme ceux du prince qu’ils adoraient en fîlence,
chantaient gaiement , partaient de leurs amours,
de leurs exploits guerriers. Ces dernieres fociétés
qui n’entraînoient point d’inconvénient , lui paru¬
rent devoir être tolérées j mais il jugea les pre¬
mières danger eufes dans un état defpotique. Il
les fupprima , &c perfonne n’a entrepris depuis
de les rétablir. Ce réglement qui ne s’étend pas
plus loin que la capitale de l’empire , n’y a pas
diminué l’tifage du caffé, en a peut-être étendu
la confommation. Toutes les rues , tous les mar¬
chés en offrent de tout fait ; & il n’y a point
de rnaifon où on n’en prenne au moins deux
fois le jour. Dans quelques-unes même , on en
verfe indifféramment à toute heure , parce qu’il
cft d’ufage d’en préfenter à tous ceux qui arrivent,
6c qu’il feroit également groflier de ne le point
offrir , ou de le refufer.
Dans le tems précifément qu’on fermoit les
caffés à Conftantinople , il s’en ouvroit à Londres.,
Cette nouveauté y fut introduite en i£ji par un
marchand , nommé Edouard , qui revenoit du
Levant. Elle fe trouva du goût des Anglois > &
plûlofophique & politique . 283
tontes les nations de l’Europe l’ont depuis adoptée ,
mais avec une modération inconnue dans Ils
climats où la religion a profcrit le vin.
L’arbre qui produit le caffé croît dans le terri¬
toire de BetelEigui , ville de l’Hyemen , fitué à
dix lieues de la Mer Rouge , au milieu d’un fable
aride qui , dans le tems du gros vent, obfcurcit
l’air autant ou plus qu’un brouillard épais. A deux
lieux de fes murailles , commencent des terres
labourées l’efpace de trois lieues. On trouve en-
fuite des montagnes qui courent du nord au fud.
C’eft fur ces montagnes 8c dans les vallées qu’elles
forment, qu’eft cultivé le caffé dans une étendue
de cinquante lieues de long fur quinze 3c vingt
de large. Il n’a pas également par- tout le meme
degré de perfection. Celui qui croît fur les lieux
élevés eft plus petit, plus verd, plus pefant , 3c
préféré généralement.'
On compte en Arabie douze millions d’habi-
tans qui la plupart font leurs délices du caffé.
Le bonheur de le prendre en nature eft réfervé
aux plus riches. La multitude eft réduite à la
coque & a la pellicule de cette précieufe feve.
Ces reftes méprifés lui forment une boiflon af-
fez claire, qui a le goût du caffé , fans en avoir
ni l’amertume ni la force. On trouve à vil prix ces
objets à Betelfagui , qui eft le marché général.
Ceft-là auffi que s’achete tout le caffé qui doit
fortir du pays par terre. Le refte eft porté à Moka ,
qui en eft éloigné de trente-cinq lieues , ou dans
les j)orts plus voifins de la Haye ou d’Oudeda ,
d ou il eft conduit fur de légers bâtimens à Jed-
da. Les Turcs le vont prendre dans la derniere
de ces places , 3c tous les autres peuples dans
la première.
L’exportation du caffé peut être évaluée a
2S4 Hiftoïre
douze millions cinq cens cinquante mille livres
pefant. Les compagnies Européennes entrent dans
ces achats pour un million Sc demi \ les Perfans
pour trois millions Sc demi * la flotte de Suez
pour fix millions Sc demi } l’indoftan , les Maldi¬
ves Sc les colonies Arabes de la côte d’Afrique
pour cinquante milliers , les caravanes de terre
pont* un million.
* Comme les caffés enlevés par les caravanes Sc
par les Européens font les mieux choifis , ils coû¬
tent de feize à dix-fept fols tournois la livre. Les
Perfans qui fe contentent des caffés inférieurs ne
payent la livre que de douze à treize fols. Elle
revient aux Turcs a quinze ou feize fols , parce
que leurs cargaifons font compofées en partie de
bon Sc en partie de mauvais caffé. En réduifant le
cafféà quatorze fols la livre, qui eft le prix moyen,
fon exportation annuelle doit faire entrer en Ara¬
bie huit millions fept cens quatre- vingt -cinq
nulle livres, ou trois millions fix cens foixante
mille quatre cens onze deux tiers de roupies.
Cet argent ne lui refis pas ^ mais il la met. en
état de'payer ce que les marchés étrangers verfent
de leurs productions dans fes ports de Jedaa Sc de
Moka.
Moka reçoit de l’Abiflinie des moutons , des
dents d’éléphant , de la civette Sc des efclaves..
Quelques-uns de ces malheureux relient dans le
pays , d’autres font portés dans l’indoftan ; peu
paient à Conftantinople , où on les trouve pas af-
fez difformes pour les faire eunuques. De la
côte orientale de l’Afrique, il vienr de 1 or , des
efclaves , de l’ambre , de l’ivoire ; du golfe Perfi-
que , des dattes , du tabac , du bled ; de Surate,
une quantité immenfe de groffes toiles , peu de
belles 5 de Bombay & de Pondichéry, du fer .
philofophique & politique. , z8 5
du plomb , du cuivre > qui y ont été portés d’Eu¬
rope \ de Malabar, du ris, du gingembre, du
poivre , du fafran d’Inde } du Kaire , du carda¬
mome , des planches meme } des Maldives , dy.
benjoin , du bois d’aigle, du poivre que ces ifles
fe font procurés par des échanges} du Coroman¬
del , quatre ou cinq cens balles de toiles prefque
routes bleues. La plus grande partie de c es mar-
chandifes qui peuvent être vendues deux mil¬
lions & demi de roupies, ou lîx millions cent
mille livres, trouve fa confommation dans l’inté¬
rieur du pays. Le relie, fur-tout les toiles , fe
dillribue dans l’Abiffinie , à Socotora & a la cote
orientale de l’Afrique.
Aucune des affaires qui fe traitent a Moka ,
ainfi que dans tout PHyemen, a Sanan même,
fa capitale, n’eft entre les mains des naturels du
pays. Les avanies dont ils font continuellement
menacés par le gouvernement les empêchent même
de s’y intéreffer. Toutes les marions de com¬
merce font tenues par des Banians de Surate ou de
Guzarate, qui ne manquent jamais de regagner
leur patrie aullî - tôt que leur fortune eft faite.
Ils cèdent alors leurs établiffemens à des négocians
de leur nation qui difparoillent à leur tour , pour
être remplacés par d’autres.
Autrefois les compagnies Européennes qui ont
le privilège exclufif de commercer au-delà du
cap de Bonne-efpérance , avoient établi des a gens
à Moka. Malgré une capitulation folemnelle qui
avoit fixé à deux tk un quart pour cent les droits
qffon devoit payer , ils y éprouvoient de ces
vexations fi communes en Afie. Le gouverneur
de la place , le plus fou vent efclave , leur extor-
quoit des fommes confidérables qui lui fervoient à
acheter la fureur de ceux qui entouroient le prince.
J
2S6 Hiftoire
01 celle du prince meme. Cependant les bénéfices
qu iis iaifoient fur les marchandées d'Europe qu’ils
débitoient, fur les draps fpécialement , leur fai-
foient devorer tant d humiliations. Lorfque le
Caire s’avifa de fournir ces différens objets , il
ne lut pas poliible de foutenir fa concurrence 3
&c on renonça à des établifîemens fixes.
Le commerce fe ht par des vaiifeaux partis
d’Europe avec le fer , le plomb , le cuivre , l’ar-
cent nécefTaires pour payer le cafte qu’on vouloit
acheter. Les Subrecargues chargés de ces opéra¬
tions terminaient toutes les affaires à chaque voya¬
ge. Ces expéditions d’abord affez nombreufes 8c
allez utiles tombèrent fuccelfivemeiit. Les planta¬
tions de cafté formées par les nations Européennes
dans leurs colonies , firent diminuer également
8c la confommation , 8c le prix de celui d’Arabie.
A la longue , ces voyages ne donnèrent pas allez
de bénéfices pour foutenir la cherté des expédi¬
tions direétes. Alors les compagnies d’Angleterre
8c de France prirent le parti d’envoyer, l’une de
Bombay , 8c l’autre de Pondichéry , des navires
avec des marchandées d’Europe &; des Indes à
Moka. Souvent meme elles ont eu recours à un
moyen moins difpendieux. Les Anglois& les Fran¬
çois qui naviguent d’Inde en Inde vont tous les
ans dans la Mer Rouge. Quoiqu’ils s’y défaflènt
avantageufement de leurs marchandées , il n’y
peuvent jamais former une cargaéon pour leur
retour. Il fe chargent pour un modique fret du
caffé des compagnies qui le verfent dans les vaif-
féaux qu’elles expédient de Malabar 8c de Coro¬
mandel pour l’Europe. La compagnie de Hollande
qui interdit les arméniens à fes fujets , 8c qui ne
fait point elle-même d’expédition pour le golfe
Arabique > eft privée de la part qu’elle pouvoir
philo fophique & politique. 2S7
prendre à cette branche de commerce. Elle y
a renoncé à une branche bien plus riche , c’elfc
celle de Jedda.
Jedda elb un porc fitué vers le milieu du
golfe Arabique , à vingt lieues de la ville Sainte.
Le gouvernement y eft mixte. Le Grand Seigneur
8c le Schenf de la Mecque en partagent rautorité
8c le produit des douanes. Ces droits font de huit
pour cent pour les Européens , 6c de treize pour
toutes les autres nations. Ils fe payent toujours
en marchandifes , que les adminiftrateurs forcent
les négocians du pays d’acheter fort cher. Il y a
long-tems que les Turcs qui ont été chaflcs d’A-
den > de Moka, de tout l’Elyemen , l’auroient été
de Jedda , fi l’on n’avoit craint qu’ils fe livraflent
à une vengeance qui auroit mis fin lux pèleri¬
nages 6c au commerce.
Surate envoie tous les ans trois vaiiïeaux à
Jedda. Ils font chargés de toiles de toutes les
couleurs , de châles, d’étoffes mêlées de coton
8c de foie } fouvent enrichies de fleurs d’or 6c
d’argent. Leur vente produit dix millions de li¬
vres , ou quatre millions cent foixante-fix mille
fix cens foixante-fix 6c deux tiers de roupie. Il
part pour la même deftination deux , 6c le plus
louvent trois vaifieaux de Bengale : l’un appartient
aux François , 6c les deux autres aux An glois.
Ce -font les marchands libres des deux nations qui
les expédient. Autrefois leurs compagnies s’y inté-
reiToient; aujourd’hui ces marchands n’ont pour
affociés que les Arméniens. On peut évaluer ces
cargaifons réunies à fept millions deux cens mille
livres , ou à trois millions de roupies. Elles font
compofées de ris , de gingembre , de fafran , de
fucre , qui fert de left aux vaifieaux , de quel¬
ques étoffes de -foie 3 6c d’une quantité confidé-
288 Hijîoire
rable’ de toiles , la plupart communes , ic les
autres fines. Ces vailleaux qui peuvent entrer dans
la Mer Rouge depuis le commencement de décem¬
bre jufqu’a la fin de mai , trouvent à Jedda la flot¬
te de Suez.
Elle eft ordinairement compofée de quatorze ou
quinze navires chargés de bled , de ris , d’oignons,
de feves , d’autres menus grains , 6c de bois pour
la fubfiftance de l’Arabie petrée qui eft d’une Itéri-
lité extrême. Us portent pour l’Afie de la verroterie
de Venife , du corail 6c du earabé , dont les
Indiens font des coliers 6c des braflelets. Ces
objets font fi peu confidérables , qu’on peut dire
que les Egyptiens font leurs achats avec de 1 or
6c de l’argent, mais moins d’argent que d’or. Arri¬
vés enfemble en oéfcobre , ils s’en retournent
enfemble en février avec fix millions cinq cens
milliers pefant de cafte , 6c pour fept millions
de livres en toiles ou en etoftes. Quoiqu ils n aient
que deux cens lieues a taire pour regagner leur
port, ils employent à cette navigation deux mois?
parce qu’ils font contrariés par le vent du nord
qui régné continuellement dans cette mer. Leur
ignorance eft telle que , maigre 1 habitude ou ils
font de jetter l’ancre toutes les nuits , ils fe regar¬
dent comme heureux lorfqu’ils ne perdent^ que
le fixieme de leurs vaifleaux. Qu’on joigne à ces
pertes la cherté des arméniens, les droits exceflîfs
qu’il faut payer à Suez, les vexations inévitables
dans un gouvernement opprefleur de toute induf-
trie * 6c Ton fentira que dans la fituation aétuelle
des’chofes, la liaifon de l’Europe avec l’Inde
par cette voie eft impraticable.
r Les marchandées arrivées de Surate & de Ben¬
gale , que la flotte Turque n’emporte pas , font
cenfommées en partie dans le pays , & achetées
* en
philofophique & politique . 2 fa
en plus grande quantités par les caravanes qui u
rendent tous les ans a ia Mecque.
Cette ville a toujours été chere aux Arabes. Ils
p nfoient qu’elle avoit été ia demeure a’Abraham >
6c ils accouroient de toutes parts uaiis un tLinpie
dont on le croyoït le fondateur. Mahomet trop
adroit pour entreprendre d’abohr une dévotion
h généralement établie , fe contenta d’en rectifier
1 objet. Il banrt les idoles de ce lieu révéré 5 6c
il le dédia à l’unité rie Dieu. lJour augmenter
meme le concours d’étrangers dans une cité qu’ri
deftmoit à erre ia capitale de Ion empire il or¬
donna que tous ceux qui furvroient fa loi s’y
rendiflent une fois dans leur vie., lotis peine ae
mourir en réprouvés. Ce précepte étoit accom¬
pagné d’un autre ? qui doit faire lentir que la
luperftition feule 11e le guidoit pas. 1.1 exigea que
chaque pèlerin de quelque pays qu’il lut , ache¬
tât 6c ht bénir cinq pièces de toile de coton ? pour
fervir de fuaire tant à lui 3 qu a tous ceux de
fa famille que des raifons valables auroient empê¬
che de faire ce faint voyage.'
Cette politique devoir faire de l’Arabie le centre
d’un grand commerce , lorfque le nombre des
pèlerins s’élevoit à plufieurs millions. Le zele s’eft
h fort ralenti 5 fur-tout à ia cote d’Afrique 5 dans
1 mdoftan 6c en Perfe 3 à proportion de l’éloi¬
gnement où ces pays font de la Mecque qu’011 n’y
en voit pas plus de cent cinquante mille. Ce font
des Turcs pour la plupart : ils emportent fept cens
cinquante mille pièces de toile de dix aulnes de
long chacune 5 fans compter ce que plufieurs d’en-
tr eux achètent pour revendre. Ils font invités à
ccs fpeculations par l’avantage qu’ils ont en tra*
ver fan t le défert i de n’être pas écrafés par les
douanes & les vexations qui rendent ruineufes le$
Tome L T
290 H'ftoire
échelles de Suez & de Baflora. L’argent de ces
pèlerins , celui de la flotte , celui que les Arabes
ont tiré de la vente de leur cafté va le perdre
dans les Indes. Les vaifleaux de Surate , du Mala¬
bar 3 de Coromandel , du Bengale , en emportent
tous les ans pour fix millions de roupies, 8c pour
environ le huitième de cette fournie en marchan¬
dées. Dans le partage que les nations commer¬
çantes de l’Europe font de ces richefles, les Anglois
lont parvenus à s’en approprier la portion la plus
confidérable.
Les fuccès qu’ils avoient dans les golfes Perfi-
1 o
que de Arabique les encouragèrent à poufler leur
commerce au Malabar, à la côte de Coromandel,
clans le Gange & à la Chine. Il manquoit à leur
fortune de pénétrer au Japon : ils le tentèrent
en 1672 } mais les Japonois inftruits par les Hol-
landois que le roi d’Angleterre avoit épouféla fille
du roi de Portugal , ne voulurent pas recevoir les
Anglois dans leurs ports. L’officier qui avoit été
chargé de cette tentative délicate demanda fi ,
après la mort de cette ptinceffe, les vaifleaux de
fa nation feroient admis dans l’empire : ne l*ef~
pérez pas , lui dit-on , les ordres de l'empereur
font comme la fueur qui ne rentre plus dans le
corps lorf quelle en eft f ortie .
Malgré cette contrariété, la compagnie vit croî¬
tre fes profpérités jufqu’en 1682. A cette époque,
fes aétions gagnoient deux cens foixante pour
cent } 8c quoiqu’elle eut diftribué des dividendes
fort confidérables , fon fonds meme après le paye¬
ment de fes dettes qui montoient à cinq cens
mille livres fterlings , devoit être encore d’un
mi llion cinq cens mille livres. L’efpoir de donner
olus d’étendue , plus de folidité à fes affaires
la flattoit agréablement 3 lorfqu’elle fe vit arrêtée
philofophique & politique . 1 29*
par une rivalité que fes propres iuccès a voient
fait naître.
Des négocians échauffés par la connoiffance des
gains qu’on faifoit dans l’Inde réfol urent d’y navi¬
guer. Charles II qui n’étoit lur le trône qu’un
particulier voluptueux 8c dillipateur , leur en ven¬
dit la permilïion , tandis que d’un autre coté il
tiroir de la compagnie des hommes confidérables
pour l’autorifer à pourfuivre ceux qui entrepre-
noient lur fon privilège. Une concurrence de cette
nature de voit dégénérer , 8c dégénéra en eftet
bientôt en brigandage. Les Anglois devenus enne¬
mis couraient les uns fur les autres avec un achar¬
nement , une animofité qui les décrièrent dans
les mers d’Afie. Jacques II, defpote 8c fanatique,
mais le prince de fon fiecle qui entendoit le mieux
le commerce , arrêta ce défordre } mais il n’étoit
pas fi aifé de changer les mœurs dont il avoir
ete la fource. Les agens de la compagnie que Lef-
prit de rapine avoir gagnés , interceptèrent fans
raifon même apparente les vaiffeaux de Surate.
Cette odieufe piraterie engagea une guerre dou¬
blement ruineule , 8c par les dépenfes qu’elle
entraîna , 8c par l’interruption totale des affaires
dans les riches 8c vaftes états de l’Indoftan.
Ces troubles n’étoient pas calmés, lorfque la
révolution arrivée en Angleterre en 1 688 arma
1 Europe entière. Les événemens de ces trop fan-
glantes , trop célébrés divifions font affez connus ,
mais l’on ignore que dans le cours des hoftili-
tés les armateurs François enlevèrent à la Gran¬
de-Bretagne quatre mille deux cens bâtimens mar¬
chands , qui furent évalués trente millions fier-
lings , 8c que la plupart des vaiffeaux qui reve-
noient des Indes fe trouvèrent compris dans cette
fatale lifte.
zyi Hijtoirë
Ces dépréciations furent fûmes d’üne difipo-
lition œconomique qui devoit accélérer la mine
de la compagnie. Les réfugiés François avoienc
porté en Irlande 6c en Ecoile la culture du lin ,
du chanvre. Pour encourager cette nouvelle bran¬
che d'induftrie , on crut devoir profcrire i’ufage
des toiles des Indes , excepté les moufielines 6c
celles qui étoient néceflaires au commerce d’Afri-.
que. Un corps déjà épüifé pouvoit-il réfifter à un
coup aufli imprévu , atifti accablant ?
La paix qui devoir finir tant de malheurs, y
mit le comble. Il s’éleva dans les trois royau¬
mes un cri général contre la compagnie. Ce n’étoit
pas fa décadence qui lui fufcitoit des ennemis ;
elle ne faifoit que les enhardir. Ses premiers
pas avoient été contrariés. Dès 1 615 , quelques
politiques avoient déclamé contre je commerce des
Indes orientales. Ilsl’accufoient d’affoiblir les forces
navales par une grande confommation d’hommes ,
6c de diminuer fans dédommagement les expédi¬
tions pour le Levant & pourlaRufie. Ces clameurs,
quoique contredites par des hommes éclairés ,
devinrent fi violentes vers 1628 , que la com¬
pagnie fe voyant expofée a l’animofité de lanation ,
s adrefïa au gouvernement. Elle le fupplioit d’exa¬
miner la nature de fon commerce , de le prohiber,
s’il éroit contraire aux intérêts de l’état , 6c s’il
lui étoit favorable, de l’autorifer par une déclara¬
tion publique. Le rems n’avcit qu’afioupi cette
oppofition nationale ; 6c elle fe renouvella avec
une vivacité extrême à l’époque qui nous occupe.
Ceux qui étoient moins rigides dans leurs fpécula-
tions confentoient qu’onfitle commerce des Indes ;
mais ils foutenoient qu’il devoit être ouvert a
toute la nation. Un privilège exclufif leur paroifibit
un attentat naanifefte contre la liberté. Selon eux ,
plùlofoplùqiie & politique. iqp
les peuples n avoient établi un gouvernement qu’en
vue de procurer le bien général 5 & on y porroit
atteinte, en immolant par d’odieux monopoles
l’intérêt public à des intérêts particuliers. Ils torri—
fîoient ce principe fécond & inconteftable , par
une expérience alTez recente. Durant la rébellion ,
difoient-ils , les marchands particuliers qui s’étoient
emparés des mers d’Afie , y porteront le double
des marchandées nationales qu’on demandoit
auparavant j 3c ils fe trouvèrent en état de donner
les marchandées en retour à un prix allez bas pour
fupplanter les Hollandois dans tous les marchés de
l’Europe. Ces républicains habiles , certains de
leur perte , fi les Anglois conduifoient plus long-
rems leur affaires dans les principes d’une indé¬
pendance entière , firent infinuer a Cromwel par
quelques perfonnes qu’ils avoient gagnées , de for¬
mer une compagnie exclusive. Ils furent fécondes
dans leurs menées par les ncgocians Anglois qui
faifoient alors le commerce, 3c qui fe prçmetto>ent
pour l’avenir des gains plus confidérables , lorfque
devenus feuls vendeurs, ils donneraient la loi aux
confommateurs. Le protecteur trompé par les infî-
nuations artificie.ufes des uns & des autres, renou-
veîlale monopole > mais pour fept ans feulement 5
afin de pouvoir revenir fur fes pas , s’il fe trou¬
vent qu’il eut pris un mauvais parti.
Ce parti ne paroiffoit pas mauvais à tout le
monde. Il ne manquent pas de gens qui penfoient
que le commerce des Indes ne pouvoit réuflir qu’a
l’aide d’un privilège exclufif • mais plufieurs d’en-
tr eux foutenoient que la. chartre du privilège
aétuel n’en étau pas moins nulle , parce quelle
avoir été accordée par des roi-s qui n’en avoient
pas les droits. Ils rappelloient plufieurs aétes de
cette nature cafïes par le parlement fous Edouard.
*94 Hijtoire
I 1 ï > fous Henri I V , fous Jacques I , fous d’au¬
tres régnes. Charles 1 1 avait à la vérité gagne
un procès de cette nature à la cour des plaidoyers
communs, mais fur une raifon fi puérile , qifelle
devoir décrier à jamais les prétentions des monar¬
ques ufurpateurs. Ce tribunal avoir ofé dire : que
le prince dcvoit avoir V autorité d'empêcher que
tous les fujets ne pufjent commercer avec les infi¬
dèles y dans la crainte que la pureté de leur foi
ne s'altérât.
Quoique les partis dont on a parlé euiïent des
vues particulières , oppofées même , ils fe réunif-
foient tous dans le projet de rendre le commerce
libre , de faire annuller du moins le privilège de
la compagnie. La nation en général fe déclarai t
pour eux ; mais le corps attaqué leur oppofoit fes
partifans , les miniftres, tout ce qui tenoit à la
cour 5 qui faifoit elle-même caufe commune avec
lui. Des deux côtés on employa la voie des libelles ,
de l’intrigue , de la corruption. Du choc de ces
pallions , il fortit un de ces orages dont la vio¬
lence ne fe fait guere fentir qu’en Angleterre.
Les factions , les fectes , les intérêts fe heurte¬
ront avec impétuofité. Tout , fans diffinction de
rang , d’âge, de fexe, fe partagea. Les plus grande
événemens n’a voient pas excité plus d’enthouffafme*
La compagnie , pour appuyer la chaleur de fes
défendeurs , offrit de prêter â l’état fept cens mille
livres fterlings , a condition qu’on lui laifferoit
ion privilège. Ses adverfaires offraient deux mil¬
lions pour le faire révoquer.
Les deux chambres devant qui ce grand procès
shaftruifoierit, fe déclarèrent pour les particuliers.
II leur fut permis de faire enfemble ou féparé-
ment le commerce de l’Inde , ou d’en tranfporter
le droit à qui ils voudraient : ils s’aflocierent 3 &
pJiilofophique & politique. > 295
formèrent une nouvelle compagnie. L’ancienne
obtint la permiiîion de continuer fes arméniens
jufqu’à r expiration très-prochaine de fa chartre.
Ainfi l’Angleterre eut à la fois deux compagnies
des Indes orientales autorifées par le parlement ,
au lieu d’une feule établie par l’autorité royale.
Depuis cette époque, le droit d’accorder des privi¬
lèges exclufifs , de les limiter, de les étendre, de les
anéantir, eft relié aux représentations de la nation.
On vit alors ces corps aulli ardens a fe détruire
réciproquement , qu’ils l’avoient été a s établir.
L’un de l’autre avoient goûté les avantages qui
revenoient du commerce \ de fe regardoient avec
cette jaloufie , cette haine que l’ambition de l’a¬
varice 11e manquent jamais d’infpirer. Leur divifion
qu’on foupçonna les Hollandois de fomenter ,
peut-être fur l’unique fondement qu’ils avoient
intérêt à le faire , fe manifefta par de grands éclats
en Europe, de fur-tout aux Indes. Les deux fociétés
fe rapprochèrent enfin , de finirent par unir leurs
fonds en 1701. Depuis cette époque, les affaires
de la compagnie furent conduites avec plus de
lumières, defageffe de de dignité. Les principes
du commerce qui fe développoient de plus en plus
en Angleterre influèrent fur fon adminiftration ,
autant que le permettoient les intérêts de Ion
monopole. Elle améliora fes anciens établi dé¬
mens. Elle en forma de nouveaux. Le bonheur
quelle avoit de n’avoir jamais manqué à fes en-
gagemens , lui donnoit un crédit plus étendu
que fes befoins. Ce qu’une plus grande concur¬
rence lui otoit de bénéfices , elle cherchoit a
fe le procurer par des ventes plus confidérables*
Son privilège étoit attaqué avec moins de violence ,
depuis qu’il avoit reçu lafanélion desloix, de obte¬
nu la protection du parlement.
- +>, ■ >• * ... • r
'jLLZÆm J*.
ijtoire
Quelques difgtaces paffageres troublèrent fes
pio ^erites. Les Anglois avoient formé en 1702
tin e ablilUment dans rifle de Pulocondore , dépen-
dan:e de la Cochinchine. Leur but étoit de pren¬
dre part au commerce de ce riche royaume jufqu’a-
lors négligé. Une. févérité outrée révolta feize
ioldat> Macaflat s qui faifoient partie delà garnifon.
Dans la nuit du 3 de mars iyoç , ils mirent le
f?u aux maifons du fort , & matfacrerent les Eu¬
ropéens , a mefure qu’ils fortoient pour l’éteindre.
De quarante-cinq qu’ils étoient, trente périrent de
cette maniéré , le refte tomba fous les coups des
naturels du pays , mécontens de l’infolence de ces
étrangers. La compagnie perdit par cet événement
les depenfes que lui avoit coûté fon entrepri fe ,
les fonds qui étoient dans fon comptoir , 3c les
elperances qu’elle avoit conçues.
Les malheurs qu’elle éprouva en 1719 a Suma¬
tra eurent des fuites moins funeftes. Cette grande
ifle fut fréquentée par les Anglois dès leur arrivée
aux Indes 3 mais ce ne fut qu’en 1688 qu’ils s’y
fixèrent. Ils chafferent les Hollandois de Bencouli 9
vdle conficlérable de la côte occidentale , bâtie fur
une baye large Sc commode , 3c s’établirent à
leur place. Les conquérans trouvèrent des infulaires
portés â traiter avec eux ; 3c ces difpofïtions furent
d’abord fagement cultivées. Une conduite fi mefii-
rée ne dura pas long-tems. Les agens de la compa¬
gnie ne tardèrent pas a fe livrer à cet efprit de
rapine 3c de tyrannie que les Européens portent
ii généralement en Afie. Il commença â s’élever
alors entr’eux 3c. les naturels du pays quelques nua¬
ges. Ils groffirent peu-à-peu. La défiance 3c Panimo-
fité étoient extrêmes , lorfqu’on vit Tortir de terre
a quelques milles les fondemens d’une forterefie.
Les Anglois pouvqient avoir été déterminés à cette
philo fophiquë & politique. 297
cntreprife pour s’éloigner d’un lieu marécageux '8c
ii mal fain , qu’ils le regardoient comme leur tom¬
beau. On n’en jugea pas ainfi. Ses habitans, dans
les difpofitions où ils étoient, crurent que c’étoit
un moyen imaginé pour appefantir, pour éternifer
leurs fers , 8c ils prirent les armes. Tout le pays
fe joignit a eux. En moins de rien, le fort, tous
les édifices de la compagnie furent réduits en
cendres, les Anglois battus , 8c obligés de s’em¬
barquer avec ce qu’ils purent emporter d’effets.
Leur prefcription ne fut pas longue. La crainte
de retomber fous le joug de l’impitoyable Hollan¬
dais qui était en force fur la frontière , les fit r ap¬
pellera Us tirèrent de leurs défaftres l’avantage de
pouvoir achever fans contradiction le fort Mal-
boroug , où ils font encore».
Ces troubles 'étoient à peine appaif's, qu’il s’en
éleva de nouveaux dans le Malabar 8c dans d’au¬
tres contrées. Comme ils tiroient tous leur fource
de l’avarice 8c de l’inquiétude des employés de la
compagnie , elle réufîit à les finir , en abandon¬
nant les prétentions injuftes qui les avoient fait
naître. De plus grands intérêts fixèrent bientôt fon
ambition. L’Angleterre 8c la France entrèrent en
guerre en 1744. Toutes les parties de l’univers de¬
vinrent le théâtre de leurs divifions. Dans l’Inde ,
comme ailleurs , chaque nation développa fou
caradfcere. Les Anglois, toujours animés de l’efprit
de commerce, attaquèrent celui de leurs ennemis,
8c le détruifirent. Les François , fidèles â leur
paffion pour les conquêtes, s’emparèrent du princi¬
pal etabliflement de leurs concurrens. Les éve¬
il e mens firent voir lequel des deux peuples avoir
fuivi une direction plus fage. Celui qui ne s’étok
occupe que de fon aggrandiffement tomba dans
Ù4ie inaction entière 3 tandis que l’autre privé du
’cpB Hiftoire
centre de fa puilfance donnoic plus detendue I
fes entreprifes.
f- L’épuifement d'une compagnie, 8c la richefle
de l’autre , par où finirent les hoftilités , aident
à expliquer tout ce qui fuivit. On fait que les
deux nations entrèrent comme auxiliaires dans les
démêlés des princes de l’Inde. On fait que peu
après elles reprirent les armes pour leurs propres
intérêts. On fait qu’avant la fin des troubles *
les François fe trouvèrent chafies du continent
8c des mers d’Afie. Leur mauvaife conduite durant
cette guerre, la bonne politique de leurs ennemis,
eurent fans doute la principale influence dans cetre
révolution ; mais elles ne firent pas tout. Ceux
qui ofent remonter aux caufes éloignées 8c primi¬
tives des grandes fcenes qui font le fort du monde,
ont bien fenti que les profpérités paflees des Anglois
leur donnoient des facilités pour fe bien conduire ,
tandis que la fituation gênée de leurs rivaux les
mettoit dans l’impoflibilité de faire impunément
aucune faute. Quoiqu’il en foit de la juftefle
de cette réflexion , il efl: certain qu’à la derniere
paix la compagnie Angloife s’eft: trouvée en pof-
feflîon de l’empire dans le Bengale , fur la côte
de Coromandel 8c au Malabar.
Le Malabar proprement dit n’eft que le pays
fîtué entre le cap Comorin 8c la riviere de Neli-
ceram. Cependant , pour rendre la narration
plus claire , en nous conformant aux idées plus
généralement reçues en Europe , nous appelle¬
rons de ce nom tout Lefpace qui s’étend depuis
i’Indus j ufqu’au cap Comorin. Nous y compren¬
drons même les ifles voifines , en commençant
par les Maldives.
Les Maldives forment une longue chaîne d’ifles ,
dont les plus feptentrionales font à cent cinquante
... -
ph ilo fophique & politique. 299'
lieues du cap Comorin : la terre ferme la plus
voiline. Les narurels du pays en comptent douze
mille , dont les plus petites n offrent que des mon¬
ceaux de fables fubmergés dans les hautes marées ,
6c les plus grandes n’ont qu’une très-petite circon¬
férence. De tous les canaux qui les féparent , il
n’y en a que quatre qui puiffent recevoir des vaif-
faux. Les autres font Ci peu profonds, qu’on y
trouve rarement plus de trois pieds d’eau. On
conjecture avec fondement que toutes ces diffe¬
rentes iiles n’en faifoient autrefois qu’une , que
l’effort des vagues 6c des courans , ou quelque
grand accident de la nature aura divife en plu-
Leurs port i or s.
Il eft vraifemblable que cet archipel fut origi¬
nairement peuple par des hommes venus de Mala¬
bar. Dans la fuite , les Arabes y pafferent , en ufur-
perent la fouveraineté , 6c y établirent leur reli¬
gion. Les deux nations n’en faifoient plus qu’une ,
lorfque les Portugais peu de tems après leur arri¬
vée aux Indes la mirent fous le joug. Cette tyrannie
dura peu. La garnifon qui en tenoit les chaînes
fut exterminée , 6c les Maldives recouvrèrent leur
indépendance. Depuis cette époque , elles font
foumifes comme tout le refte de l’orient à un
defpote qui tient fa cour à Male , 6>c qui a aban¬
donné toute l’autorité aux prêtres. Il eft le feul
négociant de Les états.
Une pareille adminiftration 6c la ftérilité du
pays qui ne produit que des cocotiers , empê¬
chent le commerce d’y être confidérable. Les expor¬
tations fe réduifent à des cauris , du poiffon
du kaire.
Le kaire eft l’écorce du cocotier , dont on fak
des cables qui fervent à la navigation dans 1 Inde.
Nulle part il n’eft aufli bon 3 auiîi abondant qu’aux
o 6 Hijtoire
Maldives. On en porte une grande quantité avec
des cauris à Ceyian , où ces marchandées font
échangées contre des noix d’areque.
Le poiflon appelle dans le pays complemafle
eft feché au foleil. On le fale en le plongeant dans
1 eau de la mer à plufleurs reprifes. Il eft divifé
en filets de la gro fleur 6c de la longueur du doigt.
Achem en reçoit tous les ans deux cargaifons
qu’il paye avec de l’or 6c avec du benjoin. L’or
refte dans les Maldives , 6c le benjoin eft envoyé
i Moka , où il fert à acheter environ trois cens
balles de caffé néceflaires à la confommation de
ces ifles.
Les cauris font des coquilles blanches 6c lui-
fautes , grofles comme le bout du petit doigt.
La pèche s’en fait deux fois le mois , trois jours
avant la nouvelle lune, 6c trois jours après. Elle
eft abandonnée aux femmes qui entrent dans,
l’eau jufqu’à la ceinture pour les ramaffer clans les
fables de la mer : on en fait des paquets de douze
mille. Ce qui ne refte pas dans la circulation du
pays , ou qui ne va pas trouver les Hollandois ,
pafle dans le Gange. Il fort tous les ans de ce
célébré fleuve un grand nombre de batimens qui
vont porter du fucre , du ris , des toi les , quelques
autres objets moins confidérables aux Maldives,
6c qui fe chargent en retour de cauris pour envi¬
ron trois cens mille roupies. Une partie s’y difperfe
dans le Bengale , où il fert de petite mon noie.
Le refte eft enlevé par les Européens. , qui ne
fauroient s’en pafler dans leur commerce d’Afri¬
que. Ils payent la livre fix fols de France , la ven¬
dent dépuis douze jufqu’à dix-huit dans leur métro¬
pole , 6c elle vaut en Guinée jufqu’à trente-cinq.
Le royaume de Travancor qui s’étend du cap
C.omorin aux frontières dé: Coçhin n’éroit autre-
-,
philo fophiqiie & politique *
fois guere plus opulent que les Maldives. Il eft
vraifemblable qu’il ne dut qu’à fa pauvreté la
confervarion de fon indépendance , lorfque les
Mogols s'emparèrent de Maduré. Le pere du mo¬
narque aétuel donna à fa couronne plus de dignité
qu’elle n’en avoit eue. C’étoit un homme de
grand fens. Un de fes voifins lui avoit envoyé deux
ambalTadeurs dont l’un avoit commencé une ha¬
rangue prolixe que l’autre fe difpofoit à continuer.
Ne foycz pas long , la vie ejt courte ? lui dit ce
prince avec un vifage auftere. De déferteurs Fran¬
çois 3c Portugais , il forma un petit corps de trou¬
pes , qui 5 durant la paix , faifoit le fervice dans la
Citadelle de Cotate avec autant de régularité qu’on
en trouve dans nos places fortes , 3c dont il fe
fervit heureufement dans la guerre pour étendre
fes poifellions. L’intérieur de fon pays gagna à
fes conquêtes ce qui arrive rarement. h s’y éta¬
blit des manufactures grofîieres de coton 3 qui
trouvèrent d’abord un débouché à Tutucorin chez
les Hollandois , 3c qui depuis fe font portées chez
les Anglois d’Anjingue.
Il s’eft formé deux établiflemens Européens
dans le Travancor. Celui que les Danois ont à
Coleche n’eft qu’une allez petite loge d’où ils
pourroient cependant tirer régulièrement deux cens
milliers de poivre. Telle eft leur indolence ou
leur pauvreté 5 que depuis dix ans ils n’y en ont
acheté qu’une fois 3 3c encore une très - petite
quantité.
Le comptoir Anglois d’Anjingue a quatre petits
baftions fans folles , 3c une garnifon de cent cin¬
quante homme blancs ou noirs. Il eft fi tué, fur
une langue de terre fabloneufe , à l’embouchure
d’une petite riviere qui eft barrée les trois quarts
du tems par des fables. Son aidée eft fort peiK
!
Hijîolre
p!ce, & remplie de métiers. Cet établi/Iement
eiï plus utile en général aux agens de la compa¬
gnie qui y achètent pour leur compte , du poivre ,
de la grade cannelle , du très-bon kaire , qu’à la
compagnie meme , qui n’en tire que cinquante
milliers de poivre & quelques toiles de peu de
valeur,
Cochin croit fort confidérable , lorfque les Por¬
tugais arrivèrent dans l’Inde. Ils s’emparèrent de
cerre place , dont ils furent chaifés depuis par les
Hollandois. Le fouverain en la perdant avoit con-
lervé fes états > qui dans l’efpace de vingt-cinq
ans ont été envahis fuccellivement par le Tra van-
cor. Ses malheurs l’ont réduit à fe réfugier fous
les murs de fon ancienne capitale , où il fubiifte
d’environ fix mille roupies , qu’on s’eft obligé par
d’anciennes capitulations à lui donner fur le pro¬
duit de fes douanes. On voit dans le meme faux-
courg une colonie de Juifs induftrieux &: blancs ,
qui ont la folle prétention de s’y être établis au
tems de la captivité de Babylone , mais qui cer¬
tainement y font depuis très-long-tems. Une ville
entourée de campagnes très-fertiles 3 bâtie fur une
riviere qui reçoit des vaifleaux de cinq cens ton¬
neaux , & qui forme dans l’intérieur du pays plu-
fieurs branches navigables , devroit être naturelle¬
ment florifïan te. S’il n’en eft pas ainfi 3 on n’en
peut accufer que le génie opprefTeur du gouver¬
nement.
Ce mauvais efprit eft pour le moins auffi
fenftble à Calicut 3 dont l’origine eut quelque
chofe d’aflez fingulier. Si on s’en rapporte à
d’anciennes traditions 3 elles difent que lorfque
les Arabes commencèrent â s’établir aux Indes ,
dans le huitième fiecle, le fouverain de Mala¬
bar prit un goût fi vif pour leur religion que ?
philosophique & politique. 30*
pou content de l’embraffer , il réfolut d’aller
finir fies jours à la Mecque. Il partagea fes états
aux princes de fa famille , à condition qu’ils
reconnoîtroient pour leur Zamorin ou leur empe¬
reur celui d entr’eux auquel il lailloit le territoire
où il s’embarquoit , & lur lequel on bâtit Calicut,
qui donna Ion nom à tout le pays. Ces liens fe
font rompus fucceffivement j mais le chef-lieu de
l’empire a du moins confervé fon indépendance.
Toutes les nations y font reçues , mais aucune n’y
domine. Le fouverain qui lui donne aujourd’hui
des loix eft Brame. C’eft prefque le feul trône de
l’Inde occupé par cette première des Caftes. On
en voit regner ailleurs de moins diftinguées. Il y
en a même de fi obfcures fur le trône , que leurs
domeftiques feroient deshonorés & chalfés d,e
leurs tributs , s’ils s’avililfoienr jufqu a manger
avec leurs monarques. Prefque par-tout les Brames
dépofitaires de la littérature ainfi que de la religion
au pays font employés par les Rajas comme minif-
rres^ou comme fécretaires.
Tout le Calicut eft mal admimftre , &c fa capi¬
tale plus mal encore. Elle n’a ni police, ni forti¬
fications. Son commerce embaraftc d’une infinité
de droit eft prefqu entièrement dans les mains de
quelques Maures les plus corrompus , les plus infi¬
dèles de 1 Afie. Un de fes plus grands avantages
eft de recevoir par la riviere de Beypour , qui
n’en eft éloignée que de deux lieues , le bois
de tek qui fe trouve en abondance dans les
plaines & fur les montagnes voifines.
Les polTeffions de la maifon de Colaftry ^
voifines de Calicut , ne font guere connues qu®
par la colonie Françoife de Mahé qui renaît de
fes cendres , & par la colonie Angloife de Tal-
îichery , qui n’a éprouvé aucun malheur. Cette
3°4 Hiftoire
derniere a un fore flanqué de quatre baftions fané
folles , une garnifon de trois cens Européens ,
de cinq cens lix payes, 6c une population d’environ
quinze mille habitans. La compagnie à qui elle
appartient en tire annuellement trois millions
pelant de poivre.
A la réfer ve de quelques principautés qui méri¬
tent à peine d’être nommées , les états dont ou
vient de parler forment proprement tout le Mala¬
bar , contrée plus agréable que riche. On n’en
exporte guère que des aromates , des épiceries.
Les plus confidérables font le bois de fandal , le
fafran d’Inde , le cardamome , le gingembre ,
la faufle cannelle 6c le poivre.
Le fandal eft un arbre de la grandeur du noyer*
îl porte un fruit inutile qui ne relLemble pas mal
aux cerifes. Son bois plus parfait au Malabar
qu’ailleurs , fi l’on en excepte le Canara , où il eft
Supérieur encore, eft rouge , jaune ou blanc. On
tire des deux dernieres efpeces une huile, dont on
fe frote le corps à la Chine , aux Indes , en Perde i
dans l’Arabie & la Turquie. On le brûle auffi en
petits morceaux dans les appartenons , où il répand
une odeur douce & falutaire. On en fait encore
des cadettes qui communiquent un parfum agréa¬
ble à ce qu’elles renferment. Le fandal rouge eft
moins eftimé , 6c n’eft guere d’ufage que dans la
médecine.
| r; Le fafran d’Inde que les médecins appellent
Carcuma eft une plante dont les feuilles reflem-
blent à celles de l’ellebore blanc : fa fleur eft d’une
très -belle couleur.de pourpre, fes fruits font
comme nos châtaignes , des hériflons dans les¬
quels la Semence ronde comme des pois eft renfer¬
mée. Sa racine qui eft amere , 6c qu’on a long-
çèms - regardée comme apéritive étoit employée
autrefois
philofophique & politique. 305-
autrefois pour la guérifon de la jaunifTe. L es
indiens s’en fervent pour teindre en jaune , 3c
elle entre dans l’alfaifonhement de prefque tous
leurs mets.
Le cardamome eft Une graine qui entre dans
là plupart des ragoûts Indiens. Sa rêprodu&iori
fe fait fans quon feme 3c fans cju’ofi plahte. Il
fuffit après la faifdri des pluies de mettre le feit
à 1 herbe qui l’a produite. Souvent on la mêle avec
1 ’areqùe le le bétel ; quelquefois on la mâche
apres. La petite , 3c la plus eftimée , eft celle qui
fe trouve dans le territoire de Cahanor. La méde¬
cine s’en fert principalement pour aider k digef-
tiôn 3c pour fortifier l’eftomad
Le gingembre eft une plante dont la racine
eft blanche , tendre , 3c d’un goût prefqti’aulîï
piquant que le poivre. Les IüdienS i’eft fervent
pour diminuer finfinidité naturelle du ris, qui
fait leur nourriture ordinaife. Cette épicerie mêlée
avec d’aütres doiine aux mets qu’elle âlf aifenne
un goût fort qui déplaît fouverainçment aux étran¬
gers. Cependant ceux des Européens qui arrivent
en Afie fans fortune, font forcés de s’y accoutu¬
mer. Les autres s’y habituent par compkifance
pour leurs femmes nées là plupart dans le pays.
La , comme ailleurs , il eft plus facile aux hommes
de prendre les goûts & les foibles des femmes ,
que de les en guérir. Peut-être aüllî que lé climat
exige cette maniéré de vivre.
On trouve de la faillie cannelle connue en
Europe fous îe nom de cafja tignea * à Timor ,
a Java, à Mindanao; mais celle qui croît fur
la côte de Malabar eft fort fupérieure. Si elle
étoir un peu moins épaifle , & que les bâtons tuf-
lent un peu plus longs , on la d’iftingueroit diffi¬
cilement de la véritable. Il ne faire pour en obrenit
Tome L
3 ù6 Hiftoire
les mêmes effets qu’en employer une plus grande
quantité. Son huile a la même odeur , le même
goût ; mais elle eft moins claire. Les Hollandois
défefpérant de pouvoir exterminer les arbres répan*
dus dans les forêts qui la produisent, imaginèrent
dans le tems de leur prépondérence au Malabar ,
d’exiger des Souverains du pays quils renonçaf-
fent au droit de les dépouiller de leur écorce.
Cet engagement qui n’a jamais été bien rempli,
Left encore moins depuis que la puiffance qui
l’avoit diété a perdu de fa force , 6c quelle a
augmenté le prix de la cannelle de Ceylan. Celle
de Malabar peut former aujourd’hui un objet de
deux cens mille livres pefant. La moindre partie
paiTe en Europe , où des marchands peu fideles
la vendent pour bonne : le refte fe diftribue dans,
l’Inde, où elle fe vend vingt à vingt-cinq fols
la livre , quoiqu’elle n’en ait coûté que fix. Ce
commerce eft tout entier entre les mains des Anglois
libres. Il doit augmenter , mais jamais il n ap¬
prochera de celui du poivre.
Le poivrier eft un arbrifleau dont la racine eft
petite , fibreufe 6c flexible ; elle pouffe une tige
qui , pour s’élever , a befoin d’un arbre ou d’un
échala. Son bois a des noeuds Semblables à ceux
de la vigne j 6c quand il eft fec , il reflemble
parfaitement au farinent. Ses feuilles, dont l’odeur
eft forte 6c le goût piquant, ont la figure ovale ,
mais vers l’extrémité elles diminuent 6c fe termi¬
nent en pointe. Du bouton , des fleurs qui font,
blanches-, Sortent tanrôt au milieu , tantôt à l’extré¬
mité des branches , de petites grapes. Semblables
à celles du grofeiller. Chacune contient depuis
vingt jufqu’à trente grains de poivre. On les cueille
communément en oéfobre , 6c on lexpofe au So¬
leil Sept ou huit jours. Alors ce fruit qui avoi? été
m
philofophique & politique. 307
teid d abord , & rouge enfuire, dépouillé de fa
pellicule, devient tel que nous le voyons. Le plus
gros , le plus pefant & le moins ridé , eft le rue il-
teun
Le poivrier fe plaît dans les ides de Java ,
de Sumatra, de Ceylan , mais plus particuliére¬
ment fur la cote de Malabar. On ne le fenie
point,' on le plante , & le choix des rejettons
demande une attention férieufe. Il ne donne
du fruit qu au bout de trois ans* La première an-
nee de fa fécondité & les deux qui fui vent font
li abondantes , qu’il y a des arbuftes qui pro-
uiient jufqu a lix ou fept livres de poivre. Les
récoltés vont enfuite en diminuant , & l’arbitfte
dégénéré avec une celle rapidité , qu’il ne rapporte
plus rien à la douzième année.
La culture du poivrier n’eft pas difficile. Il
lufilt de le placer dans des terres grades , & d’arra¬
cher avec foin , fur-tout les trois premières années
es heibes qui croident en abondance autour de
la racine. Comme le foleil lui eft très-nécedaire
on doit, lorfque le poivrier eft prêt à porter du
ont , élaguer les arbres qui lui fervent d’appui
ahn que leur ombre ne nuife à Ces produdions!
Après la récolté , il convient de l’émonder par le
haut. Sans cette précaution , on auroit beaucoup
de bois & peu de fruit. F
L exportation du poivre qui fut autrefois toute
entière entre les mains des Portugais , & que les
Ho an dois , les Anglois , les François fe partagent
a&uellement , peut s’élever dans le Malabar à
dix millions pefant. A dix fols la livre , c’eft un
objet de cinq millions. Il fort du pays en d’au-
très productions pour la moitié de cette fomme
Ces ventes le mettent en état de payer le iis quelle
tire du Gange & du Canara , ces grades toiles que
V z
308
iiijtûtre
lui fournirent le Mayïlour & le Bengale , diverfe?
marchandifes que l’Europe lui envoyé. La folde
en argent n’eft rien, ou peu de chofe.
Le Canara , contrée limitrophe du Malabar
proprement dit , avoir autrefois plus de richefles.
C’étoit un grenier de ris prefqu’inépuifable.
Le pays eft bien déchu , depuis qu’il a fubi le
joug d’Ayderalikan, foldat de fortune , qui a ufur-
pé fe trône de Mayflour , & qui vient de por- •
ter le ravage dans le Carnate. Le commerce de cet
état qui fe faifoit librement à Mangalor , fa capi¬
tale , a été concentre tout entier dans les mains
du conquérant , qui ne livre fes denrées qu’à ceux
qui lui portent des armes , de la poudre , toutes
lortes de munitions de guerre. On n a excepte de
cette loi que les Portugais , autrefois maîtres de
cette province, & qui y ont toujours conferve
une loge qui, feule, nourrit Goa.
Le commerce qui a fait forur Vemfe de les
lagunes , Amfterdam de fes marais , avoir fait de
Goa le centre des richelfes de llnde, le pus
fameux marché de l’univers. Il n’eft plus rien ,
& la fuperftition , les autodafés , les moines ,
étouffent jufqu’au défit de fon retabliftement. Dé¬
pouillé de tant de fertiles provinces qui recevoient
aveuglement fesloix , il ne lui eft refte que la petite
iile où il eft fitué , &£ les deux penmiules qui
forment fon port. Les ennemis qui l’entourent le
privent de toute communication avec le continent ,
& la voie de la mer eft la feule qui lui fojt ouver¬
te. Deux frégates qu’il eft encore en état ar-
mer , alTurent fes haifons avec Macao , Dm &
le Mozambique , uniques monumensde fon ancien-
ne grandeur. • «
Macao lui envoyé tous les ans deux petit,
aavires chargés de porcelaines , d auues marchant
philofophique & politique. 309
difes rebutées a Canton par les compagnies Euro¬
péennes, & qui appartiennent la plupart aux mar¬
chands Chinois. Ces bâtimens fe chargent en retour
de coton de Surate &: des parties de cardamome ,
de bois de Sandal , de fafran d’Inde , de gingem¬
bre & de poivre , que la frégate qui croiie au
1 ud a pu recueillir fur la cote. Celle qui a fa
direction au nord porte à Surate une partie de
la cargaifon de Chine , ôc y prend quelques toiles
dont elle va achever le chargement a Diu.
Cette place qui autrefois étoit regardée comme
la clef de l’Inde , eft iituée à l’entrée du golfe
de Cambaye dans une ille qui a trois mille de
long fur un demi-mille de large , &c qui tient
par un pont â la terre ferme. Elle n’eut pas été
plutôt conquife par les Portugais , que fon port qui
eft excellent pour des vaifteaux de fix cens ton¬
neaux , les plus grands qu’on armât alors , fervit
de retraite à leur marine militaire , &c devint le
centre de tout le riche commerce de Guzarate.
Sa décadence commença â la même époque, eut
les mêmes caufes que celle des autres établifle-
mens. Un événement particulier la précipita en
1670. Les Arabes de Mafcate s’approchèrent de
l’ifle pendant la nuit fur des petits bâtimens , dé¬
barquèrent à la faveur des ténèbres dans un lieu
couvert , &: s’approchèrent de la ville où ils
entrèrent fans obftacle, quand à la pointe du jour
on ouvrit les portes. Les Portugais qui tombèrent
dans leurs mains furent maflacrés, & les vaifteaux
chargés des dépouilles de la ville. Le gouverneur
de la citadelle auroit pu chafler ces Barbares avec
fon canon , mais il n’ofa s’en fervir dans la crainte
d encourir l’excommunication , dont un prêtre
imbecille Sc fanatique le menaçoit , fi quelque
boulet portoit fur une chofe Cette i^étion
V3
3 1 o Hifwire
infpira aux Arabes une confiance dont ils furent
punis. Des efdaves à qui on avoit promis la liberté
qui donne le courage , fondirent fur eux , & en
firent une horrible boucherie. Ceux qui échappè¬
rent s’enfuirent avec leur butin. L’orgueil, la tyran¬
nie & les vexations ont toujours empêché Diu
malgré fes avantages naturels de fe relever de
cette infortune. Le Mozambique n’a pas été plus
heureux.
Cette ifle que les Portugais conquirent fur les
Arabes au commencement du feizieme fiecle , eft
fituée fur la côte orientale de l’Afrique , à une demi-
lieue de la terre ferme. Elle a quatre mille de tour ,
vin port excellent , Sc des fortifications que les
Hollandois ont attaquées plufieurs fois fans pou¬
voir les prendre. Son empire, quoique plus refferré
qu’il ne fut autrefois , s’étend encore fur le cc*a-
rinent depuis Sofala jufqu’à Melinde. La nature
a placé dans ce grand efpace le fleuve de Senna ,
pour faciliter les communications entre l’océan
& l’intérieur d’un pays fi riche. Ces avantages
font perdus pour la nation qui les poffede. Au
lieu d’établir avec les Afriquains un commerce
confidérable , qui deviendrait la fource d’un bon¬
heur commun , elle fe borne à leur arracher par
des moyens odieux quelque ivoire , quelques efcla-
ves , un peu de poudre d’or. Un v ai fléau arrivé
d’Europe fe charge de ces minces objets pour Goa.
Du rebut des marchandifes de la Chine, de Guza-
rate & des comptoirs Anglois, il y forme] une
car^aifon qu’il va diftribuer au Mozambique , an
Brefil , à la Métropole.
Tel eft l’état de dégradation où font tombés
dans l’Inde les hardis navigateurs qui la décou¬
vrirent , les iiiuftres guerriers qui la fubjugue-
j'éutv Le théâtre de leur gloire , de leur opulence
4
1
1
bre. Leur fituation n’eft pas pourtant aufti défef-
pérée qu’on pourroit le croire. Ce qui leur refte
d’établiffemens feroit plus que fuffifant pour leur
redonner une grande part aux affaires de l’Ahe.
versement, les Européens gênés par le monopole
de leurs compagnies s’y rendront enfouie. Bientôt
un pavillon oublié depuis long-rems redeviendra
refpeétable. La deftruétion des Angria rend la
changement que nous propofons facile.
Au nord de Goa , commença a fe former il y
a près d’un fiecle une puiffance dont perfonne ne
prévit les accroiffemens. Le fondateur s’appelloit
Conagi Angria. Ceux qui ont écrit qu’il étoit
né Mahométan , & qu’il s’étoit fait Gentil, igno-
roient que les Indiens ne reçoivent jamais de
profélite , ôc qu’il n’auroit été admis dans au¬
cune Cafte. Il fervit d’abord comme foldat fous
un de ces gouverneurs indépendans alors fi mul¬
tipliés, & qui ne dominoient que fur un terri¬
toire fuffifant a la fubfiftance de la garnifon de
leur fortereffe. Ce petit defpote porta fi loin les
excès de fon avare injuftice , qu’il fut maffacré par
fes troupes , qui déférèrent le commandement a
Angria. Le nouveau chef devenu par cette révolu¬
tion poffefïeur de la petite ifte de Severndroog ,
ou il y avoit un port, conftruifit un léger bati¬
ment avec lequel il fe lit pirate. Il n’attaqua d’abord
que des bateaux Maures ou Indiens qui , fans être
armés a trafiquaient fur cette côte. Ses fuccès *
3ïi Hiftoîre
fon expérience, l'es avancuriers que la réputation
de fon courage 6c de la générofité attiroit auprès
de lui 3 le mirent en état d’entreprendre de plus
grandes chofes. Il fe forma un état qui s’étendoit
quarante lieues de long de la paer , 6e qui s’enfon-
ço:t jufqu’à vingt 6e trente mille dans les terres ,
félon la difoofîtion des lieux 6e la facilité de la
' V, , JL * r ' « * - * ” - >'•
défçnfe. Ce furent cependant fes opérations nava¬
les 6e celle? de fes fucceffeurs qui firent le plus
de bruit. ^Maîtres de la cote , ces pirates atta-
q noient indifféremment tous les pavillons. Outre
un grand nombre de bâtimens médiocres , ils
O # 4 ■ ■ * - -4. * • -
enlevèrent même aux nations Européennes les
plus gros vaiffeaux j le J)arby 6c la Reftauration
aux Anglais; le Inviter aux François; aux Holîan-
dois , trois vaiffeaux à la fois, dont le plus grand
avoir cinquante canons.
La politique Angloife fut déconcertée par ces
événement Elle avoir d’abord vu avec joie les
premiers brigandages qui dévoient mettre dans les
mains la plus grande partie du commerce 6c toute
la navigation , parce que les navires gtoient pins
forts & mieux équipés que ceux du pays. Cet avan¬
tage diminua, lorfque les bâtimens de Bombay
qui trafiquoient â la côte furent infultés ? leur
cargaifqn pillée, 6c les matelots faits prifonniers.
La précaution qu’on prit de n’aller plus qu’en
convoi croit tres-clicre , 6c fe trouva infuffifante.
Les vaiffeaux d’efcorte furent fouvent inquiétés ,
& quelquefois pris. Ces déprédations détermi¬
nèrent en 17 12 la compagnie â joindre fes forces
à celles des Portugais , qui avoient de fembla-
jbleV injures à venger , pour détruire le repaire
de ce? pirates. L’expédition fut honteufe 6c mal-
heureufe. Celle qu entreprirent deux ans après le§
Jiollandois avec fept vaiffeaux de guerre & deux
. philojophique & politique. 3 1 %
galiotes à bombe , ne reuffit pas mieux. Enfin le
Marate à qui les Angrias refufoient un tribut qu’ils
lui avoient long-tems paye , convint d attaquée
rennemi commun par terre , tandis que les An-
glois l’attaqueroient par mer. Cette combinai-
fon eut un fucccs complet, La plupart des ports
5e des forterefles furent enleves dans la campa*
gne de 1755. Geriats, la capitale , fucçomba 1 an¬
née fuivante; & fa reddition anéantit pour jamais
un état qui n’exiftoit que de l’infortune publique.
Malheureufement , de fes débris, s augmenta la
puifiance Marate, qui n’étoit déjaque trop redou*
.table .
Ce peuple long-tems réduit à fes montagnes ,
s^eft étendu peu-à-peu vers la mer , occupe aujour¬
d’hui le vafte efpace qui elt entre Surate & Goa ,
Ôc menace également ces deux grandes villes.
Il efl: célébré a |a côte de Coromandel vers Delhy
&c fur le Gange , par fes excurfions , par fes bri¬
gandages 5 mais fon point central , la malle de fes
forces & fa demeure fixe font au Malabar. L’ef-
prit de rapine qufil porte dans les contrées qu’il
ne fait que parcourir , il le perd dans les pro*
vinces qu?il a conquifes. On peut prédire que
Bacaim , Chaul , Dabul , tant d’autres lieux fi
long-tems opprimés par la tyrannie Portugaife ,
redeviendront quelque jour occupés par les Mara-
tes, La deftinée de Surate eft encore plus impor¬
tante.
Cette ville fut long-tems le feul port par lequel
l'empire Mogol exportait fes manufa dures , & re¬
cevoir ce qui étoit nécelfaire à fa confommation.
Pour la contenir Sc pour la défendre , on imagina
de conftruire une citadelle dont le commandement
n’avoit aucune autorité fur celui de la ville ; on
ayoit dicme Lattentign de çhoifir deux gouver-
3T4 . Hîftoire
neurs qui ne fuffent pas de caraélere à fe réunit
pour 1 opprelîîon du commerce. Des circonftan-
ces facheufes donnèrent naiflance à un troifeme
pouvoir. Les mers des Indes étoient infeétées d®
pirates qui interceptoient la navigation, 8c qui
cmpechoient les dévots Mufulmans de faire le
voyage de la hdecque. Le mogol crut le chef dune
colonie de Cafres qui s etoit établi à Rajopour ,
propre a arrêter le cours de ces brigandages 5 & il
le choifit pour fon amiral. On lui affigna pour fa
folde annuelle trois lacks de roupies qui dévoient
être pris fur les revenus du pays. Cette fomme
nayant pas été exactement payée * Famiral s’em-
para du château , & du château il opprimoit la
ville. Tout alors tomba dans la confulïon , 8c
l'avarice des Marates toujours inquiété , devint
plus vive que jamais. Depuis long-tems ces barba¬
res qui avoient étendu leurs ufurpations jufques
aux portes de la place , recevoient le tiers des im-
pofïtions pour qu’ils ne troublalïent le commerce
qui fefaifoit dans l’intérieur des terres. Ils s’étoient
contentés de cette contribution tout le tems que la
fortune ne leur a voit pas préfenté des avantages
plus confidérables : lorfqu’ils virent la fermenta¬
tion des efprits , ils ne doutèrent pas que dans fa
fureur quelqu’un des partis ne leur ouvrit les por¬
tes , & ils s’approchèrent en force des murailles.
Le commerce qui fe voyoic tous les jours à la veil¬
le d’être pillé , appel la à fon fecours les Ànglois
en 1759 , & les à s’emparer de la citadelle.
L’avantage de la tenir fous leur garde , ainlî que
1 exercice de l’amirauté , leur furent allurés par la
cour deDelhy , avec les revenus attachés aux deux
poftes. Cette révolution a rendu le calme a Sura¬
te , mais Bombay qui l’avoit faite a acquis un nou¬
veau degré de eonfidération , de richelfe & de
puiffance.
philofophiqüe & politique: 315
Cette petite ifle fituée à dix-neuf degrés de la¬
titude , n’a pas plus de vingt mille de circonfé¬
rence. Les Portuguais qui s’en étoient emparés
peu après leur arrivée aux Indes , la donnèrent
en 1 661 en dot à l’infante de Portugal qui épou-
foit Charles II, roi d'Angleterre. Ce prince la
céda à la compagnie qui ne put réuflir de long-
tems à la rendre floriffante. Perfonne ne vouloit
fe fixer dans un pays fi mal-fain , qu’il étoit palTé
en proverbe que deux moijfons à Bombay étoit la
vie d'un homme . On attribuoit cette corruption
de Pair à la mauvaife qualité des eaux , à la fi-
tuation des terres balles 6c marécageufes , à la
puanteur du poifibn qu’on emplôyoit au lieu de
fumier pour engraifier les pieds des arbres. Ces
principes de deftruétion furent corrigés le plus
qu’il fut poflible , & la colonie parvint avec le
tems à avoir quelque falubrité. La population
augmentait à mefure que les caufes de mort di-
minuoient , 6c on compte aujourd’hui cinquante
mille Indiens nés dans Pille , ou attirés par la
douceur du gouvernement. Quelques-uns s’occu¬
pent de la culture du ris \ un plus grand nombre
de celle des cocotiers qui couvrent les campa¬
gnes , & les autres fervent à la navigation 6c à
d’utiles travaux qui fe multiplient tous les jours.
Bombay ne fut d’abord regardé que comme
un port excellent qui en tems de paix fervoit de
relâche aux vailleaux marchands qui fréquente-
roient la cote de Malabar , 6c durant la guerre
d’Hivernage , aux efeadres que le gouvernement
envoyeroit dans l’Inde. C’étoit un avantage très-
précieux dans des mers où les bonnes rades font
fort rares , 6c où les Anglois n’en ont pas d’au-*
très. L’utilité de cet établifiement a beaucoup
augmenté depuis , la compagnie en a fait l’entre-
3}^ Hifioife
pot de tout fon commerce au Malabar , à Surate }
dans les golphes de Perfe & d’Arabie. Sapofition
y a attire des marchands Anglois qui en ont aug¬
mente 1 activité. La tyrannie des Angrias fur ce
continent y a pouffe quelques Banians , malgré
1 eloignement que des hommes qui ne boivent
point de liqueurs fpintneufes , doivent avoir pour
un fejour où les eaux ne font pas pures ; enfin
les troubles de Surate y ont fait palier quelques
nches Maures. * - ;
L mduffrie & les fonds de tant d'hommes aviJ
des de fortune ne pou voient pas être oififs. On a
tire du Malabar des bois de conffrudlion 3c du
L.iiie pour les cordages. Des Parfis venus de
Guzarate les ont mis en œuvre. Les matelots du
pays ^dirigés par des chefs Européens , fe font
trouvés en état de conduire les vaiffeaux. C’eft:
Surate qui fournit les cargaifons , partie pour fon
compte , 3c partie pour le compte des iiégocians de.
Bombay. 11 en part tous les ans deux pour Baffo-
ra, une pour Jedda, une pour Moka, 3c quel¬
quefois une pour la Chine. Toutes ces cargaifons
font d’une richeffe immenfe , on fait directement
de la colonie des expéditions moins confïdéra-
blés.
Celles de la compagnie en particulier font,
pour les comptoirs qu’elle a formés depuis Surate
jufqu’au Cap Comorin , 3c où les roupies de
Bambay qui ont remplacé celles de Surate fur
toute la côte 3c dans l'intérieur du pays , lui affu-
rent un avantage de cinq pour cent fur toutes
les nations rivales ; elles en font auffî pour Baf-
fora , pour Bender-Abafli , pour Syndi où fes éta-
bliflemens ont pour but principal la vente de fes
draps ; treize ou quatorze cens balles fujfhfent à
leur confommation. : fes liaifons avec Surate lui
philo fbphigue & politique. 3 f 7
font plus utiles : cette place lui acheté beaucoup
de fer & de plomb, quelques étoffes de laine,
& lui fournit pour fes retours une grande quan¬
tité de manufactures.
Autrefois les vaiffeaux expédiés d’Europe fe
rendoient à l’Echelle où ils dévoient trouver leur
chargement j ils s’arrêtent aujourd’hui à Bom¬
bay. Ce changement doit fon origine à l’avanta¬
ge qu’a la compagnie d’y réunir fans frais toutes
les marchandées du pays , depuis que revêtue de
la dignité d’ A mirai du çrand Mogol , elle eft obli-
gee d’avoir une marine fur la côte.
Nous n’examinerons pas fi les émolumens at¬
tachés à cette dignité <$c à celle de gardien de
la citadelle de Surate , fuflifent aux dépenfes
quelles entraînent. On en peut douter : il n’effc
pas même bien décidé que ces deux places ayent
rendu meilleure la iîtuation politique des Anglois ;
à la vérité elles les mettent en état de chafler •
tous les Européens de Malabar , mais auffi elles
ont extrêmement aigri contre eux les Marattes
qui font à portée de leur nuire de plufieurs ma¬
niérés.
Ces barbares ont pris fur les Portuguais rifle
de Salfete qui a vingt-fix mille de long &: huit
ou neuf de large : elle eft d’une abondance ex¬
trême , & avec peu de culture ; elle fournit tout
ce que peut produire la terre entre les Tropi¬
ques. On la regardoit comme le grenier de Gou ;
elle n’eft féparée de Bombay que par un canal
étroit & gneable dans les eaux baffes. Les poffef-
feurs a&uels étoient fi convaincus il y a quel¬
ques années de la facilité qu’ils trouveroient à
s’emparer de Bombay , qu’en voyant entourer les
fortifications de foffés , ils difoient avec arrogan¬
ce : laijfons-les faire ? nous ne fommes pas à pré*
3 1 * Hiftoire
fent dans te cas de rompre avec les Anglois , riïdih
fi cela arrivoit , nous remplirions dans une nuit
leurs foffés avec nos pantoufles. Cette plaifanterie
cjin pouvoit avoir alors quelque fondement , n’en
a plus depuis que l’importance de Bombay a déter¬
miné fes pofielfeurs à y ajouter beaucoup d ou¬
vrages & à y jetter une garnifon nombreufe. Les
Marates eux-mêmes en font perfuadés^ mais ils
penfent pouvoir ruiner cet établidement fans mê¬
me l’attaquer j ils n’ont pour cela, difent-ils,
qu a lui refufer des vivres à Salfete , 5c à l’empê¬
cher d'en tirer du continent. Ceux qui connoif-
fent bien les difpohtions des lieux , trouvent la
chofe très-praticable , fur-tout dans la mauvaife
moucon.
«J
Enfin depuis la faute , peut-être forcée , qu'on
a faite de remettre aux Marates tous les ports
des Angria , ces barbares augmentent tous les
jours leur marine \ déjà ils ont réduit les Hollan*
dois à ne naviguer qu’avec leurs palfe-ports qu'ils
fe font payer fort cher. Leur ambition augmen¬
tera avec leur puiifance , 5c il n'eft pas poflible
qu’à la longue leurs prétentions 5c les prétentions
des Anglois ne fe choquent.
Si nous ofions hafarder une conjeéture 5 nous
ne crainderions pas de prédire que les agens de
la compagnie feront les auteurs de la rupture. In¬
dépendamment de la paillon commune 1 tous
leurs pareils d'exciter des troubles , parce que la
confufion eft favorable à leur cupidité , ils font
rongés du dépit fecret de n'avoir eu aucune part
aux fortunes immenfes qui fe font faites au Co¬
romandel , &c fur-tout dans le Bengale. Leur ava-.
rice , leur jaloufie , leur orgueil même les porte¬
ront à peindre les Marates comme des voifins
inquiets , toujours prêts à fondre fur Bombay , à
philofophique & politique. 315)
Exagérer la facilité de dilîiper ces avantuners ,
pourvu que Ton foit en force à vanter l'avantagé
de piller leurs montagnes remplies de tréfors dt
Tlndoftan qu'ils y accumulent depuis un fiecle.
La compagnie accoutumée au rôle de conqué¬
rant , 8c qui n'a plus un befoin urgent de fes
troupes dans le Gange , adoptera un plan qui lui
préfentera une augmentation de richelle , de gloi¬
re & de puiftance. Si ceux qui craignent cet ef-
prit d’ambition réufliiîoient à la détourner de
cette nouvelle entreprife 5 elle y feroit forcément
engagée par fes employés ; 8c quelque fût l’évé¬
nement de cette guerre pour fes intérêts , il feroit
toujours favorable à ceux qui l’y auroient entraî¬
née. Ce malheur eft moins à craindre fur les côtes
de Coromandel & d’Orixa , qui s’étendent depuis
le cap Comorin jufqu’au Gange.
Les géographes 8c les hiftoriens diftinguent
toujours ces deux régions occupées par deux peu-
pies dont la langue , le génie , les habitudes ne fô
relîemblent point. Cependant comme le com¬
merce qui s’y fait eft à-peu-près le même 3 8c qu’il
s’y fait de la même maniéré , nous les défigne*
rons fous le nom général de Coromandel. Les
deux côtes ont d’autres traits de reftemblance : fur
l’une 8c fur l’autre on éprouve depuis le commen-
cement^de mai jufqu a la fin d’oétobre , une cha¬
leur exceflive qui commence à neuf heures du
matin 8c qui ne finit qu’à neuf heures du foir.
Elle eft toujours temperée durantla nuit par un vent
de mer qui vient du fud-eft ; le plus fouvent mê¬
me on jouit de cet agréable rafraîchiftement dès
les trois heures après midi: l’air eft moins embra-
fé quoique trop chaud le relie de l’année. Les
pluies font prefque continuelles dans les mois de
novembre & de décembre : un fable tout - à - fait
»
Bzo Hijtoire
aride couvre cette immenfe plage dans l'efpace de
deux mille &; quelquefois feulement d’un mille.
Piufieurs raifons firent d’abord négliger cette
région par les premiers Européens qui étoient paf-
fés aux Indes. Elle étoit feparée par des monta¬
gnes inacceflîbles du Malabar , où ces hardis na¬
vigateurs travailloient à s’établir* On n’y trouvoin
pas les aromates 8c les épiceries qui fixoient prin¬
cipalement leur attention } enfin les troubles civils
en avoient banni la tranquilité , la fureté 8c l’in-
duftrie.
A cette époque l’empire de Bifnagar qui don-
noit des loix à ce grand pays , s’écrouloit de toutes
parts. Les premiers monarques de ce bel état
avoient dû leur pouvoir à leurs taiens. On les
voyoit à la tête de leurs armées en rems de guerre.
Durant la paix , iis dirigeoient leurs confeils , ils
vifitoient leurs provinces , ils adminiftroient la
juflice. Une profpérité trop confiante les corrom¬
pit. Iis contraéterent peu-à-peu l'habitude de fe
montrer rarement aux peuples , de fe faire rendre
des honneurs divins , d’abandonner le foin des
affaires â leurs généraux 8c à leurs miniftres. Cette
conduite préparoit leur ruine. Les gouverneurs
de Vifapour, de Carnate, de Golconde , d’Orixa
fe rendirent indépendans fous le nom de Rois*
Ceux de Maduré, de Tanjaour, de MaifTour, de
Gingi 8c quelques autres ufurperent aufïî Lautorité
fouveraine , mais fans quitter leurs anciens titres
de Naick. Cette grande révolution étoit encore
récente 3 lorfque les Européens fe montrèrent fur
la cote de Coromandel.
Le commerce avec l’étranger y étoit alors peu
de chofe , il fe réduifoit aux diamans de Golconde
qui pafioient par terre à Calicut , à Surate 3 8c
de*là à Ormuzou à Suez, d’où ils fe répandoienc
en
O.',
pailofophique & politique. 32*
‘en Europe 3e en A fie. Mazuiipatam, la ville là
plus riche , la plus peuplée de ces contrées , écoir
le feul marché qu’on connut pour les toiles. Dans
luie grande foire qui s’y tenoic tous les ans , elles
étoienc achetées par des bâtmlens Arabes ôe Ma-
lois qüi fréquentoieiit la rade , Ôe par des cara¬
vanes qui y venoient de loin ; ces toiles avoient la
même deftination que les diamans.
Le goût qu’on commençoit à prendre parmi
nous pour les manufactures de Coromandel , inf-
pira la rélolution de s’y établir a toutes les nations
Européennes qui fréquentoient les mers des In¬
des ; elles n’en furent détournées ni par la diffi¬
culté de faire arriver les marchandiles de l’inté¬
rieur des terres qui n’offroient pas un fleuve na¬
vigable , ni par la privation totale des ports dans
des mers qui ne font pas tenables une partie de
Tannée j ni par la fténlité des côtes * la plupart
incultes de inhabitées , ni par la tyrannie 3c l’inf*
tâbilité du gouvernement* Ils penferent que l’in*
duftrie viendroit chercher l’argent $ que le Pegii
fourniroit des bois pour les édifices , 3e le Ben-*
gale des grains pour la fubfiftance j que neuf
nlois d’une navigation paifible feraient plus que
füffifans pour les chàrgemens , qu’il n’y auroit
qu’à fe fortifier pour fe mettre à couvert deS
Vexations des foibles Defpotes qui opprimoient
Ces contrées*
Les premietes colonies furent établies fur les
bords de la mer : quelques-unes durent leur ori¬
gine à la force : là plupart fe formèrent du con-
ientement des fouverains : toutes eurent un terrein
très-refletré. Leurs limites étaient fixées par une
baye de gros aioès 3c d’autres plantes épineufes
particulières au pays * entremêlées de cocotiers 3c
de palmiers : elle étoit impénétrable à la cavale-
Tome L X
y.it Hïfiolre
ne , d'un accès très-difficile à l’infanterie , & fer-
voit de dcfenfe contre les incurfions habites.
Avec le tems on éleva des fortifications plus fo-
lides. La tranquillité qu’elles procuraient & la
douceur du gouvernement multiplièrent en peu
de tems le nombre des colons. L’éclat ôc l’ifïdé-
pendance de ces établiflemcns blefferent plus d u¬
ne fois les princes dans les états defquels ils se¬
raient formés ; mais leurs efforts pour les anéan¬
tir furent inutiles. Chaque colonie vit augmenter
fes profpérités félon la mefure des richelfes Sc
de l’intelligence de la nation qui l’avoir fondée.
Aucune des compagnies qui exercent leur pri¬
vilège exclu fif au- delà du cap de Bonne-Efpéran-
ce , n’entreprit ie commerce des diamans : il fut
toujours abandonné aux négocians particuliers y
3c avec le tems il tomba tout entier entre les
mains des Ângiois ou des Juifs & des Arméniens
qui vivoient fous leur protection : aujourd’hui il
eft peu de chofe. Les révolutions arrivées dans
rindoftan ont écarté les hommes de ces riches
mines , & l’anarchie dans laquelle eft plongé ce
malheureux pays, ne permet pas d’efpérer qu’ils
s’en rapprochent. Lentes les fpéculations de com¬
merce à la cote de Coromandel fe rédurfent a
l’achat des toiles de coton.
On y acheté des toiles blanches dont la fa¬
brication n’efl pas affez différente de la nôtre
pour que fes détails puiffent nous intéreifer ou
nous in (traire. On y acheté des toiles imprimées
dont les procédés d’abord fervilement copiés en
Europe 5 ont été depuis fimplifiés &c perfection¬
nés par notre induftrie ; on y acheté enfin des
toiles peintes que nous n’avons pas entrepris
d’imiter. Ceux qui croyent que la chereté de no¬
tre main-d’œuvre nous a feule empêche d’adop-
», . •>»<< V* ' • -'»•
philofophique & politique. 315
ter ce genre ct induftne , font dans l'erreur : la
nature ne nous a pas donné ces fruits fa uv âges
ôc les drogues qui entrent dans la compagnon de
ccs brillantes Ôe ineffaçables couleurs qui font le
principal mérite des ouvrages des Indes • elle
nous a iurtout refufé les eaux qui leur fervent
de mordant , ïk qui bonnes a Pondichéry , lont
parfaites a Madras , à Paliacate, à Mazuhpatam 5
à Biblipatam.
Les Indiens ne luivent pas par-tout la meme
méthode pour peindre leurs toiles , foit qu’il y
ait des pratiques minutieufes particulières à cer¬
taines provinces , fort que les différens fols pro-
duifent des drogues différentes propres aux mê¬
mes ufages.
Ce feroit abufer de la patience de nos leéteurs
que de leur tracer la marche lente & pénible des
Indiens dans l’art de peindre leurs toiles. On di¬
rait qu’ils le doivent plutôt à leur antiquité qu’à
la fécondité de leur génie. Ce qui femble auto-
rifer cette conjecture , c’eft qu’ils fe font arrêtes
dans la carrière des arts fans y avoir avancé d’un
fcul pas depuis pîufieurs fiecles , tandis que nous
l’avons parcourue avec une rapidité extrême , de
que nous voyons avec une émulation pleine de
confiance l’intervalle immenfe qui nous fépare
encore du terme. A ne confidérer même que le
peu d’invention des Indiens , on ferait tenté de
croire que depuis un tems immémorial ils ont
reçu les arts qu’ils cultivent des peuples plus in-
duffrieux ; mais quand on réfléchit que ces arts
ont un rapport exclufif avec les matières, les gom¬
mes , les couleurs , les produétions de l’Inde , on
ne peut s’empêcher de voir qu’ils y font nés.
Une chofe qui pourrait furprendre , c’eft la
.modicité du prix des toiles où l’on fait entrer
X 2 -
3 H Hiftoire
toutes les couleurs j elles ne coûtent gtiere
plus que celles où il n'en entre que deux ou trois*
Mais il faut obferver que les marchands du pays
vendent à la fois à toutes les compagnies une
quantité considérable de toiles , 6e que dans les
afTortimens qu ils fourniffent ,011 ne leur demande
qu’une petite quantité de toiles peintes en toutes
couleurs , parce qu’elles ne font pas fort recher¬
chées en Europe.
Quoique toute la partie de l’Indoftan qui s’é¬
tend depuis le cap Comorin jufqu’au Gange 5 offre
quelques toiles de toutes les efpéces , on peut di¬
re que les belles fe fabriquent dans la partie orien¬
tale , les communes au milieu 3c les groffieres à
la partie la plus occidentale. On trouve des ma¬
nufactures dans les colonies Européennes oc fur
la cote. Elles deviennent plus abondantes à cinq
ou fix lieues de la mer où le coton eft plus culti¬
vé , où les vivres font à meilleur marché. On y
fait des achats qu’on poulie trente 6c quarante
lieues dans les terres. Des marchands Indiens éta¬
blis dans nos comptoirs font toujours chargés de
ces opérations.
On convient avec eux de la quantité 3c de la
qualité des marchandées qu’on veut. On en réglé
le prix fur des échantillons , & on leur donne en
paflànt le contrat, le quart ou le tiers de ce
qu elles doivent coûter. Cet arrangement tire fon
origine de la nécdlîté où ils font eux - mêmes de
faire par le miniftere de leurs affociés ou de leurs
ao-ens répandus par-tout , des avances aux ou¬
vriers , de les furveiller pour la fureté de ce ca¬
pital , 3c d’en diminuer par dégré le fond en re¬
tirant journellement les toiles à mefure qu’elles
font ouvrées. Sans ces précautions , on 11e ieroit
jamais fur de rie* dans un gouvernement telle-
pliilofophiquc & politique. 5 1 5
ment oppreflêur , que le tifferand n eft jamais en
état , ou n’ofe pas paroîrre en état de travailler
pour fon compte.
Les compagnies qui ont de îa fortune ou de la
conduite ont toujours dans leurs établillemens une
année de fond d’avance. Cette méthode leur allu¬
re pour le tems le plus convenable la quantité de
marchandifes dont elles ont befoin 3c de la qua¬
lité qu’elles le défirent > d’ailleurs leurs ouvriers,
leurs marchands qui ne font pas un in fiant fans oc¬
cupation , ne les abandonnent jamais.
Les nations qui manquent d’argent 5c de cré¬
dit ne peuvent commencer leurs opérations de
commerce qu’à l’arrivée de leurs vaiffeaux : elles
n’ont que cinq ou fix mois au plus pour l’exécution
des ordres qu’on leur envoyé d’Europe. Les mar¬
chandées font fabriquées , examinées avec préci¬
pitation , on eft meme réduit à en recevoir qu’on
connoît pour mauvaifes 5c qu’on auroit rebutées
dans un autre tems. Lanécelîité de compléter les
cargaiions & d’expécîier les bâtimens avant le
tems des ouvrages , ne permet pas d’être diffi¬
cile*
On fe trompe roic en penfant qu’on potirroît dé¬
terminer les entrepreneurs du pays a faire fabri¬
quer pour leur compte dans fefpérance de vendre
avec un bénéfice convenable à la compagnie à
laquelle ils font attachés. Outre qu’ils ne font pas
la plupart affez riches pour former un projet fi
vafle y ils ne feroient pas furs d’y trouver leur pro¬
fit. Si des événemens imprévus empêchoiem la
compagnie qui les occupe de faire fes armé¬
niens ordinaires, ces marchands n’auroient nul
débouché pour leurs toiles. L’Indien dont la
forme du vêtement exige d’autres largeurs , d’au¬
tres longueurs que celles des toiles fabriquées poux
. / i#"
• • • ,
3 1 6 I-liftoire
nous n’en voudrait pas , & les autres compagnies
Européennes fe trouvent pourvues ou allurées de
tout ce que l érendue de leur commerce exige 5
de tour ce que leurs facultés leur permettent d’a¬
cheter. La voie des emprunts imaginée pour le¬
ver cet embarras n’a pas été de ne pourroiî pas
être
utile.
C’eft la coutume dans l’Indoftan que celui qui
emprunte donne une obligation par laquelle il
s’engage à payer au créancier la fomme emprun¬
tée avec les intérêts. Pour que cet acte foit au-
tentique , il doit être ligné au moins de trois
témoins , de que Ion y ait marqué le jour , le
mois , l’année où l’on a reçu Pâment & combien
J j o
on a promis d’intérêt pat mois. Si le débiteur
rfeft pas exaét k remplir Tes engagemens , il peut
être arrêté par le prêteur au nom du gouverne¬
ment. On ne le met pas en prifon, parce qu’on
eft bien alluré qu’il ne prendra pas la fuite. Il
ne fe permetroit même pas de manger ni de boire
fans en avoir obtenu la permillion de fon créan¬
cier.
Les Indiens diftinguent trois fortes d’intérêts ?
l’un qui eft péché , l’autre qui n’eft ni péché ni
vertu 5 un troifieme qui eft vertu ? car c’eft ainfi.
qu’ils s’expriment. L’intérêt qui eft péché , eft de
quatre pour cent par mois ; l’intérêt qui n’eft ni
péché ni vertu, eft de deux pour cent par mois ?
f intérêt qui eft vertu , eft d’un pour cent par
mois. Ils prétendent que ceux qui n’exigent pas
d’avantage pratiquent un acte d’héroifme , de ils
parlent de cette maniéré cle prêter comme d’une
efpece d’aumône. Quoique les nations Européen¬
nes qui font réduites à emprunter jouiftént de
cette faveur , on fent bien fins que nous en aver-
tiffions , qu’elles n’en peuvent profiter fans fe
précipiter vers leur ruine»
•j! ..jr-1 .
> <•*' : .;/«•■ ,
. . Kl ,.s
pîiilofophique & politique . 317
Le commerce extérieur du Coromande! n’eft
point dans les mains des naturels du pays , feu¬
lement dans la partie occidentale des Mahomc-
tans , connus fous le nom de Chalias , font à
Naour &c à Porlo - novo des expéditions pour
Achem , pour Merguy , pour Siam , pour la côte
de l’eft. Outre les bâtimens alfez conlîdérables
qu'ils employent dans ces voyages , ils ont de
moindres embarquations pour le cabotage de la
côte ? pour Ceylan , pour la pêche des perles. Les
Indiens de Mazulipatam employent leur induftrie
crime autre maniéré. Ils font venir du Bengale
O
des toiles blanches qu’ils teignent ou qu’ils im¬
priment, & vont les revendre avec un bénéfice de
trente-cinq ou quarante pour cent dans les lieux
même dont ils les ont tirées.
A l’exception de ces liaifons qui font bien peu
de chofe , toutes les affaires ont pafie aux Euro¬
péens qui ont pour afifociés quelques Banians
quelques Arméniens fixés dans leurs établiflemens.
On peut évaluer à trois mille cinq cens balles la
quantité de toiles qu’on tire du Coromandel
pour les différentes échelles de l’Inde. Les Fran¬
çois en portent huit cens au Malabar , à Moka y
a Lille de France. Les Anglois douze cens à Bom-
bay , au Malabar, à Sumatra & aux Philippines*
Les Hoilandois quinze cens à leurs divers établi!-
fernens , au cap de Ronne-efpérance en particu¬
lier. A l’exception de cinq cens baies deftinées
pour Manille, qui courent chacune mille roupies
les autres font composées de marchandifes fi
communes , que leur prix primitif ne fe leve pas
aii' defius de trois cens roupies } ainfi la totalité;
des trois mille cinq cens balles ne pafie pas un
million quatre cens cinquante mille roupies.
Le Coromandel fournit à l’Europe neuf mille
• I
r
I
r
'
5 Hiftoîre _
cinq cens balles 3 huit cens, par les Danois , deux
mille cinq cens par les François, trois mille par
les Anglois > trois mille deux cens par les Hol¬
landais. Parmi ces toiles il sçn trouve unç allez
grande quantité de teintes en bleu ou de rayéçs
en rouge &c bleu , propres pour la traite des Noirs,
Les autres font de belles be tilles. , des indiennes
peintes , des mouchoirs de Mazulipatam ou de
Paliaçate. L'expérience prouve que l’une da n.s
l’autre , chacune des neuf mille cinq cens balles
ne coure que quatre cent roupies , c’eft donc trois
millions huit cent mille roupies qu’elles doivent
rendre aux atteliers dont elles foirent.
ÎL l’Europe ni P A fie ne payent entièrement
avec des métaux. Nous donnons en échange des
draps , du fer, du plomb , du cuivre , du corail 5
quelques autres articles moins confidérables.
L Alie de fon coté donne des épiceries a du poi¬
vre 5 du ris , du lucre , du bled , des dattes. Tous
ces objets réunis peuvent monter a deux millions
de roupies. Il réfuite de ce calcul que le Coro¬
mandel reçoit en argent trois millions deux cens
cinquante mille roupies.
L’Angleterre qui a acquis fur cette côte la mê¬
me fupériorité qu’elle a pris ailleurs. 5 y a formé
pluiieurs établiflemens. Elle s’ett emparée en
ï 75 7 de Maduré 3 grande ville entourée de deux
murailles flanquées de tours rondes de diftance en
di fiance avec un foflé. Ce ne font pas des vues de
commerce qui y ont fixé les çonquérans. Les toi¬
les propres pour l’eft de FA lie 8c pour F A trique 3
qui fe fabriquent dans le royaume dont elle eit
)a capitale , font la plupart portées aux comptoirs
Hollandois de la cote de la Pêcherie. L’utilité de
cette poflefiîan pour les Anglois fe borne à en
tirer des revenus plus confidérables que les de-
penfes qu’ils font obligés d’y faire.
philo fophique & politique. 32^
Trkhçnapaly quoique ruiné de fond en com¬
ble par les guerres cruelles qu’il a eu à foutenir ,
eft pour eux bien plus important. Cette forte pla¬
ce eft la porte du Tanjaour, du Mayflour , du
Maduré 3 8c leur donne une grande influence dans
ces trois états^
Ce fut uniquement pour s’aflurer d*une com¬
munication facile avec cette célébré forterefle ,
qu’ils s’emparèrent en 1749 de Divicote , dont le
territoire n’a que trois mille de tour. On ne voit
ni fur les lieux , ni au voifinage , aucune efpeçe
de manufaéture ? 8c on ne peut tirer que quelque?
bois 8c un peu de risf La garde de ce comptoir
coûte feize ou dix-fept mille roupies , ce qui ab~
forbe tout ce qu’il peut rendre» Sa pofition fur
le Col ram a fait naître de grandes efpérances. À
la vérité l’embouchure de cette riviere eft fermée
oar des fables 3 mais le canal au-delà de cette
barre eft aftez profond pour recevoir les plus
grands vaiiïeaux , 8c des gens habiles jugent que
ces fables pourraient être enlevés avec du travail
8c quelque dépenfe. Si l’on y reuftifloit , la côte
de Coromandel ne feroit plus fans port , & la na¬
tion en poffelîion du feul port qui s’y trouveroit ,
auroit pour pouffer fon commerce un moyen puif-
faut dont feroient privées les nations rivales.
Les Anglois achetèrent en 1686 Goudelour *
avec un territoire de huit mille le long de la côte ,
& de quatre mille dans l’intérieur des terres. Cette"
acquintion qu’ils avoient obtenue d’un prince In¬
dien pour la fomme de quatre vingt dix mille pa¬
godes 3 leur fut affuréa par les Mogols qui s’empa¬
rèrent du Carnate peu de tems après. Faifant ré¬
flexion dans la fuite que la place qu’ils avoient
trouvée toute établie étoit à plus d’un mille de îa
mer 5 & qu’on pouvoir lui couper les fecours qui
33a Hiftoire
lm fcroient deftinés, ils bâtirent â une portée de
canon la forte reffe de faint David , à l'entrée
d’une riviere & fur le bord de locéan Indien, Il
s’eft élevé depuis trois aidées qui avec la ville ôc
la fortereffe forment une population de foixante
mille âmes. Leur occupation eft de teindre en
bleu ou de peindre les toiles qui viennent de l'in¬
térieur des terres , 3c de fabriquer pour plus de
lix cens mille roupies des plus beaux bafins c!e
l'univers. Le ravage que les François ont porté en
1758 dans cet étabiifiement , 3c la deftruction de
fes fortifications , ne lui ont fait qu’un mal très-
pailager. Son activité paroît même augmentée
quoiqu’on n’ait pas rebâti faint David, 3< qu'on fe
foit contenté de mettre Goudelour en état de faire
une médiocre réfiftance. Un revenu de plus de
foixante mille roupies caufe tous les frais que
peut occafionner cette colonie. Mazulipatam pré¬
fente des utilités d’un autre genre.
Cette ville qui des mains des François a paflé
dans celles des Ânglois en 1779 , n'eil plus ce
qu’elle étoit lorfque les Européens doublèrent le
cap de Bonne-efpérance à la fin du quinzième fie-
cle. Il ne s’y fabrique, il ne s’y vend que peu de
toiles qui , malgré leur beauté , ne peuvent pas
former un objet d’exportation fort confidérable ;
auflî fes nouveaux maîtres regardent - ils moins
leur conquête comme un marché où ils peuvent
beaucoup acheter , que comme un marché où ils
peuvent beaucoup vendre. Par le moyen des ca¬
ravanes qui viennent de très-loin s’y pourvoir de
fel , par les liaifons qu’ils ont formées dans l’inté¬
rieur des terres , ils font parvenus à établir l’ufa-
ge de leurs draperies dans les centrées les plus
reculées du Delan , &c cette profpérité doit aug¬
menter encore. A cet avantage s'en joint un au-
j J ilcfcphique & politique, 331
tre , celui de tirer du produit du fel , du produit
des douanes cinq cens cinquante mille roupies ,
dont deux cens cinquante mille feulement font
abforbces par les frais annuels de 1 ctabüfle-
ment.
Vizagapatam eft une petite ville prefque fans
territoire , qui n’a pas quatre mille habitans. Un
mur Banque de quatre mauvais baftions , 3c une
garnifon de cent Européens 3>c de trois ou quatre
cens Cipayes , forment fa defenfe. Sa pofition en¬
tre Mazulipatam 3c Ganjam attire dans fon fein
les belles toiles de cette partie de Lorixa. Elles
confident en cinq eu fix cens balles dont le pnx
primitif doit s’élever a deux cens mille roupies.
Les marchandises qu’on tire de toutes ces pla¬
ces 3c de quelques comptoirs fubalternes qui chan¬
gent fui vaut les circonftances , font portées a
Madraz ? le centre de toutes ces affaires que la
nation fait à la côte de Coromandel.
Cette ville fut bâtie il y a un fiecle par Guil¬
laume Langhorne , dans le pays d’Arcate , 3c fur
le bord de la mer. Comme il la plaça dans un
terrein fabloneux , tout - à - fait aride 3c entière¬
ment privé d’eau potable qu’il faut tirer de plus
d un mille , on chercha les raifons qui pouvoient
l’avoir déterminé â ce mauvais choix. Ses amis
prétendirent qu’il avoit efpéré , ce qui eft en eft et
arrivé, d’attirer à lui tout le commerce de faint
Thomé, & fes ennemis i’accuferent de n’avoir
pas voulu s’éloigner d’une maîtreffe qu’il avoir
dans cette colonie Portugaife. Cet étabhftement
s’eft tellement accru avec le tems, qu’il a cté par¬
tagé en trois divifions j la première , qui fert
d’habitation â huit ou neuf cens Anglois, hom¬
mes , femmes ou enfans , 3c eft entouree d’une
muraille , peu épaiffe , défendue par quatre bai-,
3 3 1 _ H'ftoire
«.ions , faibles , de mauvaife conftruétion & fans
aucun ouvrage extérieur. Elle eft connue en Eu-
lope fous le nom du fore faint George , 3c dans
l’Inde , fous celui de Villeblanche. Au nord de
cette partie eft une autre divihon continue qu’on
nomme la Viljenoire , beaucoup plus arande &
encore plus mal fortifiée , où font les Juifs , les
Arméniens, les Maures, les plus riches d’entre
!lj marchands Indiens» Au-dela eft un fauxbouro-
tout- à- fait ouvert où vit le peuple. Outre ces
trois divifions qui compofent la ville de Madraz,
il y a deux villages très-grands 3c très-peuplés à
peu de diftance. La ville 3c fon territoire qui peut
avoir quinze mille de circonférence y contiennent
deux cens cinquante mille habitans prefque tous
nés aux Indes , de différentes caftes 3c de diverfes
religions. On diftingue entr’eux environ trois ou
quatre mille Chrétiens qui fe nomment eux-mê¬
mes Portugais 3c qui parodient être réellement
defeendus de cette nation.
Dans une fi grande population , il n’y a pas un
feul ti (fer and. Environ quinze mille ouvriers font
occupes a imprimer > à peindre les belles perfes
qui fe conformaient en Europe , une quantité con-
lidérable de toiles communes deftinées pour les
différentes échelles des mers d’Afis , fur-tout pour
les Philippines j peut-être cç>mpteroit-on quarante
nulle perfônnes dont l’induftrie eft employée a
arranger , à débiter du corail, de la verroterie
dont les femmes dans i’iiiténeur des terres ornent
leurs cheveux ou forment des colliers 3c des braf-
felets. D’autres travaux inféparables d’un erand
A 1 f . - O
entrepôt occupent beaucoup de bras*, Les colons
qui ont mérité la confiance de la compagnie fe
répendent dans i’Ârçate & dans les pays voifins.
pour y acheter les marchandises dont elle a befoiA»,
philofophique & politique. 333
Les plus cônfidérables prêtent de l’argent aux né¬
gocions Anglois qui fans être de la compagnie
ont la liberté de trafiquer dans les différentes
échelles de l’Afie > ils s’affocient avec eux ou
chargent fur leurs bâtimens des effets pour leur
propre compte» Les entreprifes réunies de la com¬
pagnie 3c des particuliers , ont fait de Madraz
une des plus opulentes , des plus importantes pla¬
ces de llnde.
Indépendamment des bénéfices que font les
Anglois fur les toiles qu’ils tirent de cette ville *
fur les draps 3c les autres marchandifes qu’ils y
vendent , les douanes , les droits fur le tabac 3c
fur le betel 3c quelques autres impofitions , leur
forment un revenu de cinq cens mille roupies*
Une garnifon de mille Européens 3c de quinze
ou dix-huit censCipayes, affure la durée de ces
avantages.
Tel eft à la cote de Coromandel l’état de la
compagnie Angloife envifagée feulement comme
corps marchand. Sous un point de vue politique ,
elle tient le Carnate , c eft-à-dire la contrée la
plus induftrieufe de ces vaftes régions , dans une
dépendance entière. Arcate , Velour , Singelpet,
Trichenapaiy , toutes les pl aces du royaume font
occupées par fes troupes. Jufqu a ce qu elle foie
rembourfée de toute les avances quelle a faites
pour placer, pour maintenir le fouverain aéhtel
furie trône, elle doit jouir des revenus du pay$
qui dans des rems plus heureux étoient de cind
millions de roupies , 3c qui font encore au moins
de trois millions 3c demi. Il eft vrai qu’il faut
prélever fur cette fomme douze cens mille rou¬
pies pour la garde du pays , 3c autant pour l’en¬
tretien du Nabab qui vit à Madraz , d’où il m
334 ^ Hiftoirc
peut pas for tir fans permiilîon ? mais il reftë
toujours de net onze cens mille roupies.
Les Anglois viennent d entamer avec le nou¬
veau Souba dû Dekan , une négociation dont le
but eft de fe faire céder au nord les quatre
Cerkars ou provinces qu avoient obtenues les
François , 6c de les poflëder aux memes condi¬
tions. S’ils réunifient , comme on a lieu de le
préfumer , à fe procurer ce grand établiflement
autour de Mazulipatam , ils tiendront dans les
fers le Coromandel comme ils y tiennent le Ben-
gale.
Le Bengale eft une vafte contrée de l'Afie ;
bornée à l'orient par le royaume d'Àfem de d’Ar~
rakan , au couchant par plufieurs provinces du
Grand-MogoL au nord par des rochers affreux,
au midi par la mer. Elle s’étend fur les deux ri¬
ves du Gange qui fe forme de diverfes fources
dans le Thibet , erre quelque-tems dans le Cau-
cafe , 6c entre dans l'Inde en traverfant les mon¬
tagnes qui font fur la frontière. Le palfage par
où il s'y décharge eft nommé le détroit de Ku-
pele, à trente lieues de Delhy. Les Indiens qui
fortent rarement de leur pays , croyent que les
fources du fleuve font dans un roc de ce détroit
qui a quelque reflemblance avec une tète de va¬
che. Ils ont un refpeét fans bornes pour un lieu
où ils voyent réunis 6c l’image d’un animal qu’ils
honorent prefque comme une divinité , 6c l’ori¬
gine d’une eau facrée qui a la vertu de les puri¬
fier de toutes leurs impuretés. Cette riviere après
avoir formé dans fon cours un grand nombre
d’illes vaftes , fertiles & bien peuplées , va fe
perdre dans l'océan par plufieurs embouchures
-dont il n’y en a que deux de connues & de fré¬
quentées.
' philofophique & politique. 335
Dans le haut de ce fleuve il y avoit autrefois
une ville nommée Palybothra. Elle étoit li an¬
cienne , que Diodore de Sicile ne craignoit pas
d’aflurer quelle avoit cté bâtie par Hercule. Ses
richefles du tems de Pline étoient célébrés dans
l’univers entier. On la regardoit comme le mar¬
ché général des peuples qui étoient en-deça &
au-delà du fleuve qui baignoit fes murs.
L’hiftoire des révolutions dont le Bengale a
été le théâtre , eft mêlée d’une infinité de fables.
On y entrevoit feulement que cet empire a été
tantôt plus , tantôt moins étendu \ qu’il a eu des
périodes heureux & des périodes malheureux ;
qu’il fût alternativement partagé en plufieurs états
àz réuni dans un feul. Un feul maître lui don-
noit des loix , lorfque Egbar , grand - pere Dau-
geugzeb en entreprit la conquête. 11 la commença
en 1 59G & elle étoit finie en 1595* Depuis cette
époque , le Bengale n’a pas ceflé de reconnoître
les Mogols pour fes fouverains. Le gouverneur
chargé de le conduire , tenoit d’abord fa cour à
Raja-Mahol : il la transféra dans la fuite à Deçà.
Depuis 1718 elle eft: à Mauxoudabat , grande
ville fituée dans les terres à deux lieues de Caf-
fimbazar. Plufieurs Nababs 8c Rajas font fubor-
donnés à ce vice-roi nommé Souba.
Ce furent long- tems les fils du Grand-Mogol
O . O
qui occupèrent ce pofte important. Ils abûferent
fi fouvent pour troubler l’empire 5 des forces 8c
des richefles dont ils difpofoient , qu’on crut de¬
voir les confier à des hommes moins accrédités 8c
plus dépendans. Les nouveaux gouverneurs ne
firent pas à la vérité trembler la cour de Delhy ,
mais ils le montrèrent peu exaéis à envoyer au
tréfor royal les tributs qu’ils recueilloient. Ce dé-
fordre augmenta encore après l’expédition dé
33 ^ Hlftoire
Kôulikan , & les chofes furent portées fî loin *
que l’empereur qui étoit hors d’étât de payer aux
Marâtres ce qu’il leur devoir , les aucôrifa en 1740
à l’aller chercher eux - mêmes dans le Bengale.
Ces brigands , aü nombre de deux cens nulle
hommes partagés en trois armées , ravagèrent ce
beau pays pendant dix ans , 8c ffeti fortireht qu’a*
près s'être fait donner des fommês immenfes.
Dans tous ces mouvemens lé gouvernement
defpotique qui eft malheureufement celui de toute
l’Inde 3 s'eft maintenu dans le Bengale i mais âuffi
un petit diftrift qui y âVoit confervé Ion indé¬
pendance, la conferve encore. Ce canton fortuné
qui peut avoir cent foixante mille d'étendue , fe
nomme Bifnapore. Il eft conduit de tems immé¬
morial par une famille BràminC dé la tribu de
Rajeputes $ c'eft-là qufon retrouve fans altération
la pureté 8c l’équité de l'ancien fyftême politique
des Indiens. On a vu jufqu'ici avec allez d’in-
différence ce gouvernement unique , le plus beau
monument , le plus intéreffant qu'il y ait fans
contredit dans le monde. 11 ne nous relie des an¬
ciens peuples que de lerain & des marbres qui
ne parlent qu’à l’imagination & à la conjecture *
interprètes peu fîdeles des mœurs & des ufages
qui ne font plus. Le philofophe tranfporté dans
le Bifnapore fe trouveroit tout-à-coup témoin de
la vie que menoient il y a plufïeurs milliers de
hecles , les premiers habitaiis de l’Inde j il Coii-
verferoit avec eux ; il fuivroit les progrès de cette
nation qui fut célébré pour aiüfl dite au fortir du
berceau ; il verrait fe former un gouvernement
qui n’ayant pour bafe qüe dés préjugés utiles,
des mœurs fnnples 8c pitres , la douceur des peu*
pies , la bonne foi des chefs a furvécu à cette fou¬
ie innombrable de légiüacions qui ffont fait que
* paraître
V
pîülofophique & politique. 337
J»aroître fur la terre avec les générations qu’elles
ont tourmentées. Plus folide , plus durable que
ces édifices qui bâtis par l’impoftufe fur l’enthou-
fiafme oppnmoient la nature , accabloient les
hommes de s’écrouloient fur les ruines meme dont
ils avoient été fondés de cimentés, le gouverne¬
ment du Bifnapore ouvrage du Climat , du ca¬
ractère & des beioins s*eft élevé , s’eft maintenu
fur des principes qui ne changent point de n’a pas
fouffert plus d’altération que ces mêmes princi¬
pes. La pofition lînguliere de cette contrée a con-
fervé fes habitans dans leur bonheur primitif de
dans la douceur de leur caraétere, en les garan-
tiffant du danger d’être conquis ou de tremper
leurs mains dans le fang des hommes. La nature
les a environnés d’eaux prêtes a inonder leurs
polfeffions , il ne faut pour cela qu’ouvrir les éclu-
fes des rivières. Les armées envoyées pour les
réduire ont été fi fouvent noyées , qu’on a renon¬
cé au projet de les alfervir. On a pris le parti de
fe contenter d’une apparence de foumiflion.
La liberté de là propriété font facrées dans le
Binafpore. On n’y entend parler ni de vol parti¬
culier , ni de vol public. Un voyageur , quel qu’il
foit , n’y eft pas plutôt entré , qu’il fixe l’atten¬
tion des loix qui fe chargent de fa fureté. On lui
donne gratuitement des guides qui le conduifent
d un lieu à un autre , de qui répondent de fa per-
ionne de de fes effets. Lorfqu’il change de con¬
ducteur , les nouveaux donnent à ceux au’ils relè¬
vent une atteftatron de leur conduite , qui eft en-
regiftree^ de envoyée enfuite au Raja. Tout le
tems qu il eft iur le territoire , il eft nourri de
voiture avec les tnarchandifes aux dépens de l’état,
a moins qu il ne demande la permifïîon de féjour-
ner plus de trois jours dans la même place; il
Tome L Y
3 3 S Hiftoirc
ell alors obligé de payer fa dépenfe , s’il n’eft.
retenu par quelque maladie ou autre accident for¬
cé. Cette bienfaifance pour des étrangers eft la
fuite du vit intérêt que les citoyens prennent les
uns aux autres. Ils font fi éloignés de fe nuire ,
que celui qui trouve une bourfe ou quelqu’autre
effet de prix , les fufpend au premier arbre 5c en.
avertit le corps- de - garde le plus prochain qui
l’annonce au public au fon du tambour. Ces prin¬
cipes de probité font li généralement reçus , qu’ils
dirigent jufqu’aux opérations du gouvernement.
De trente à quarante lacks de roupies qu’il reçoit
annuellement , fans que la culture ni Pinduftrie en
fouftrent , ce qui n’eft pas confommé par les dé-
jpenfes indifpenfables de l’état , eft employé à fon
amélioration. Le Raja peut fe livrer à des foins fî
tendres, parce qu’il ne donne aux Mogols que le
tribut qu’il juge à propos, & lorfqu’iL le juge à
propos.
Quoique le relie du Bengale foit bien éloigné
d'un pareil bonheur, toute cette province ne lailfe
pas d’être la plus riche , la plus peuplée de l’em¬
pire. Indépendamment de fes confom mations qui
font nécessairement conlîdérables , il fe fait des
exportations immenfes. Les plus importantes font
celles du Salpêtre , de l’opium , du fucre , du ris ,
du bled , du fel , des foies 5c fur-tout des toiles
de coton. Une partie de ces marchandifes va dans
l’intérieur des terres. Il paffe dans le Thibet des
toiles auxquelles on joint du fer 5c des draps ap¬
portés d’Europe. Les habitans de ces montagnes
viennent les chercher eux -mêmes à Patna & les
payent avec de la rhubarbe 5c du mufe.
La rhubarbe n’eft pas, comme on le croit com¬
munément , une plante rampante , elle croît par
touffes de diftance en diftance. Ou ae la cultive
philofophique & politique .
pas : fa graine tombe naturellement à terre 6c
produit un nouveau plan. Ceux qui la cueillent ,
coupent fa racine par morceaux pour la faire fc-
cher plus promptement , les enhlent dans une fi¬
celé 6c les fufpendent en quelque endroit , plus
ordinairement aux cornes de leurs moutons. Ils
ne voyent pas que cette méthode détruit une
des meilleures parties de la racine , parce que ce
qui eft au tour du trou fe pourrit néceflaire-
ment.
Le mufc eft une production particulière au fhibet*
11 fe forme dans un petit fie de la grofleur d’un
oeuf de poule, qui croît' en forme de vellïe fous le
ventre d’une efpece de chevreuil , entre le nom¬
bril 6c les parties naturelles. Ce n’eft dans fon
origine qu’un fang putride qui fe coagule dans le
fac de l’animal. La plus grotle veliîe ne produit
qu’une demie once de mufc. Son odeur eft natu¬
rellement fi forte, que dans l’ufage ordinaire il
faut nécessairement la tempérer en y mêlant des
parfums plus doux. Les chalfeurs avoient imaginé
pour grollir leur bénéfice , d’ôter des veilles une
partie du bon mufc, 6c de remplir ce vuide avec
du foye 6c du fang coagulé de l’animal , hachés
enfemble. Le gouvernement pour arrêter ces mé¬
langés frauduleux qui ruinaient le commerce , or~
donna que toutes les veffies avant que d’être cou-
fues , feroient vifitées par des infpedeurs qui les
fermeroient eux-mêmes 6c les fcelleroient du feau
royal. Cette précaution a empêché les fuperche-
ries qui altercient la qualité du mufc, mais non
celles qui en augmentoient le poids. On ouvre
fubtilement les veflies pour y faire couler quel¬
ques particules de plomb.
Le commerce du thibet n’eft rien en comparai-
fon de celui que le Bengale fait avecAgra,Delhy>
Y 2
34° # H'ftoire
les provinces voifines de ces fuperbes capitales»
On leur porte du iei , du fucre , de l'opium, de
la foie , des foieries , une infinité de toiles , des
mou (felines en particulier. Ces objets réunis mon¬
taient autrefois à dix-fept ou dix-huit millions de
roupies par an. Une fomme fi confidérable ne
pafloit pas fur les bords du Gange , mais elle y
raifoit relier une fomme à peu près égale qui en
feroit fortîe pour payer le tribut impofé par le
mogol , pour corrompre les grands qui l’entou-
roient , ou pour la rente des terres qu’il leur y
avoir données. Dep uis que les lieutenans de ce
prince fe font rendus comme indépendans , de¬
puis qu’ils ne lui envoyoient de fes revenus que
ce qu'ils jugent à propos , le luxe de la cour eft
fort diminué , 6c la branche d’exportation dont
on vient de parler n’eft plus fi forte.
Le commerce maritime du Bengale exercé
par les naturels du pays, n’a pas éprouvé la mê¬
me diminution ; mais auffi n’avoit-il pas autant
d’étendue. On peut le divifer en deux branches
dont le Cateck fait la meilleure partie.
Le Cateck eft un diftriét affez étendu un peu
au-deftbus de l’embouchure la plus occidentale
du Gange. Balaflor fitué fur une riviere naviga¬
ble , lui ferr de port. Les mêmes Marattes qui en
1740 avoient ravagé la côte de Coromandel,
s’emparèrent quatre ans après de cette petite pro¬
vince 6c s7 y fixèrent. Ils n’y ont pas encouragé
rinduftrie , mais ils n’ont pas ruiné , comme on
le craignoit , celle qu’ils y ont trouvée établie.
Depuis cette invafion , le Cateck continue fa na¬
vigation aux Maldives , que l’intempérie du cli¬
mat a forcé les Anglois 6c les François d’aban¬
donner. Il y porte de grofles toiles , du ris, quel¬
ques foieries , du poivre qu’il tire d’ailleurs , 8c
• philosophique & politique. 34 1
y reçoit en échange de cauris qui fervent de nion-
noie dans le Bengale , & qui font vendus aux
Européens.
Les ha b 1 tans du Gateck 8c quelques autres
peuples du bas Gange , ont des liaifons plus con-
lideiables avec le pays d’Azem. Ce royaume qu’on
croit avoir fait autrefois partie du Bengale, 8c
qui n en efl: fepare que par une riviere qui fe
jette dans le Gange , aevroit etre plus connu ,
s’il était vrai, comme on laifure , que 1’mvention
de la poudre à canon lui efl: due, quelle a pâlie
d’Afem au Pegu , & du Pegu en Chine. Ses mi¬
nes d or , d’argent , de fer , de plomb auroient
ajouré à fa célébrité, fi elles eulfent été bien ex¬
ploitées. Au milieu de ces richeiïes dont il fal¬
loir peu d’ufage , le fel dont il avoir la pallïon
lui manquoit entièrement. Il étoit réduit pour s en
procurer , à ramafler l'écume verte qui le forme
fur les eaux dormantes, a la fécher , à la brûler ~
à en faire bouillir les cendres , a les leffiver pour
en tirer un fel. La même opération étoit répétée
fur les feuilles de figuier , on ne conlommoit pas
d autre fel jufqua lepoque dont nous allons
parler.
An commencement du fiecle , quelques brames
de Bengale allèrent porter leurs fuperftirions à
Azern où on avoit le bonheur de ne fuivre que
la religion naturelle. Ils perfuaderent à ce peu¬
ple quhl feroit plus agréable à Brama s’il fubfti-
tuoit le fel pur & fain de la mer a ce qui lui eji
tenon* lreu. Le fouverain confentit à le recevoir,
a condition que le commerce exclufif en feioit
dans fe s mains, qu’il ne pourroit être porté que
par des Bengalois , 8c que les batteaux qui le con-
duiroient s arreteroient à la frontière du royau¬
me. C efl: ainli. que fe font introduites toutes ces
Y 5
34* Hiftoire
religions fadices par l’intérêt & pour Fintérêt des
prêtres qui les prèchoient & des rois qui les re-
cevoient. Depuis cet arrangement il va tous les
ans du Gange à Azem une quarantaine de bâti-
mens de cinq à fix cens tonneaux chacun , dont
les carcraifons de fel peuvent bien valoir deux
millions de roupies, fur lefquelles on gagne deux
cent pour cent. On reçoit en payement un peu
d’or &. un peu d’argent , de 1 ivoire , du mufe >
du bois d’aigle , de la gomme lacque & fur-tout
de la foie.
Cette foie unique en fon efpece 5 n’exige au¬
cun loin* Elle vient fur des arbres ou les vers
naiffent > fe nourrirent 3 font toutes leurs méta-
morphoies. L’habitant n’a que la peine de la ra-
rnalfer. Les cocons oublies fourniflent une nou-
velle femence. Pendant qu’elle fe développe ,
l’arbre pou (Te de nouvelles feuilles qui fervent
fucceffivement à la nourriture des nouveaux vers.
Ces révolutions fe repetent douze fois dans 1 an¬
née , mais moins utilement dans les tems de
pluie que dans les tems fecs. Les étoffés fabri¬
quées avec cette foie ont beaucoup de luflre ôc
peu de durée.
A la réferve de ces deux branches de naviga¬
tion ? que des raifons particulières ont confer-
vées aux naturels du pays , tous les autres bati-
mens expédiés du Gange pour les differentes
échelles de l’Inde appartiennent aux Européens &
font conftruics au Pegu.
Le Pegu eft un pays fitué fur le golphe de
Bengale entre les royaumes d’Arrakau &c deSiarrn
Les révolutions fi fréquentes dans tous les empi¬
res defpotiques de l’Afie , s’y font répétées p us
fouvent qu ailleurs. On Fa vu alternativement je
centre d’une grande puiffance & la province de
r pJiilofophique & politique : 343
plufieurs états qui rie i’égaloient pas en étendue.
Il eft aujourd’hui dans la dépendance d’Ava. Sa
religion , fesloix, fes mœurs ne différent que peu
de celle de Siam, mais fes femmes font plus un-
modeffes : non-feulement elles font nues jufqua
la ceinture , mais le vêtement qu’elles ont au-tour
des reins Sc qui leur defcend jufqu’aux génoux *
eft d’une étoffe fi claire , qu’elle ne dérobe rien à
la vue. Si Ton en croit les Peguans > cet ufige
a été introduit par une reine qui connoiffant le
penchant que fes fujets avoient pour la pedé-
raftie , chercha à y remédier en ordonnant à un
fexe de s’habiller de maniéré à pouvoir toujours
irriter les defirs de l’autre ; mais ôter la pudeur
aux femmes n’étoitpasun moyen de leur ramener
les hommes.
Le feu! port de Pegu ouvert aux étrangers s'ap¬
pelle Syriam. Les Portuguais durant leur poftérité
en furent allez long-tems les maîtres. Il jettoit
alors un grand éclat. Aujourd’hui on ne le voit
guere fréquenté que par les Européens établis au
Coromandel 8c dans le Bengale. Ces derniers
ne peuvent y vendre que quelques toiles grollîe-
res. On ne les y verroit point aller fans le be foin
de conftruire ou de radouber des vaiffeaux. Hors
Je fer 8c les cordages , ils y trouvent tous les ma¬
tériaux propres à cet objet ? d’une excellente qua¬
lité 8c à un prix honnête. Depuis qu’on s’eft dé¬
goûté de la conftruétion trop chere de Surate *
Syriam eft devenu le chantier général des bâti-
mens qui naviguent d’Inde en Inde.
Ils en exportent du bois de Teck , de îa cire*
une huile excellente pour la confervation des
vaiffeaux , de l’ivoire 8c du câlin. Tout ce que
l’univers poflede de parfait en topazes , en fap-
phirs 3 en amethiftes 8c en rubis 3 vient de Pegu*
(ni
1 1
f
lî' S
À
1 I i
* *1.1 |
• su
344 Hiftoire
On les trouve rarement à Syriam, & pour ei€
avoir , il faut pénétrer jufqu’à la cour qui fe tient
a Ava. Les Arméniens y ont pris depuis quelque
tems un tel afcendant , qu’ils rendent le com¬
merce difficile aux Européens , même aux An-
glois , les feuls qui ayent formé un établiflement
au Pegu.
Toutes les affaires paffent par les mains de
cinq ou fix courtiers. On peut leur rendre la
marchandife après l’avoir gardée trois jours , ft
on trouve qu’on a été trompé j ils repondent du
payement. S’il n’eft pas fait à l’échéance , on les
amene chez foi 3c on les y retient prifonniers.
Si cette première féverité ne réullit pas, on le
Eaifit de leurs femmes , de leurs enfans, de leurs
efclaves 3c on les attache à fa porte expofés aux
ardeurs du foleil ; ainli le vendeur court rarement
du rifque. Lorfqu’il eft prudent , il ftipule qu’il
fera payé en monnoie de cuivre , parce qu’il
pourroit être très-aifement trompé à l’alloi plus
ou moins bas de l’or 3c de l’argent qui font mar¬
chandife s comme les rubis.
Une branche plus conlîdérable de commerce
que les Européens de Bengale font avec le refte
de l’Inde, c’eft celui de l’opium. L’opium eft le
produit d’une plante appellée pavot , dont la ra¬
cine eft à peu près de la groffeur du doigt , 3c
remplie comme le refte de la plante d’un lait
amer. Sa tige qui eft ordinairement liffe 3c quel¬
quefois un peu velue à deux coudées. Sur cette
tige naiflent des feuilles femblables à celles de la
laitue , oblongues , découppées , crépues , de cou¬
leur de verd de mer. Les fleurs font en rofe.
Lorfque le pavot eft dans la force de fa fève , on
fait à fa tête une legere incilion dont il découle
quelques larmes d’une liqueur laiteufe qu’on laiffç
phîloj ophîque & politique. , 34f
fiaer 3c qu’on recueille enfuite. On répété juf*
qu’à trois fois l’opération , mais le produit va
toujours en diminuant pour la quantité 3c pour
la qualité. Après que l’opium a été recueilli , on
l’humeéte &: on le paîtrit avec de l’eau ou du
miel jufqu’à ce qu’il ait acquis la confiftance ,
la vifcofité & Féclat de la poix bien préparée*
On le réduit en petits pains. On eftime celui
qui eft un peu mou , qui obéit fous le doigt ,
qui eft inflammable , d’üne couleur brune 3c noi¬
râtre , d’une odeur forte 3c puante. Celui qui
eft fec , friable , brûlé , mêlé de terre & de fa¬
ble , doit être rejetté. Selon ces différentes pré¬
parations qu’on lui donne 3c les dofes qu on en
prend , il alfoupit , il procure des idées agréables
ou il rend furieux.
Patna fitué fur le haut Gange, eft le lieu de
l’univers où le pavot eft le plus cultivé. Ses cam¬
pagnes en font couvertes. Indépendamment de
l’opium qui va dans les terres , il en fort tous les
ans par mer trois ou quatre mille coffres , cha¬
cun du poids de trois cens livres. Le coffre fe
vend fur les lieux depuis deux cens jufqu a trois
cens roupies. Cet opium n’eft pas raffiné comme
celui de Syrie 3c de Perfe dont nous nous fervons
en Europe. Ce n’eft qu’une pâte fans prépara¬
tion qui fait dix fois moins d’effet que l’opium
raffiné.
Dans tout feft de l’Inde , on a une paflîon ex¬
trême pour l’opium. Les empereurs chinois l’ont
reprimée dans leurs états en condamnant au feu
tout vaiffeau qui porreroit cette efpece de poifon ,
toute maifon qui en recevroit. A la côte de Ma¬
lais , à Bornéo , dans les Moluques , à Java , à
Maflacar 3c à Sumatra la confommation en eft
immenfe. Ces peuples le fument avec le tabac.
54^ Hijtoire
Ceux qui veulent faire quelque action defefpérée^
s’enivrent de cette fumée. Ils fe jettera enfuite
indifféremment fur tout ce quils rencontrent 5
ils iroient fur un ennemi au-travers d’une pique.
Les Hollandois poffe fleurs de prefque tous les
lieux où l’opium fait le plus de ravage , ont été
plus touchés du bénéfice qu’ils retirent de fa
vente y que de pitié pour fes malheureufes vic¬
times. Plutôt que d’en interdire fufage * ils ont
autorifé les particuliers à maflacrer tous ceux qui
étant ivres dopium , courroient les rues avec des
armes. ,
La compagnie de Hollande faifoit autrefois le
commerce de l’opium dans fes poffeilîons. Elle en
débitoit peu , parce qu’il y avoir quatre cens pour
cent à gagner a l’introduire en fraude. En 1745 5
elle abandonna cette branche de fon commerce
à une fociété particulière , à qui elle livre une
certaine quantité d’opium à un prix convenu.
Cette fociété compofée des principaux membres
du gouvernement de Batavia , fait des gains im-
menfes parce que perfonne n’ofe s’expofer à leurs
pour fuites , en contrariant leurs intérêts par la
contrebande. La côte des Malais 8c une partie
de l’ifle de Sumatra font pourvues d’opium par
des négocians libres, Anglois 8c François, qui
gagnent plus fur cette marchandife que fur les
toiles communes qu’ils portent à ces différera
marchés.
Ils envoyent à la côte de Coromandel du ris
êc du fucre dont ils font payés en argent, a
moins qu’un heureux hazard ne leur y fade trou¬
ver quelque marchandife étrangère à bon comp¬
te. Ils expédient un ou deux vaideaux avec du
ris , des roiles 8c de la foie : le ris effc vendu à
Ceylan, les toiles au Malabar 8c la foie à Surate
✓
philofophique & politique. 34?
•dont on rapporte du coton que les manufactures
groflieres de Bengale employent utilement. Deux
ou trois bâcimens chargés de ris , de gomme lac-
que & de toileries, prennent la route de baliora
d’où ils reviennent avec des fruits fecs , de 1 eau
rofe & fur-tout de l’or. L’Arabie ne paye qu avec
de Parlent & de l’or les riches marchandises
qu’on lui porte. Le commerce du Gange avec les
autres échelles de l’Inde , fait rentrer douze mil¬
lions de roupies par an dans le Bengale. _
Quoique ce commerce pâlie par les mains de»
Européens & fe fade fous leur pavil on, il nefl
pas tout entier pour leur compte. A la vente les
Mo^ols communément bornés aux places du gou¬
vernement , prennent rarement intérêt dans ces
armemens } mais les Arméniens qui depius es
révolutions de Perle fe font fixés fur les bords
du Ganae où ils ne faifoient autrefois que des
voyages^, y placent volontiers leurs capitaux.
Les fonds des Indiens y font encore plus consi¬
dérables. L’impolïibilité où font les naturels du
pays de jouir de leurs richeffes , fous un gouver¬
nement opprelïeur , ne les empêche pas de travail¬
ler continuellement à les augmenter. Comme ils
courroient trop de rifque a le faire a découvert ,
ils font réduits à chercher des voies détournées.
Dès qu’il arrive un Européen , les Gentils qui fe
connoillent mieux en hommes qu’on ne penfe ,
l’étudient, & s’ils lui trouvent de l’économie, de
l’aftivité , de l’intelligence , ils s’offrent à lui pour
courtiers Sc pour caiffiers ; ils lui prêtent ou, ut
font trouver de l’argent à la grofie ou a interet.
Cet intérêt qui eft ordinairement de neuf pour
cent au moins , devient plus fort lorfquon elt ré¬
duit à emprunter des cheks.
Ces cheks font une famille d’indiens, puu-
34^ Hîjioîre
-anre de tems immémorial fur le Gange. Elle n’a
jamais fait de commerce maritime, mais elle a
eu toujours des âge ns dans toutes les places com¬
mercantes de 1 Afie , & des magafms dans toutes
les parties du Bengale. Ses ncheiles ont mis lona-
tems dans fes mains la banque de la Cour , la
ferme generale du pays & la direction des mon-
noies qu elle frappe tous les ans d’un nouveau
coin pour renouveller tous les ans les bénéfices
de cette opération. Tant de moyens réunis l’ont
mife en état de prêter à la fois au gouverne¬
ment dix , vingt & jufqua quarante millions de
roupies. Lorfqu’on n’a pas pu les lui rendre v on
lui a permis de fe dédommager en opprimant les
peuples. Une fortune fi prodigieufe & fi foute-
nue dans le centre de la tyrannie , au milieu des
révolutions, paraît incroyable. Il n’eft pas polli-
ole de comprendre comment cet édifice a pu s’éle-
ver ^comment fur-tout il a pu durer. Pour dé¬
brouiller ce miftere, il faut favoir que cette famille
a toujours eu une influence décidée à la cour de
IJeihy , que les Nababs & Rajas de Bengale fe
font mis dans fa dépendance ; que ce qui entoure
le oouba lui a été conftamment vendu ; que le
Jrauba lui- même self foutenu , a été précipité par
les intrigues de cette famille. Qn peut ajouter
que fes membres, fes tréfors étant difperfés , il
na jamais été poflîble de lui faire qu’un demi
mal qui lui aurait laifle plus de reflources qu’il
n en falloir pour pou lier fa vengeance aux derniers
excès. Les Européens qui fréquentoient le Gange
n’ont pas été affez frappés de ce defpotifme qui
devoir les empêcher de fe mettre dans les fers de
Lhccks. Ils y font tombés en empruntant de ces
avides financiers des fotrimes confidérables à neuf
pour cent en apparence , mais en effet à treize
philo fophique & politique. 349
la différence des mon noie s qu’on leur pré¬
voit & de celles qu’ils étoient obligés de donner
en payement. Les engagemens des compagnies
de France & de Hollande ont eu des bornes.
Ceux de la compagnie d’Angleterre n en ont point
connu. En 1755 e^e devoir aux Checks environ
douze millions de roupies.
Telle eft la conduire de ces corps confidérables
qui font les feuls agens du commerce de l’Europe
avec le Bengale. Les Portuguais qui fréquentè¬
rent les premiers cette riche, contrée, formèrent
fagement leur établiflement a Chatignan 3 porc
fitué lur la frontière d’Arrakan , non loin de la
branche la plus orientale du Gange. Les Hollan-
dois qui fans le commettre avec ces ennemis alors
redoutables , vouloient partager leur fortune >
cherchèrent le port qui fans nuire à leur projet >
les expofoit le moins aux hoftilités. En 1603 >
ils jetterent les yeux fur Balaflbr, & toutes les
compagnies > plutôt par imitation que par des
combinailons bien rationnées , fuivirent depuis
cet exemple. L’expérience leur apprit qu’il leur
convenoit de fe rapprocher des différens marchés
d’où elles tiroient leurs marchandifes, ôc elles
remontèrent le bras du Gange qui après s’être
féparé du corps du fleuve à Morchia au - deffus
de Caflimbazar, fe perd dans l’océan au voifina-
ge de Balaflor , on le nomme la riviere d’Hou-
gly. Le gouvernement du pays leur accorda la
liberté de placer des loges dans tous les lieux
abondans en manufactures , & celle de fe fortifier
fur la riviere d’Hougly.
En la remontant , on trouve d’abord Colicota
qui eft le principal établiflement de la compa¬
gnie Angloife. L’air y eft mal-fain, l’eau fauma-
tre 3 1 ancrage peu fur , & les environs n’offreni
Hifioire
que peu de manufactures. Ces inconvéméüâ
n’ont pas empêché qu’un grand nombre de riches
négocians Arméniens , Maures &: Indiens attirés
par la liberté de la fureté , n’y fixaient leur fé-
jour. Le peuple s’eft multiplié dans les propor¬
tions fur un terrein de trois ou quatre lieues de
circonférence que la compagnie poffede en toute
Souveraineté. Cette fortereffe a cet avantage que
les bâtimens qui veulent arriver aux colonies
Européennes , font forcés de palier fous fon ca¬
non.
Six lieues au-deflus, on trouve Frédéric Nagor,
fondé en 1756 par les Danois, pour remplacer
iine colonie ancienne où ils n’avoient pu fe fou-
tenir. Cet établiftement n’a encore acquis aucune
confiftance , de tout porte à croire qu’il ne fera
jamais grand chofe.
Chandernagor litué deux lieues &: demie plus
haut, appartient aux François. Il a l’inconvénient
d’être un peu dominé du côté de l’oueft , mais
fon port eft excellent , de l’air y eft auffi pur qu’il
puifte l’être fur les bords du Gange, Toutes les
fois qu’on veut élever des édifices qui doivent
avoir de la folidité , il faut comme dans tout le
refte du Bengale , bâtir fur des pilotis , parce
qu’il eft impollible de creufer la terre fans trou¬
ver l’eau à trois ou quatre pieds. Son territoire
qui 11’a guere qu’une lieue de circonférence , eft
rempli de manufactures depuis que l’invafion des
Marattes a réduit les naturels du pays à venir y
chercher un afile. O11 y fabrique une grande
quantité de mouchoirs de de mouiTelines rayées ,
qui , il faut l’avouer , ont un peu dégénéré de-
puis leur tranfplantation. Cependant cette activité
ja’a pas rendu Chandernagor le rival de Colicota ,
que Tes iramenfes richefles mettent en état de
philofophique & politique : 3 5 î
former les plus vaftes entreprifes de commer¬
ce.
A un mille de Chandernagor, on voit Chin-
chura plus connu fous le nom d’Hougly, parce
qu’il eft fitué près des fauxbourgs de cette ville ,
autrefois célébré. Les Hollandois n’y ont de pro¬
priété que celle de leur fort. Les habitations qui
l’entourent dépendent du gouvernement du pays
qui fou vent s’y fait fentir par les extorfions. Un
autre inconvénient de cet établiflement c’eft
qu’un banc de fable empêche que les vaifleaux ne
puiflent y arriver , ils s’arrêtent vingt mille au-
deffous de Colicola à Falta , ce qui multiplie les
frais d’adminiftration.
Les Portuguais avoient établi autrefois leur
commerce à Bandel , à quatre-vingt lieues de l’em¬
bouchure du Gange, & à un quart de lieue au-delfus
d’Hougly. On y voit encore leur pavillon avec
un petit nombre de miférables qui ont oublié
leur patrie après en avoir été oubliés. Les affaires
de ce comptoir fe réduifent à fournir des courti-
fans aux Mogols 3c aux Hollandois.
Si l’on en excepte le mois d’o&obre , de no¬
vembre 3c de décembre , où des ouragans fré-
quens , prefque continuels , rendent le golphe dê
Bengale impratiquable , les vaifleaux Européens
peuvent entrer le relie de l’année dans le Gange.
Ceux qui veulent remonter à ce fleuve, recon«
noiflent auparavant la pointe de Palmeros. Ils y
font reçus par des Pilotes de leur nation , fixés
à BalalTor. L’argent qu’ils portent eft mis dans
des chaloupes nommées Bots , du port de foixan-
te à cent tonneaux , qui vont toujours devant les
vaiffeaux. Ils arrivent par un canal étroit entre
deux bancs de fable dans la riviere d’Hougly.
Ils s’arrêtaient autrefois à Coulpy. Depuis ils ont
v Hijîoire
ofé braver les courans , les bancs mouvant
élevés qui femblent fermer la navigation du fleu¬
ve , & ils fe font rendus à leur deftination ref-
pe&ive. Cette audace a été fuivie de plufieurs
naufrages dont le nombre à diminué à mefure
qu’on a acquis de l’expérience Sc que l’efprit
d’obfervation s’eft étendu. Il faut efpérer que
l’exemple de l’amiral Watzon qui avec un vaif-
feau de foixante-dix canons, eft remonté jufqua
Chardenagor ne fera pas perdu. Si l’on en fait
profiter , on épargnera beaucoup de tems , de
foins & de dépenfes.
Outre cette grande navigation , il y en a une
autre pour faire arriver les marchandifes des
lieux mêmes qui les produifent au chef - lieu de
chaque compagnie. De petite flottes compofées
de quatre-vingt , cent bateaux ou même d’avan¬
tage , fervent à cet ufage. On y place des foldats
noirs ou blancs , néceffaires pour réprimer l’avi¬
dité , la tirannie des Nababs , des Rajas qu’on
trouve fur la route. Ce qu’on tire du haut Gan¬
ge, de Patna, de Caflimbazar, defeend par la ri¬
vière d’Hougly. Les marchandifes qui viennent
des autres branches du fleuve , toutes navigables
dans l’intérieur des terres 8c qui communiquent
entr’elles , fur-tout vers le bas du fleuve , entrent
dans la riviere d’Hougly par Rangafoula & Bata-
tola, à quinze ou vingt lieues de la mer. Elles
remontent de-là au principal établiflement de
chaque nation.
Il fort du Bengale pour l’Europe du mufe ,
de la lacque , du borax , du bois rouge , du poi¬
vre , des cauris , quelques autres articles peu con-
fidérables qui y ont été portés d’ailleurs. Ceux qui
lui font propres , font le falpêtre , la foie & les
foieries , les mouflelines & cent efpeces de toiles
différentes. Le
philosophique & politique. 353
Le falpêtre vient de Patna. Ii eit tiré d’une
argile tantôt noire > tantôt blanchâtre & quelque¬
fois rouffe. On la ratine en creufant une grande
fol Te dans laquelle on met cette terre mtreufe
qu’on détrempe de beaucoup d’eau & qu’on re¬
mue jiifqii â ce qu’elle fou devenue une bouillie
liquide. L’eau en ayant tiré tous les tels , 8e la
matière la plus épaiiïe s’étant précipitée au tond >
on prend les parties les plus fluides qu’on verbe
dans une autre fofïe plus petite que la première»,
Cette matière s’étant de nouveau purifiée , on
enleve le plus clair qui fumage & qui forme une
eau toute nitreufe. On la fait bouillir dans des
chaudières * on l’écume à mefure qu’elle cuit , de
Fou en tire au bout de quelques heures un fel
de nitre infiniment fupérieur â celui qu’on trouve
ailleurs.
Les Hollandois s’étoient rendus maîtres de cette
production qu’ils vendirent aux autres Européens
au prix qu’ils vouloient. On les menaça en 1754
d’enchérir fur eux , ôc par accommodement ils
eonfentirent â en abandonner un tiers aux An-
glois 8e un tiers aux François fans bénéfice. Les
naturels du pays ont enlevé depuis cette ferme
aux Hollandois , &ona foupçonné que c’étoit
■pour le compte > du moins à l’infînuation des
Anglois qui ont été conftamment favorifés par
cette compagnie. Cela devoit arriver indépen¬
damment de toute confidération étrangère ? puifi
que c’eft la nation qui acheté le plus de falpêtre.
O11 n envoyé pas des vaifleaux dans le Gange
pour les y charger de cette marchandée grofiierè *
elle 11e peut que fervir de left ; il eft donc né-
ceflfaire que la nation qui expédie le plus de bâ-
rimens pour le Bengale , ait 1111e part plus confia
dérable a cette exportation» Ce que les compas
Tome h Z
TT *T •
3 54 Hijtoire
gnies réunies en tirent pour les befoins de leurs
colonies d’Afie &c pour l’Europe , peut monter à
dix millions pefant. La livre s’achete fur les
lieux trois fols au plus , & nous eft revendue dix
fols au moins.
Caftimbazar qui s’eft enrichi de la ruine de
Maldo &c de Rajamahol, eft le marché général
de la foie de Bengale , 6c c’eft fon territoire qui
en fournit la plus grande partie. Les vers y font
élevés 6c nourris comme ailleurs , mais la cha¬
leur du climat les y fait éclore 6c profpérer tous
les mois de l’année. On y fabrique une grande
quantité d’étoffes de foie 6c de coton qui fe ré¬
pandent dans une partie de l’Afîe. Celles de foie
pure prennenr la plupart la route de Delhy. Elles
font prohibées en France , 6c le nord de l’Europe
n’en confomme guere que quelques armoifîns 6c
une quantité prodigieufe de mouchoirs de cou.
A l’égard de la foie en nature , on peut évaluer
à trois ou quatre cens milliers ce que l’Europe
en employé dans fes manufactures. En général
elle eft très-commune , mal filée 6c ne prend nul
éclat dans la teinture. On ne peut guere l’em¬
ployer que pour la trame dans les étoffes brochées.
Elle fe vend fur les lieux depuis cent vingt juf-
qu’a cent trente roupies le quintal. Les compa¬
gnies qui ont affez de fonds , d’adivité 6c d’in¬
telligence pour faire virer les foies dans leur
loge ? les ont à meilleur marché.
Il feroit long 6c inutile de faire l’énumération
de toits les endroits où fe fabriquent les coatis ,
les toiles de coton propres à faire du linge de
table , à être employées en blanc ? à être teintes
ou imprimées. U fuffira de parler de ‘Data qu’il
faut regarder comme le marché général du Ben¬
gale', celui qui réunit le plus d’efpeces de toiles.
philofophique & politique . 3 y j-
les plus belles rodes , une plus grande quantité
de toiles.
Daca eft fitué par les vingt-quatre degrés de
latitude nord» Sa fertilité & les avantages de fa
navigation en ont fait depuis fort long-tems le
centre d’un grand commerce. Elle n’en ell pas
moins reliée une des villes de l’univers les plus
défagréables. Une multitude prodigieufe de chau¬
mières , conftruites au hazard dans un tas de boue ,
au milieu defquelles quelques maifons de brique
bâties à la morefque , s’élèvent d’efpace en efpace
â peu près comme les baliveaux dans nos bois
taillifs j c’eft la peinture naturelle de cette ville ü
induftrieufe.
Les cours de Delhy & de Maufcoudabat en ti¬
rent chaque année les toiles néceffàires à leur
confomm&tion. Chacune des deux cours y entre¬
tient pour cela un agent chargé de les faire fa¬
briquer. Il a une autorité indépendante du Gou¬
vernement du lieu , fur les courtiers , tilferands ,
brodeurs , fur tous les ouvriers dont l’induftrie a
quelque rapport à l’objet de fa commiffion. On
défend à ces miférables , fous des peines pécuniai¬
res & corporelles, de vendre à qui que ce puiiïe
être , aucune piece dont la valeur excede trente
roupies. Ce n’eft qu’à force d’argent qu’ils peu-
vent fe rédimer de cette vexation.
Dans ce marche comme dans tous les autres"
les compagnies Européennes traitent avec des
courtiers Maures établis clans le lieu même , de
autorifés par le gouvernement. Elles prêtent auffi
leur nom aux particuliers de leur nation , ainfi
qu aux Indiens S c aux Arméniens fixés dans leurs
établi (Te me 11 s qui fans cette précaution feroient
surement pillés. Les Mogols eux-mêmes couvrent
fouvent fous un pareil voile leur induftrie *
, _ p
3 5^ flifioire *
pour ne payer que deux au lieu de cinq poilÉ
cent.
On diftingue dans les contrats les toiles qu’on
fait fabriquer & celles que le tifferand ofe dans
quelques endroits entreprendre pour fon compte.
La longueur ? le nombre des fils 8c le prix des
premières font fixés. On ne ftipule que la com-
mi filon pour les autres ? parce qu’il eft impoflible
de faire autrement. Les nations qui fe font un
point capital d’avoir de belles marchandifes 5 s’ar¬
rangent pour être en état de faire des avances aux
entrepreneurs dès le commencement de l’année.
Les tiflerands peu occupés en général dans ce
tems - la 3 travaillent avec moins de précipita¬
tion que dans les mois d'octobre 5 de novem¬
bre 8c de décembre > tems où les demandes font
forcées.
On reçoit une partie des toiles en écru 8c une
partie à demi-blanc. Il feroit à defirer qu’on pût
changer cet ufage. Rien n’eft plus ordinaire que
de voir des toiles d’une très-belle apparence dé¬
générer au blanchifiage. Peut-être les fabriquans
8c les courtiers prévoyent-ils ce qui arrivera , mais
les Européens n’ont pas le taét allez fin ni le coup
d’œil allez exercé pour s’y connoître. Une chofe
particulière a l’Inde , c’elt que les toiles de quel¬
que nature qu’elles foient , ne peuvent jamais
être bien blanchies 8c bien apprêtées que dans le
lieu même de leur fabrique. Si malheureufement
elles font avariées avant d’être embarquées pour
l’Europe , il faut les renvoyer aux endroits d’où
on les a tirées.
Entre les toiles qu’on acheté à Daca les plus
importantes fans comparaifon , font les moulÉeli-
nes unies , rayées 8c brodées. De toutes les con¬
trées de l’Inde * on n’en fait que dans le Bengale
philofophique & politique. 357
e>ù fe trouve le îeul coton qui y foie propre. Il
eft planté à la fin d’oétobre 3c recueilli dans le
mois de février. On le prépare tout de fuite pour
le mettre en œuvre dans les mois de mai , juin
3c juillet. G’eft la faifon des pluies. Comme le
coton prête plus 3c cafte moins , elle eft la plus
favorable pour fabriquer des moulfelines. Ceux
qui en font le refte de l’année , entretiennent
cette humidité néceflaire au coton en mettant de
l’eau immédiatement au-deffous de leur chaîne®
Voila dans quel fens il faut entendre qu’on tra¬
vaille les mouffelines dans l’eau.
A quelque degré de finefte qu’ayent été portées
ces toiles * on peut affiner qu’elles font dans un
état d’imper feétion très-fenhble. L’ufage ou eft
îe gouvernement de forcer les meilleurs manu¬
facturiers à travailler pour lui, de les mal payer 3c
de les tenir dans une eipeee de captivité , fait
qu’on craint de paroître trop habile. Par-tout la-
contrainte & la rigueur étouffent l’induftrie *
fille 3c compagne de l’aifance 3c de la liberté.
Les cours de Delhy , de Mauxoudabat font
moins difficiles fur les broderies qu’on ajoute aux
mouffelines.. A leur imitation , les gens du pays 5
les Mogols , les Patanes , les Arméniens qui en
font faire confidérablement 5 les prennent telles
qu’elles font. Cette indifférence retient Part de
broder dans un allez grand état d’imperfeétion.
Les Européens traitent pour les broderies comme
pour les mouffelines 3c les autres marchandées
avec des courtiers autorifés par le gouverne¬
ment ? auquel ils payent une contribution an¬
nuelle pour avoir ce privilège exclufif. Ces en¬
trepreneurs diftribuent aux femmes les pièces dei-
tinées pour les broderies plates , 3c aux hommes
celles en chaînette. On fe contente fouvent des
y -v
35$ ? Hiftoirc
dellins de 1 Inde; d’autre fois nous leur envoyons- *
des dellins pour les rayures , les brochures 8c les
broderies.
Huit millions de roupies payoient , il n’y a
que peu d’années , tous les achats faits dans le
Bengale par les nations Européennes. Leur fer,
leur plomb , leur cuivre , leurs étoffes de laine ,
les épiceries des Hollandois couroient à peu près
le tiers de ces valeurs. On foldoit le refte avec
de l’argent. Depuis que les Anglois fe font ren¬
dus maîtres de cette riche contrée , elle a vu
augmenter fes exportations 8c diminuer fa recette,
parce que les conquérans ont enlevé une plus
grande quantité de marchandifes & qu’ils ont
trouvé dans les revenus du pays de quoi les
payer. On peut préfumer que cette révolution
dans le commerce de Bengale n’eft pas à fou
ternie 8c qu’elle aura tôt ou tard des fuites 8c des
effets plus confidérables.
Pour entretenir fes liaifons avec cette vafte
région 8c fes autres établiffemens d’Afie, la com¬
pagnie Angloife a formé un lieu de relâche à
lainte Helene. Cette ifle qui n’a que vingt-huit â
vingt-neuf mille de circuit, eft fituée à quinze
degrés cinquante minutes de latitude auftrale en¬
tre l’Afrique 8c l’Amérique , 8c a une diftance
à peu près égale de ces deux parties du monde.
Rien ne prouve que les Portugais qui la décou¬
vrirent en 1502, y ayent jamais établi de colo¬
nie ; mais il eft certain qu’ils y jetterent fuivant
leur méthode des porcs , des chevres 8c des vo¬
lailles pour l’ufage de ceux de leurs vaifteaux
qui y relâcheroient. Ces commodités invitèrent
dans la fuite les Hollandois â y former un petit
ctabliftement : ils en furent chaftcs par les An-
gîois qui s’y font fixés depuis 1673.
philo fophi que & politique . 3 59
Quoique fainte Helene ne paroilfe qu’un grand
rocher battu de tous cotés par les vagues , elle
n’en eft pas moins un lieu délicieux , ion climat
eft plus tempéré qu’il ne devroit l’être. La terre
qur n’a qu’un pied & demi de profondeur , y
eft couverte de citronniers , de palmiers , de gre¬
nadiers , d’autres arbres chargés de fleurs 8c de
fruits en même- tems. Des eaux excellentes mieux
diftribuées par la nature que l’art n’auroit pu la
faire , y vivifient tout. Les hommes nés dans ce
fortuné féjour , y jouiflent d’une fanté parfaite.
Les paflagers y guériflent de leurs maux , fur- tout
du feorbut. Quatre cent familles d’Anglois , de
François réfugiés , y cultivent des légumes , y
élevent des beftiaux d’un goût exquis , qui font
d’une grande relfource pour les navigateurs. Cet
étabüflement que la nature 8c l’art réunis ont
rendu prefque inattaquable , a cependant un très-
grand vice. Les vaifteaux qui reviennent des In¬
des en Europe , y abordent avec une fureté en¬
tière ce une grande facilité ; mais ceux qui vont
d’Europe aux Indes , opiniâtrement répondus par
les vents 8c les courants contraires, n’y trouvent
point d’afiles. Plufieurs , pour éviter les inconvé-
niens d’un fi long voyage fait fans s’arrêter, re¬
lâchent au cap de bonne efpérance : les autres
particuliérement ceux qui font deftinés pour
l’Arabie 8c pour le Malabar , vont prendre des
rafraîchifTèmens aux ïfles de Comore.
Ces ifles fituées dans le canal de Mozambique,
entre la cote de Zanguebar 8c Madagafcar , font
au nombre de cinq. La principale qui a donné
fon nom à ce petit archipel , eft peu connue*
Les Portugais qui , dans leurs premières expédi-
rions la découvrirent , y firent tellement détefter
par leurs cruautés le nom clés Européens, que
Z 4
1 :
m
J; i
<K
3 Riftoire
tous ceux qui ont oie s’y montrer depuis , ont
é.é ou m affiler es ou fort mal reçus , ce qui l’a fait
perdre entièrement de vue. Celles de Mayota.,
(le Mohiila 3c d'Angazejane font pas plus fréquen¬
tées, parce que les approches en font difficiles 3c
que le mouillage n’y eft pas fur. Les Anglois ne
relâchent qu’à fille de Johanna.
C’eft-là que la nature dans une étendue de
trente lieues de contour , étale toute fa richeffe
avec route fa fimplicité. Des coteaux toujours
verds , des vallées toujours riantes y forment par¬
tout des payfages variés 3c délicieux. Trente
mille habitans diftribués en foixante-treize villa¬
ges , en partagent les produirons. -Leur langue
Çit i arabe , leur religion un mahométifme fort
corrompu. On leur trouve des principes de mo¬
rale plus épurés qu’ils ne le font communément
dans cette par tie du globe. L’habitude qu’ils ont
contractée de vivre de lait 3c de végétaux , leur
a donné une averfion infurmontable pour le tra¬
vail. De cette patelle , eft né un certain air de
grandeur qui confifte pour les gens diftingués à
laiffer croître exceftîvement leurs ongles. Pour fe
faire une beauté de cette négligence , ils les tei¬
gnent d’un rouge tirant fur le jaune que leur
fournit un arbriffeau.
Ce peuple né pour findolence , a perdu la li¬
berté qu’il étoit fans doute venu chercher d’un
continent voihn dont il doit être originaire. Un
négociant Arabe, il ny a pas un fiecle, ayant tué
au Mozambique un gentilhomme Portugais , fe
jetta dans un bateau que le hafard conduifit à
Johanna. Cet étranger fe fervit fi bien de la fu-
fériorité de fes lumières , du fecours de quelques-
uns de fes compatriotes , qu’il s’empara d’une
autorité abfolue que fon petit-fils exerce encore
1 ; ^ v
philo j f bphique & politique. 36 î
aiijourdhui. Cette révolution dans le gouverne¬
ment ne diminua rien de la liberté , de la fûreté
que trouvoient les Anglois qui abordoient dans
Tifle. Ils continuoient à mettre paifiblement
leurs malades à terre , où la falubrité de l’air ,
Eexcellence des fruits, des vivres Sc de l’eau, les
rétablifloient bientôt. Seulement on fut réduit à
payer plus cher les provifions dont on avoit be-
foin , èc voici pourquoi.
Les Arabes ont pris la route d’une ifle où ré-
gnoit un Arabe. Ils y ont porté le goût des manu-
faéhires des Indes 5 & comme des cauris , des
noix de coco Se les autres denrées qu’ils y pre-
noient en échange ne fuffifoient pas pour payer
ce luxe , les infulaires ont été réduits à exiger de
l’argent pour leurs bœufs , leurs chevres, leurs
volailles , qu’ils livroient auparavant pour des
grains de verre Se d’autres bagatelles d’un auiïî
vil prix. Cette nouveauté n’a pas cependant dé¬
goûté les Anglois d’un lieu de relâche qui n’a
d’autre défaut que d’être trop éloigné de nos pa¬
rages.
C>
Cet inconvénient n’a pas empêché la compa¬
gnie Angloife de donner une grande extenlion â
fon commerce. Celui qu’on peut faire d’un port
de l’Inde à l’autre , ne l’occupa pas long-tems.
Elle fut de bonne heure alfez éclairée pour fen-
tir que cette navigation ne lui convenoit pas.
Elle invita les négocians particuliers de fa nation
à l’entreprendre. Elle leur en facilitoit les moyens
en prenant part à leurs expéditions Se en leur
cedant des intérêts dans fes propres arméniens y
fouvent même elle fe chargea de leurs marchan-
difes pour un fret modique. Cette conduite gé-
néreufe infpirée par un efprit national Sc en tout
fi oppofée à celle des autres compagnies , donna
3 6z
Hiftoire
promptement de laftivité , de h force 5 de h
confidération aux colonies Angloifes. Leurs mar¬
chands libres eurent bientôt une douzaine de
brigantins qui naviguoient dans l’intérieur du
Gange , ou qui en fortoient pour fe rendre à
Achem,a Kcda, a Johor 3c aLigor. Ils expédioient
de Colicota , de Madraz , de Bombay un pareil
nombre de vailfeaux plus confidérables qui fré¬
quentaient toutes les échelles de l’orient. Ces bâ-
timens fe feroient multipliés encore , fi la com¬
pagnie n’avoit exigé dans tous les lieux où elle
avoit des établilfemens , un droit de cinq pour
cent, 3c huit 3>c demi pour cent de toutes les re-
mifes que les marchands libres avoient à faire
dans la métropole. Lorfque fes befoins ne la for¬
cèrent pas à fe relâcher dans ce bizarre arrange¬
ment , ces armateurs donnèrent leur argent à la
grolfe , quelquefois aux autres négocians Euro¬
péens qui en manquoient 5 3c le plus fou vent aux
officiers des vailfeaux de leur nation qui n’étant
pas proprement attachés à la compagnie , peu¬
vent trafiquer pour eux en naviguant pour
elle.
Ce grand corps eut dans les premiers tems
l’ambition d’avoir une marine. Elle n’exiftoit plus
lorfqu’il reprit fon commerce au tems du protec¬
torat. L© prix du tems le détermina â fe fervir
de bâtimens particuliers 5 3c ce qu’il fit alors par
néceffité , il l’a continué depuis par économie.
Des négocians lui frettent des vailfeaux tous
équipés , tout avituaillés pour porter dans l’Inde
Sc pour en rapporter le nombre des tonneaux
dont on eft convenu. Le tems qu’ils doivent
s’arrêter dans le lieu de leur destination , eft
toujours fixé ? même celui qu’on leur accorde
pour la prolongation de leur féjour. Ceux à qui
philo fophi que & politique. 363
on ne peut pas donner de cargaifon , font com¬
munément occupés par quelque marchand li¬
bre qui fe charge volontiers du dédommagement
dû à l’armateur. Ils doivent être expédiés les
premiers l’année fuivante , afin que leurs agrès
ne s’ufent pas trop. Dans un cas de nécelîité ,
la compagnie leur en fourniroit de fes ma-
gafins , mais elle fe les feroit payer au prix
ftipulé de cinquante pour cent de bénéfice.
Les bâtimens employés à cette navigation font
1 r • r L 1 • &
depuis hx cens julqu a huit cens tonneaux. La
compagnie n’y prend à leur départ que la place
dont elle a befoin pour fon fer , fon plomb ,
fon cuivre , fes étoffés de laine 5 des vins de
Madère , les feules marchandées qu’elle envoyé
dans l’Inde. Les propriétaires peuvent remplir ce
qui refte d’efpace dans le vaiffeau des vivres
néceffaires pour une fi longue navigation , &: de
tous les objets dont la compagnie ne fait pas
commerce. Au retour , ils ont aufiî le droit de
difpofer a leur fantaifie de l’efpace de trente
tonneaux , que par leur contrat ils n’ont pas
ctde } ils font même autorifés à y placer les mê¬
mes chofes que reçoit la compagnie, qui par un
tarif réglé prélevé fur chacune un droit propor¬
tionne au bénéfice qu elle auroit fait elle-même
fur ces articles. Cette liberté prévient les frau¬
des que l’armateur a d’ailleurs intérêt à empê¬
cher pour n’avoir pas la douleur de voir rejetter
fon vaifTeau. Il eft fécondé par le capitaine qui
étant ordinairement fon affocié, veille avec une
attention extrcme au bon ordre , à l’économie
ôc a la confervation des matelots qu’on ne pour¬
rait remplacer que par des lafcars. Cet incon¬
vénient que les autres n’évitent qu’en retenant
à grands frais des matelots oififs dans l’Inde , a
}
'
*V r*r rf',’. ifs_ ,
-r*-r -
$64“ * Hiftoire ’ ' K
donné naifTance en Angleterre a un ufage bieii
refpeétable. Le chirurgien de chaque navire reçoit
outre fes appointemens , une livre fterling de gra¬
tification pour chaque homme de l’équipage qu’il
ramene en Europe.
La compagnie débaraflee des foins qu’exige
néceftàirement une marine , ainfi que de la circu¬
lation particulière à l’Inde , n’eût à s’occuper que
du commerce direéfc de l’Europe avec l’Afie. Elle
le commença avec trois cens foixante-neuf mille
huit cens quatre-vingt-onze livres fterling, cinq
fchelings. Des évenemens heureux l’ayant mife
en état en i6j6 de faire une répartition de cent
pour cent, elle jugea qu’il convenoit mieux à fes
intérêts de doubler fon fonds. Ce capital aug¬
menta encore, lorfque les deux compagnies qui
s’étoient fait une guerre fi deftruéHve réunirent
en 1702 leurs richeftes, leurs projets 8c leurs ef-
pérances. Il a été porté depuis à trois millions
deux cens mille livres divifés par actions origi¬
nairement de cinquante , & dans la fuite de cent
livres , dont il n’en a été fourni que quatre-vingt-
fept 8c demie. Le corps toujours en droit d’exi¬
ger de fes membres le refte du payement , ne La
jamais fait , dans la vue fans doute de donner
une idée avantageufe de fa fituation.
Les affaires furent pouflees avec beaucoup d’ac¬
tivité 8c de fuccès dans les premiers tems, malgré
la médiocrité des fonds. Dès Lan 1628 la com¬
pagnie occupoit douze mille tonneaux d’embar-
10 1 ... .
quement 8c quatre mille matelots. Ses expédi¬
tions varièrent d’une maniéré qu’on a peine a
croire. Elles furent plus ou moins vives > fuivant;
l’ignorance 8c la capacité de ceux qui les di ri-
* geoient , fuivant la paix ou la guerre > la profpé-
rite ou les difgraces de la métropole * la pailïoa
I
philofophïqîte & politique, 3
ou l’indifférence de l’Europe pour les manufac¬
tures des Indes, le plus ou le moins de concur¬
rence des autres nations. Depuis le commence¬
ment du fiecle les révolutions font moins fré¬
quentes, moins marquées. Ce commerce a pris
de la confiftance 8c les ventes fe font élevées à
trois millions de livres.
Leur accroiffement auroit été plus confidérable
encore fans les entraves dont on les furcharge.
Le détail en feroit long 8c minutieux , on fe bor¬
nera à dire que tout vaifleau qui revient des In¬
des eft obligé de faire fon retour dans un port
d’Angleterre , 8c que ceux qui portent des mar¬
chandées prohibées font forcés de les conduire
au port de Londres. Les toiles ou les étoffes dont
l’ufage eft interdit dans le royaume , payent fept
8c demi pour cent quand elles en fortent, 8 c
celles dont la confommation eft libre , en payent
quinze pour y refter. Les droits fur le thé ont
été toujours infiniment plus forts. Ils ont conftam-
ment monté à vingt-trois livres dix-huit fols fept
deniers 8c demi pour cent du prix de fa vente*
Si le gouvernement s’eft flaté d’arrêter par cette
ïmpofition énorme la fureur qu’on avoir pour
cette boiiïon , les efpéranees ont été trompées.
Il a été porté de Chine en 1766 fîx millions
pefant de thé par les Anglois , quatre millions
cinq cens mille livres par les Hollandois , deux
millions quatre cent mille livres par les Suédois ,
autant par les Danois & deux millions cent mille
livres par les François. Ces quantités réunies for¬
ment un total de dix-fept millions quatre cens
mille livres. La préférence que la plupart des
peuples donnent au chocolat , au caffé , a d’autres
boiffons ; des obfervations fuivies avec foin pen¬
dant plufieurs années , des calculs les plus exafts
s Hîftoîtc
quil foit po/îîble de faire dans des matières (i
compliquées : tout nous décide à penfer que la
confommation de l’Europe entière ne s’élève pas
au-delfus de cinq millions quatre cens mille li¬
vres 'j en ce cas* celle de la Grande-Bretagne doit
être de douze millions. Les faits viennent à l’ap¬
pui du raifonnement.
Il eft univerfellement reçu qu’il y a au moins
deux millions d’hommes datas la métropole Sc
nn million dans les colonies , qui font un ufao-e
habituel du thé. On ne s’éloignera pas de la vrai-
femblance en fuppofant que chacun en prend
quatre livres par an. S’ils en confomment un peu
moins , le vuide eft rempli par les citoyens
moins livres à cette boifion, Sc que pour cette
raifon nous n’avons pas comptés. La livre du
thé qui ne coûte que trente fols tournois dans
l’Orient, fe vend régulièrement fix livres dix
fols dans les ventes Angloifes , en y comprenant
les droits. C’eft donc environ foixante - douze
millions , ou trois millions deux cens mille livres
fterlings que coûte à la nation la manie de cette
feuille Afiaftique.
. Ce feroit ignorance ou mauvaife foi que d’op-
pofer à cette lupputation l’autorité des douanes.
Il eft vrai que leur produit , qui d’après le Cab¬
oul de cette confommation devroit être d’environ
huit cens mille livres fterlings , n’eft guere que
de la moitié ; mais la contrebande qui fe fait en
Angleterre de cette marchandife , eft sénérale-
ment connue. Le gouvernement lui-meme en eft
fi convaincu , que pour la diminuer il vient de
baiffer les droits d’un fcheling par livre. Vrai»
femblablement il auroit été plus généreux , s’il
n’étoit malheureufement réduit à regarder fes
douanes plutôt comme une refïource de finance
philo] ophique & politique: 3<?7
que comme le thermomètre de ion commerce.
Ce facrifice infuffifant en lui-même pour empê¬
cher les thés répandus dans les diftérens ports
de l’Europe de s’introduire en fraude dans la
Grande-Bretagne a été foutenuç par Tacquifition
qu’a fait la nation de Tille du Man.
Cette iile petite , ftérile, iitiiée fous un climat
froid 8c toujours couverte de brouillards épais,
ne fournit de fon fonds aucun objet de commer¬
ce y auili fa population 8c fes richelTes avoient-
elles une autre bafe que fes productions. Sa po¬
li rion lui donnoit la facilité de verfer fans payer
les droits une quantité prodigieufe de marchan-
difes fur les côtes occidentales de l’Angleterre 8c
de TEcofTe ? 8c dans toute la circonférence de:
l’Irlande.
Ses négocians tiroient des vins , des eaux-de-
vie , des étoffes de foie d’Efpagne & de France j
ils tiroient du tabac ? du fucre , des baptiftes ,
des linons , d’autres toiles de Hambourg , de
Hollande 8c de Flandre ; ils tiroient du rum 3
du caffé , d’autres denrées des colonies nationales
& étrangères. Comme leurs magalins étoient
toujours remplis de toutes fortes de marchandi-
fes prohibées , ou fujettes à des droits très-forts ,
ils faififfoient toutes les occafions favorables de
les introduire dans les royaumes Britanniques.
Ces occafions ne tardoient jamais à fe préfenter,
parce qu’un orage , une nuit obfcure étoient le
tems qu’il leur falloir. Quelque fut le vent , il
les pouffoit toujours vers un marché afFuré 8c
rempli de leurs affociés ou de leurs chalans.
Ce n’étoit pas tout 5 le grain qui y étoit porté
d’Angleterre avec la gratification accordée pour
i exportation , étoit converti en boiflon. Comme
elle étoit exempte des droits énormes de Tac-
"tf* Hijtoîre * ,
cifé , les bralfeurs de Tifle pouvoient la fournit
aux côtes voifines & aux navigateurs qui les
fréquentaient , à beaucoup meilleur marché que
les braiïeurs Anglais > aulli tous les navires des
côtes du nord-oueft qui alloient en Amérique
ou en Afrique relâchoienr-ils à Tille de Mail
pour y prendre leur provilion de Bierë. Tou¬
tes ces pratiques réunies diminuaient les reve¬
nus publics de l’Angleterre de deux cens mille
livres fterlings , & ceux d’Irlande de la moi¬
tié.
Il paroilToit impoffible de reprimer ces abus
fans attaquer les droits anciens & authentiques
do. la maifon d’Atholen , polïeiîion de la jurif-
didion & des douanes de Tille. On fe feroit
aifément permis cette violence dans les états
où la propriété n’eft pas auffi refpedée qu’en
Angleterre. Le miniftere Britannique a préféré
d’acheter des franchifes qui lui étoient fi oné-
reufes , ôc il eft parvenu à les éteindre en 1764
pour la fomme de foixante-dix mille livres fter¬
lings & pour une penfion fur l’Irlande dont les
revenus ont été légitimement changés d’une
partie de la dépenfe qu’a coûté cette tranfaélion 3
puifqu’elle en partagera le bénéfice.
Il étoit à craindre que le commerce de con¬
trebande chalfé de Tille de Man ne fe réfugiât
aux ifles de Faro qui appartiennent au Dane-
marc. On a pris les mefures les plus fages , les
plus féveres pour que cela n’arriVât pas. D’au¬
tres précautions ont été ajoutées. L’état qui avant
la derniefe guerre n’entretenoit pendant la paix
que dix mille matelots , en occupe maintenant
feize mille. Leur adivité , leur hardieflê , ver*
tus elïentielles de cette profeffion 5 font employées
ù des croifieres vives contre les contrebandiers.
Quoique
pîiîlofophigue & politique . 36*
Quoique toutes les parties de fadminiftration
Fe foient retiennes de ces arrangemens, la compa¬
gnie des Indes y a plus particuliérement gagné.
Comme les marchandife's étoient chargées déplus
forts droits que toutes les autres , l'importation
clandeftme en étoit plus confidérable , 5c elle fe
faifoit fur-tout par fille du Man , admirablement
fituée pour recevoir tout ce qui venoit du Nord.
Déjà l’influence de ces précautions s’eft fait fentit
aux ventes des compagnies étrangères où les
thés > objet chéri de ce commerce interlope , ont
baillés de prix. La compagnie Angloife ne man¬
quera pas a l’avenir d’en faire des provilions pro~
portionnées aux demandes , 5c de s’approprier le
bénéfice que fes rivaux venoient lui enlever juf*
que dans fon propre empire. Si quelque chofe
peut tempérer l’éclat de cette nouvelle profpérité *
c’eft la decouverte faite depuis peu à l’Abtador
d’une efpece de thé qui commence à être connu
fous le nom d’hiperion. Déjà le nord de l’Amé¬
rique le fubftime au thé d’Afie , 5c il n’eft pas im*
poffible que la métropole fuive l’exemple de fes
colonies. Cette nouvelle fantaifie ne fauroit pren¬
dre de la confiftance fans occafionner un vuide
immenfe dans le commerce de la compagnie.
Mais les thés 5c les autres marchandifes qui
ârrivoient des Indes , avec quoi les payoit-on }
Avec de l’argent. Le gouvernement qui ne l’igno-
toit pas , a fixé à trois cens mille livres ce qu'on
en pourroit exporter. Cette difpofition bigarre 5c
indigne d’un peuple commerçant 5 n’a pas eu 5c
lie pouvoit pas avoir d’exécution. Les fommes
enregiftrées font toujours montées beaucoup plus
haut , 5c cette indulgence n’a pas empêché qu’on
n’ait encore dérobé à la connoiflance des officiers
de la douane , des fommes très-confidérables qui
Tome t A a
37° Hiftoire
ïortoient clandeftinement. La fraude a augmente
à mefure que le commerce s’eft étendu , & on a
long-tems évalué l’argent qui fortoit du royaume
au tiers du produit des ventes.
Cette extraétion auroit été plus confidérable ,
fi la compagnie fe fût tenue à la loi qui lui
étoit impofée par fa chartre d’exporter en mar-
chandifes nationales la valeur du dixième de ce
qu’elle prenoit en mon noyé fur fes vaifîeaux.
Conftamment elle a chargé en étain , en plomb,
en drap d’Angleterre , pour des fommes beaucoup
plus fortes , fans compter les bénéfices qu’elle
faifoit dans l’Inde fur les fers de Suede & de
Bifcaye , fur d’autres objets qu’elle tiroitdeplu-
fieurs contrées de l’Europe.
Ses partifans dans la vue de lui ramener la
bienveillance publique qui lui a été alfez commu¬
nément refufée , ont avancé fouvent que ce
corps faifoit rentrer dans Tétât autant d’argent
qu’il en avoit fait fortir. Cette prétention fut fi
vivement combattue au commencement du fie-
cle , que le gouvernement jugea la queftion di¬
gne de fon attention. Il trouva que depuis la fin
de décembre 1711 jufqu’à la fin de décembre
1717, il étoit forti pour l’Inde , fuivant les re¬
gistres , deux millions trois cens trente-fix mille
cent trente-cinq livres. Tout lui indiquoit que
l’argent parti clandeftinement montoit au moins
à la moitié ? de forte qu’on ne crut pas s égarée
en formant des deux fommes reunies un total
de trois millions cinq cens quatre mille deux
cens deux livres dix fehelings. Les réexportations
faites par la compagnie dans le même efpace
de tems , montoient à trois millions trois cens
trente-cinq mille neuf cens vingt-huit livres dix
fehelings. Ainfi en fuppofant la juftelfe de ces
philofophique & politique. 37 c
calculs , la confommarion que l'Angleterre aurcic
faite de produdions de l’Afie pendant cinq ans >
ne lui auroit coûté que cent foixante - huit nulle
deux cens foixante-quatorze livres. Gn a lieu de
conjedurer quelle lui coûta beaucoup davantage
que piufieurs des marchandifes vendues en ap¬
parence pour l’étranger ne forment pas du royau¬
me. Sa faveur qu’ont pris les toiles d’Ecoffe 3c
d’Irlande imprimées en Angleterre &c l’augmen¬
tation des manu la du res de foie , en lai (Tant moins
de débouchés pour la contrebande , doivent ren¬
dre le commerce de l’Orient plus avantageux a
la nation. Avant 1720, il fe confommoit par an
dans la Grande-Bretagne , trois millions fept cens
cinquante mille verges de toiles cfés Indes. Cette
confommation en eft bien tombée.
Il n’étoit pas poffible due les rapports du com¬
merce de l’Inde avec l’état en général éprouvalfent
des révolutions , fans qu’il n’arrivât des variations
dans les intérêts particuliers des adionnaires.
Leurs bénéfices ont été énormes dans certains pé¬
riodes Sc très-bornés dans d’autres. Les réparti¬
tions ont fuivi le cours de ces changements. Le
dividence qui depuis un tems infini n’étoit que
de fept pour cent, fur porté à huit en 1743. Il
tomba depuis à fix a été hauffé iufqu’à dix dans
le mois dodobre 1766. Dans Tivrefle où l’on
étoit , on l’ auroit poulie beaucoup plus loin fi on
n’eût été arrêté par le parlement qui perdant de
vue le précieux dépôt dont il étoit chargé, fit un
ade d’autorité dont les conféquences peuvent être
dangéreufes. Cet attentat contre le clroit impres¬
criptible de propriété 5 lui fera éternellement re¬
proché , même par les gens fages qui penfoienr
aulli-bien que lui que le tems n’étoit pas encore
venu de porter fi haut tes repartirions ; ils ap«
A a %
372 Hiftoîre
puyoient leur fentiment fur la fimation a&uelle de
la compagnie.
Elle doit fix millions quatre mille cent quaran¬
te-cinq livres , fuivant l’état remis par la direétion
même le 17 mai 1767. Ces engagemens font
publiés , il n’étoit pas polfible de les diffimuler ,
ëc les circonftances pouvoient faire penfer qu’il
étoit dangereux de fe montrer aux yeux de la
nation dans une fituation un peu équivoque.
Cet intérêt qu’avoit la compagnie de paraître ni¬
che , a fait foupçonner qu’elle cachoit quelques
dettes privées de l’Europe &c fur tout des Indes.
Une défiance qui n’eft fondée que fur des poili-
bilités, ne peut pas balancer une déclaration pu¬
blique &£ légale. Il faut donc voir quelles font
les re (four ce s de la compagnie pour faire face à
des engagemens fi confidérables.
La partie de fon bien la mieux éclaircie, eft
que ce gouvernement lui doit. Elle lui a prêté
deux millions en 1698 , un million deux cens
mille livres en 1708 , un million en 1744. Ces
fecours n’ont jamais eu d’autre but que d’obte¬
nir la prorogation ou le renouvellement d’un
privilège exclufif. L’intérêt que l’état lui payoit
a toujours été égal à celui qu’il payoit à fes au¬
tres créanciers , ôc il n’a été réduit à. trois pour
cent qu’en 1757 avec le relie de la dette natio¬
nale. Ce que la compagnie poiféde en Angle¬
terre en autres effets , en autres créances , fe ré¬
duit a cent foixante-dix-neuf mille neuf cens
quatre-vingt-neuf livres , de forte que la fortune
de la compagnnie en Europe ne s’élève pas au-
delïus de quatre millions trois cens foixante-dix-
jieuf mille neuf cens quatre-vingt-neuf livres
fterlings.
Ses fonds circulans dans le commerce ne pa-
philofophique & politique . 373
toiffoienr pas fi aifés à déterminer. Les fpécuia-
teurs qui avoient la meilleure opinion de là fi-
tuation ne lui accord oient pas au-delà de quatre
millions cinq cens mille livres qui leur paroif-
foient plus que fuffifans pour trois expéditions
entières. Ils Le trompoient. La compagnie vient
de déclarer elle-même qu’elle a dans l’Inde fur
l’occean ou dans fes magafins , cinq millions
deux cens quatre-vingt-quatre mille neuf cens
foixante-fix livres qui , joint à ce qu’elle pof-
fede en Europe forment un capital de neuf
mil! ions fix cens foixante- quatre mille neuf cens
cinquante-cinq livres.
Ce n’eft pas tout. La maffe de fes richeffes
eft grofiïe par d’autres objets la plupart confidé-
rables. Un Nabab lui doit fix cens cinquante
mille livres. Elle en a prêté foixante-quatre mille
à ceux qui lui frètent des vaifïeaux. Son fond
mort en Afie monte à quatre cens mille livres 5
fes magafins d’Angleterre en valent quarante
mille, ëc fes fortifications de l’Inde ne peuvent
pas être eftimées moins de fix cens foixante-quatre
mille trois cens trente-cinq. Ses poiTe liions an¬
ciennes évaluées par leur revenu qui efl: de quatre
cens trente-neuf mille livres , doivent être efti-
niées deux millions cent quatre - vingt - quinze
mille livres. Le produit net de vingt- cinq vaif-
‘féaux attendus dans l’année 1767 , fera d’un mil¬
lion huit cens dix-fept mille fept cens foixante-
huit livres. Toutes ces fommes réunies forment
un fonds de cinq millions huit cens trente un
mille cent quatre livres , qui joint aux neuf mil¬
lions fix cens foixante - quatre mille neuf cens
cinquante- cinq livres, dont quinze millions qua¬
tre cens quatre-vingt-feize mille cinquante quatre
livres»
A a 5
■
374 # Hiftoïre
Les efprits chagrins ont trouvé plus que de
l’exagération dans les derniers calculs. A les en¬
tendre , toutes les créances fur les princes de
l’Inde font des chimères dont dans tous les tems
on a bercé l’Europe. Les bâtimens militaires fi
vantés ont peu de valeur en eux-mêmes , 8c n’en
auront aucune à l’expiration de la chartre, quels
qu’ayent été les frais de leur conftruction. Il
n’ell: point de territoire qui ne coûte plus à dé¬
fendre qu’on n’en tire. Les bénéfices des ventes
font defimés à payer le dividende 8c ne groffif-
feir pas le capital des actionnaires. Enfin dans
cette énormité de prétentions , le petit nombre
de celles qui ont quelque fondement doit fuffire
à peine pour payer les dettes que la précipita¬
tion a fait oublier ou que l’éloignement a em¬
pêché d’éclaircir. Les hommes difficiles vont juf-
qu’à réduire la compagnie aux neuf millions
fix cens foixante-quatre mille neuf cens cinquan¬
te-cinq livres qui lui font dûs par le gouverne¬
ment, ou qu’elle fait travailler dans fon com¬
merce. Il ne lui refte dans leur fyftême fa dette
de fix millions quatre mille cent quarante - cinq
livres une fois payée , que fes propres fonds qui
ne font que de deux millions huit cens mille
livres , quoiqu’ils paroifTent être de trois millions
deux cens mille livres , 8c huit cens foixante
mille huit cens dix livres qui fe trouvent au-dellus
de cette fomme.
S’il en étoit ainfi , comment feroit-il poffible
qu’un capital de trois millions fix cens foixante
mille huit cens dix livres eût acquis dans l’opi¬
nion publique une valeur de près de neuf mil¬
lions qui eft le terme où la porté le prix de
i’a&ion. Cette objeétion n’eft pas invincible»
on connoît l’enthoufîafme Anglois. Cent 8c cent
philo fophi que & politique . 375
fois il a été mis en mouvement par des objets
qm n’auroient pas fait la moindre feniation fur
les peuples les plus légers & les plus frivoles.
Un événement important a violemment enve¬
loppé dans fem tourbillon la nation entière. Elle
s’eft livrée avec l’emportement qui lui eft pro¬
pre aux vaftes efpérances que lui offroit la con¬
quête du Bengale.
L’Angleterre jetta en 1757 les fondemens de
fa domination dans cette contrée aulli opulente
qu’étendue , lorfqu’elle fe fit ceder les provinces
de Burdivan , de Miduapour & de Chatigam j
mais ce lie fut qu’après avoir chalTe les François
de l’Inde entière quelle éleva ee grand édifice.
Ses efforts furent prodigieux. Les viétoires^ qui
les couronnoient paroiffoient devoir etre deciii-
ves & ne finiffoient rien. Les vaincus trouvoienc
des reffources 8c c’étoit toujours à recommencer.
Il n’auroit tenu qu’aux conquérans de mettre
fin a tant de calamités en reduifant leur ambi¬
tion à de Juftes bornes ; mais ils vouloient tout
ou rien , 8c leur réfolution étoit prife de ne s ar¬
rêter que lorfqu’ils auroient trouvé un perfon-
nage allez vil pour être fatisfait de porter le
vain nom de Sotiba fous leur protection ou leur
dépendance. Un vieux Mogol détrôné qui cher-
choit à fe ménager la faveur des Anglois pour
la faire fervir à fon rétabliffement , leur pro-
pofa de prendre la Soubabie pour eux-mêmes»
L'étendart impérial dont ils honoreroient ce titre
d’autorité effaceroit ? leur dit-il , le fou venir de
leurs violences , donneroit a leur ufurpation un
air de juftice , 8c leur épargneroit toutes les dé-
penfes qu’il en coûte pour maintenir un droit
de conquête difputé ou méconnu. Sans doute
que le fage Clive craignit i’impreffion que cette
 a 4
3?£ Hijtoire
nouveauté poürroit faire fur l’imagination des
peuples , il détermina fa nation à fe contenter
en 1766 dun pouvoir abfolu fous le titre mo-
defte de fermier d’un prince de quatorze ou
quinze ans.
Depuis cette époque , la compagnie paye an¬
nuellement à 1 empereur précipité du trône ,vingt-
fix lacks de roupies , 8c les deux tiers de cette
fomme au phantôme de Souba qu’on tient com¬
me prifonnier à Moxoudabat. Elle eft de plus
chargée de toutes les dépenfes nécessairement
fort considérables qu’exigent l’adminiftration 8c
la défenfe du pays. A ces conditions , tous
les revenus publics du Bengale font verfcs dans
fa cailfe , 8c elle en a la difpofîtion entière.
On a beaucoup varié fur le produit net de
cette riche 8c vafte conquête. L’ignorance a
enta fie les contradictions , la politique a multiplié
les myfteres , l’intérêt particulier a tout embrouil¬
lé. Il y auroit plus que de la préfomption à fe
dater de diffiper des ténèbres que tant de gens
éclairés n’ont pu pénétrer. Cependant qu’il
nous Soit permis de hafardet* nos conjectures 8c
d’indiquer la bafe fur laquelle nous les ap¬
puyons.
La vente annuelle de la compagnie peut
être eftimée trois millions fterlings. La diffé¬
rence de l’achat à la vente, doit être de moi¬
tié. Par conféquent les marchandises ont été
payées avec un million 8c demi cle livres.
On eft autorifé à penfer que depuis quel¬
ques années les Anglois portent dans l’Inde au¬
tant de draps ou d’autres productions d’Eu¬
rope que d’argent. Il 11’a donc dû Sortir de
leur pays que Sept cens cinquante mille li¬
vres.
I
plülofopJiiq'Ue '& politique.
Non feulement cette exportation de métaux a
celle entièrement 5 mais encore il a etc règle 9
après que les dettes d’Afie ont été liquidées & que
les comptoirs ont été pourvus de fonds fuftifans
d’avances qu’on feroit venir dans la métropole
cinq cens mille livres en nature. C’eft donc ap¬
procher de la vérité que d’eftimer le revenu net
du Bengale à douze cens cinquante mille li¬
vres.
Nos conjeétures ne s’éloignent pas beaucoup du
calcul de monfieur Dow qui rient d’écrire qu’au
mois d’avril ij66 les revenus du Bengale s’éle-
voient à trente-trois millions vingt-cinq mille neuf
cens foixante-huit roupies , que les dépendes mon*
toient à vingt-deux millions quatre cens cinquante
mille roupies , & qu’il ne reftoit a la compagnie
que dix millions cinq cens foixante-quinze mille
neuf cens foixante-huit roupies 5 ou un million
trois cens vingt-un mille neuf cens quatre-vingt-
quatorze livres quinze fols fterlings.
Qu’on déduife de cette fomme les quatre cens
mille livres que la compagnie s’eft obligée de
donner au gouvernement pour la protection
qu’elle en a reçue , pour les faveurs qu’elle en at¬
tend , 6e on aura une idée affez jufte de ce que lui
vaut actuellement le Bengale.
Les arrangemens imaginés pour donner de la
folidité à une fituation fi favorable , font peut-
être les plus raifonnables qu’il fût polTîble de frire.
L’Angleterre a aujourd’hui dans l’Inde le fond de
huit mille deux cens foldats Européens &c de
cinquante mille Cipayes formés à notre difeipline,
&c qui fous la conduite de nos généraux ne nous
cèdent que peu en valeur. Trois mille de ces Eu¬
ropéens , vingt-cinq mille de ces Cipayes font dif-
perfés fur les bords du Gange.
'370 Hijtoirâ
Le corps le plus confidérable a été placé à
Benarez , lieu célébré , autrefois le berceau des
fciences Indiennes , aujourd’hui la plus fameufe
académie de ces riches contrées , où l’avarice Eu¬
ropéenne ne refpede rien. On a choilï cette pofi-
rion parce qu’elle a paru favorable pour arrêter
les peuples belliqueux qui pourroient defcendre
des montagnes du Nord , & qu’en cas d’attaque ,
il feroit moins ruineux de foutenir la guerre fur
un territoire étranger , que fur celui dont on
perçoit les revenus. Au midi on a occupé autant
qu’il étoit poffible tous les défilés par où un en¬
nemi aétif 8c entreprenant pourroit chercher k
pénétrer dans la province. Daca qui en eft le
centre , voit fous fes murs une force confidérable
toujours prête à voler oar-tout où fa préfence de-
viendroit néceflaire. Tous les Nababs , tous les
Rajas qui dépendent de la Soubabie de Bengale ,
font défarmés 8c fans défenfe , entourés d’efpions
pour découvrir les confpirations , 8c de troupes
pour les diffiper.
Le cas d’une révolution malheureufe qui ré-
-duiroit le conquérant à lever fes quartiers , â
abandonner fes polies , a été prévu. On a con£
trait près de Calicuta le fort Williams qui au
feefoin ferviroit d’afile à l’armée forcée de fe re¬
plier , 8c qui lui donneroit le tems d’attendre les
fecours néceffaires pour recouvrer la fupériorité.
Quoiqu’il n’y ait que le corps de la place de
fini, 8c que fes ouvrages extérieurs ne foient pas
encore commencés , elle peut braver tous les
efforts de l’Afie , ceux même que les puiflances
de l’Europe pourroient faire dans un fi grand
éloignement. Les travaux déjà faits ont abforbé
huit millions de roupies, 8c il feroit difficile de
calculer ce que ceux qui relient à faire pourroient
/
pJiilofophique & politique: 377
Coûter. Le grand inconvénient , c’eft que malgré
tant de dépenfes , cette citadelle ne protège pas
Calicuta devenu la plus importante ville de
l’Inde, depuis qu’il s’y eft forme une population
de fix cens mille âmes , que de richelfes prodi-
gieufes fe font concentrées dans fon fein , que
les circonftances l’ont rendu le theatre d un com¬
merce immenfe. Il faut que la falubrite de 1 air
6e l’avantage d’une pofition heureufe layent
emporté fur toutes les autres confidérations.
Malgré la fageffe des précautions que les An-
glois ont prifes , ils ne font pas 5 ils ne fauroient
être fans inquiétude. La puiflance Mogole peut
s’affermir 8c chercher à délivrer d’un joug étran*»
ger la plus riche de fes provinces. Ayderalikan
qui a appris de nous la guerre 5 qui a trente ba¬
taillons bien difcipiinés , vingt mille bons che¬
vaux , une artillerie fervie par cinq cens Euro¬
péens , de l’aétivité , de l’audace , une politique
très -étendue pourfuivra vraifemblablement fur
le Gange un ennemi avec lequel il eft brouille
irréconciliablement. On doit craindre que des
nations barbares ne foient attirées de nouveau
dans ce doux climat. Les princes divifés met¬
tront peut-être fin à leurs difcordes & fe réuni¬
ront pour leur liberté mutuelle. Il n’eft pas im-
poffible que les foldats Indiens qui font aétuelle-
ment la force du conquérant 5 tournent contre lui
un jour les armes dont il leur a enfeigné l’ufage.
Sa grandeur uniquement fondée fur l’illufion peut
même s’écrouler , fans qu’il foit chaffé de fa pof
fefiion. Perfonne n’ignore que les Marattes fe
font fait des droits fur le quart des revenus du
pays , 8c qu’ils fe difpofent à juftifier par la force
un droit que les Anglois refufent de reconnoître.
Si on ne réuffit pas à détourner par la corruption
f
3S0
Hîfioirc
ou par 1 intrigue cet orage , le Bengale fera pille ,
ravagé , quelques mefures quon puifTe prendre
contre une cavalerie legere dont la célérité eft
au-deftus de tout ce qu’on peut dire. Les courfes
de ces brigands pourront fe répéter , de il y aura
alors néceftairement moins de tributs de nlus de
dépenfe. F
Suppofons cependant qu’aucun des malheurs
que nous ofons prévoir n’arrivera ? eft - il vrai-
femblable que les revenus du Bengale puiftent
refter toujours les mêmes ? Il doit être permis
d en douter. La compagnie Angloife ne porte
plus d’argent dans le pays 3 elle en tire même
pour tous fes comptoirs de l’Inde de pour l’An¬
gleterre. Ses ag eus font des fortunes romanef-
ques de les négocians libres d’alfez grandes for¬
tunes dont ils vont jouir dans la métropole. Les
autres nations Européennes trouvent dans les tré-
fors de la puiftance dominante des facilités qui
les difpenfent d’introduire de nouveaux métaux.
Toutes ces combinaifons ne doivent-elles pas for¬
mer dans le numéraire de ces contrées un vuide
qui tôt ou tard fe fera fentir dans le recouvrement
des deniers publics ?
Il n’en eft pas ainfi aux yeux des Anglois, leur
plan eft de lier fi bien les mains au Souba , aux
Nababs 5 aux Rajas de fa jurifdiéfion 3 qu’ils ne
puiftent plus opprimer les peuples qui dépen¬
dent d’eux. Calicuta fera un tribunal toujours
ouvert aux plaintes de tous les malheureux que
la tirannie ofera pourfuivre. La propriété fera
fi refpeétée 3 que l’or enfeveli depuis plufieurs
fiecles fortira des entrailles de la terre pour rem¬
plir fa deftination. On encouragera tellement
l’agriculture 3 les manufaélures 3 que les objets
d’exportation deviendront tous les jours plus c on-
philofophique & politique 3 8 ï‘
Üdérables. La compagnie fe flate que loin d’être
réduite à diminuer les tributs qu’elle a trouvé
établis , elle pourra concilier leur augmentation
avec l’aifance univerfelle. Si les principes qu’elle
a fuivis jtifqu’ici lui fervent de réglé , les ef~
pérances pourraient bien n’être pas chiméri¬
ques.
La plupart des nations Européennes qui ont
acquis quelque territoire dans l’Inde , choififfent
pour leurs fermiers des naturels du pays dont elles
exigent des avances fi confidérables , que pour les
payer ils font obligés d’emprunter jufqu’à douze,
quinze même pour cent d’intérêt par mois.
L’état violent où ces hommes avides fe font mis
volontairement , les réduit à la néceflité d’exiger
des habitans auxquels ils fous-louent quelques
portions de terre un prix fi exhorbitant, que ces
malheureux abandonnent leurs aidées 6c les aban¬
donnent pour toujours. Le traitant devenu infol-
vable par cette fuite , eft renvoyé ruiné , 6c on
lui donne un fuccelfeur qui a communément la
même deftinée \ de forte qu’il arrive le plus
fouvent qu’il 11’y a de payé que les premières
avances ou fort peu de chofe au-delà.
On a fuivi une marche différente dans les pof-
feffions Angloifes. L’obfervation qu’on y a faite
que les aidées étoient formées par plufieurs fa¬
milles qui la plitpart tenoient les unes aux au¬
tres , on a banni l’ufage des fermiers. Chaque
champ eft taxé à une redevance annuelle , 6c le
chef de la famille eft caution pour fes parens ,
pour fes alliés. Cette méthode lie les colons les
uns aux autres 6c leur donne la volonté , les
moyens de fe foutenir réciproquement. Telle eft
félon nous la caufe qui a élevé les établiffemens
de cette nation au degré de profpérité dont ils
3S2 Hijtoire
croient fufceptibles , tandis que ceux de fe»
rivaux languiffoient fans culture , fans manu¬
factures 8c par conféquent fans population.
Si les Anglois dévoient pratiquer, & pratiquer
conftamment dans le Bengale l’humanité , la
juftice , la faine politique dont ils ont montré
des lueurs dans les territoires bornés qu’ils ont
podedés jufqu’ici, nous applaudirions à leur fuc-
cès, nous nous livrerions autant, peut-être plus
qu’eux-mêmes , à l’efpérance de voir renaître la
profpérité fur un fol que la nature embellit &
que le defpotifme n’a celfé de ravager. Perfua-
dés du droit qu’ont tous les hommes de travail¬
ler au bonheur de leurs femblables , nous ferme¬
rions les yeux fur l’irrégularité des ufurpations
qui n’ont dépouillés que des tirans. Il nous fe-
roit doux de penfer que les révolutions qui
boulverfent ces riches contrées en feroient écar¬
tées pour jamais ÿ peut-être nous joindrions-nous
aux politiques qui ne ceifent de folliciter la
Grande-Bretagne d’achever la conquête de l’Indof-
tan. Malheureufement nous n’ofons nous livrer à
ces délicieufes efpérances.
La compagnie d’Angleterre a eu jufqu’ici une
conduite fupérieure à celle des autres nations.
Nous en fommes convenus. Ses agens , fes fac¬
teurs font bien choifis. Les principaux font des
jeunes gens de famille formés dans fes bureaux
à Londres avec un foin extrême. Ils apportent
en Afie la fcience du commerce des mœurs 8c
l’habitude du travail. Les marchands libres qui
s’enrichiflent fous fa proteétion 8c les particuliers
qui la compofent , ont fouvent paru auffi attachés
à fes intérêts qu’aux leurs. Elle - même a vu le
plus fouvent le commerce en grand , 8c l’a pref-
que toujours fait comme une fociété de vrais
phllofopJiique & politique . , 38$
politiques autant que comme une iociete de ne—
gocians. Ses colons , fes marchands & fes mili¬
taires ont jufqu a préfent confervé plusde mœurs,
de difcipline & de vigueur que ceux des autres
nations -, mais on peut prédire qu’ils finiront par
fe corrompre.
Dans l’éloignement de fa patrie , on n’eft plus
retenu par la crainte de rougir aux yeux de fes
concitoyens. Dans un climat chaud où le corps
perd de fa vigueur , l’ame doit perdre de fa force#
Dans un pays où la nature 8c les ufages con-
duifent à la molette , on s’y laitte entraîner. Dans
des contrées où Ton eft venu pour s’enrichir , on
oublie aifement d’être jufte.
Dominateurs fans contradiûion dans un em¬
pire où ils n’étoient que négocians, il eft bien
difficile que les Anglois n’abufent pas de leur
pouvoir. Ils auront fous les yeux les defpotesde
î’Àfie : ils fe familiariferont avec des excès qui
effarouchoient d’abord l’honnêteté Angloife. La
corruption s’introduira donc dans leurs colonies ,
& elle commencera par les militaires , efpece
d’hommes qui chez toutes les nations a le moins
de mœurs. Le commun des négocians ne tardera
pas non plus à fe corrompre , les agens de la
compagnie fi bien choifis feront quelque tems
leurs cenfeurs & finiront par être leurs com¬
plices.
A cette époque qui n’eft peu -être pas bien
éloignée , les Indiens s’appercevront qu’ils ont
perdu à changer de maîtres. N’étant plus foute-
nus par ce fanatifme qui rendoit leurs fers fup-
portables , ils fendront tout le poids du joug
qu’on leur aura impofé. L’autorité étrangère dé¬
pouillé de ce preftige impofant qui femble an-
noblir la fervitude , n’aura que fes forces phyfi*
' ’ xt3 \T\c*
5 S4 Hijîoire philofoph. & politique:
ques pour les contenir. Elles feront infujfHfante^
contre leur défefpoir , contre les fecours que des
voifîns inquiets > ambitieux leur offriront fans
ceffe. Trois mille brigands plutôt perdus que
clifperfés dans un efpace de fept ou huit cens
lieues , feront aifement maffacrés , &c dans leur
tombeau feront enfevelies ces agréables chimères
qui caufent aujourd’hui une ivreffe fi univerfelle»
La compagnie Angloife fe trouvera fans poffef-
iîons ? fans revenu , fans mœurs & fans commer¬
ce , comme cela efl: arrivé aux François , ainfî
qu’on le verra dans le livre fuivant.
Fin du troifieme Livre .